Récit

A nous les jeunes femmes maghrébines, on ne pardonne rien

Thérapie de Groupe

6/11/2024

Être une femme maghrébine et de culture musulmane, c'est souvent vivre pour les autres au détriment de sa santé mentale. Dans cette lutte intérieure, Rahma questionne : comment rester fidèle à soi-même sans avoir le sentiment de trahir les siens ?

Assise à la terrasse d’un bar à Munich, je sirote une bière alors qu’une notification WhatsApp apparaît sur l’écran de mon téléphone. Papa. J’hésite, j’ouvre le message : les filles, c’est confirmé, le Ramadan commence demain inch’Allah ! Ma gorgée dévie de ma trachée. Tout ça m’était sorti de la tête. Peut-être que mon père le sait et s’évertue à me le rappeler chaque année. Un énième faux-semblant. En vacances en Allemagne, je vérifie les horaires du coucher du soleil, je fais attention aux photos que je partage, aux histoires que je raconte, car pendant un mois, je ferai semblant d’être une musulmane pratiquante aux yeux de mon père. Ma vérité est que je ne crois plus vraiment en Dieu, plus vraiment ou plus aussi fort qu’avant. C’est la police du Haram qui m’en a éloigné. Haram de boire, de fumer, de s’épiler, de coucher, d’aimer, de douter, de se tatouer, de crier. J’ai passé ma vingtaine à slalomer entre les interdits avant de décider de tout couper, de tout arrêter, ne plus y adhérer pour reposer mon esprit et mon corps de femme. Cette vérité est impossible à entendre pour mon père, lui qui est né dans une Algérie paysanne et religieuse, être musulman est inscrit dans son être, dans sa génétique, une évidence qui se transmet de génération en génération. Dès l’enfance, il s’évertue à éprouver ma foi. De mes 8 ans à mes 13 ans, je passe tous les week-ends à la mosquée, assise sur des tapis poussiéreux, à apprendre à lire le Coran et à réciter des sourates par cœur sous la menace d’un professeur austère et de son bâton en bois. Lui révéler que je ne sais plus croire, c’est le pousser à se retrancher dans son propre échec, c’est lui faire prendre le risque de goûter à l’enfer, le condamner à s’éloigner de moi. Je préfère faire semblant plutôt que de lui faire du mal en m’affirmant telle que je suis. Il me verrait comme une mécréante, une kouffâra, une gaouria.  

Mes collègues, ma famille, mes amis, mon compagnon, possèdent tous un bout de mon image mais personne ne peut reconstituer le puzzle, ni même moi.

Dans une culture maghrébine où l’on sacralise la famille et la place des femmes, j’ai été conditionnée à tout réussir et à me plier aux attentes des autres. Incarner la fille modèle, indépendante, carriériste, garante de l’héritage culturel et religieux. Face à une mère absente due à une maladie, mon père est mon seul vrai parent. Dès le plus jeune âge, j’ai endossé le rôle de mère pour ma petite sœur, et de bras droit pour mon père. Du haut de mes 12 ans, je me souviens être déjà adulte, me réveiller tôt pour m’occuper du ménage, du cartable de ma sœur, de documents administratifs que je traduisais du français à l’arabe pour mon père. Une épée de Damoclès se formait au-dessus de ma tête et me murmurait “ne déçois pas ton père”. Dans un jeu d’équilibriste, même ma transgression est parfaitement maîtrisée. À 7000 km de mes parents, je vis secrètement en concubinage avec un homme non-musulman, mais veille à ne pas franchir trop d’interdits moraux, tout en entretenant l’image idéalisée que mes parents ont de moi. Plongée dans un conflit de loyauté étriqué, je suis tiraillée entre mes devoirs envers mon père et mes propres désirs. Dans cet espace de respiration réduit, impossible de ne pas suffoquer, je me noie dans des représentations de moi-même, je ne sais plus qui je suis véritablement. Puis, qu’est-ce qu’être quelqu’un ? Mes collègues, ma famille, mes amis, mon compagnon, possèdent tous un bout de mon image mais personne ne peut reconstituer le puzzle, ni même moi. Dans ma confusion identitaire, la culpabilité s’invite dans ma psyché et s’y loge pour des années. Je passe ma vie à mentir et je mens pour conjuguer toutes mes vies, effrayée à l’idée d’être une mauvaise fille, une “ingrate”, une paria que l’on renierait, car je l’ai vite compris : à nous, les femmes, on ne pardonne rien.

Comment lutter contre le sexisme au sein de ma famille et prôner la liberté individuelle sans servir la soupe coloniale ?

Partir loin de ma famille est l’unique échappatoire. À l’aube de ma vingtaine, dans une longue période d’asphyxie, je rejette ma condition sociale, ma religion, mes origines. Tout ce dont j’ai hérité malgré moi, m’entrave, m’empêche de m’inventer telle que je veux être. En réalité, je ne sais pas quoi devenir, je balise seule mon chemin, motivée par un besoin viscéral de liberté qui me somme d’arracher mes chaînes intérieures. Née dans les années 90 dans une ville pauvre du Nord, j’ai grandi avec peu de représentations de femmes maghrébines. Dans ma famille ou dans la société, les femmes qui me ressemblent sont divisées en deux catégories sexistes et racialisantes : les traditionnelles ou les intégrées. Les dernières, rejetteraient en bloc leurs origines et leur religion pour montrer patte blanche et incarner l’idéal républicain de la femme maghrébine intégrée, “traîtresses” à leur communauté, elles afficheraient leur liberté sexuelle et économique sans tabou. Quant aux autres, elles seraient simplement soumises, traditionnelles, fermées d’esprit. Dans ce schéma borné, j’ai longtemps préféré tendre vers la première catégorie, pensant accéder à une meilleure réussite sociale et financière. Cet idéal républicain m’apporte de nouvelles perspectives pour mieux tracer ma voie, mais s’avère être un leurre et me coupe d’une part vitale de moi-même, ma famille et ma culture. 

Entourée d’amies blanches, personne ne comprend mes souffrances, “tu es majeure et indépendante, tu ne dois rien à tes parents, tu ne fais rien de mal”, me disent-elles naïvement. Aucun de leurs mots ne calme mes douleurs. Un monde nous sépare mais je suis la seule à mesurer cette distance. Je me terre dans mon silence, écoute leurs histoires d’amour et de sexualité, et ne partage rien de moi. Mes affres ont l’air si moindre aux côtés des leurs – je me bats simplement pour pouvoir douter de l’existence de Dieu, d’aimer qui je veux et de posséder mon propre corps. “Des luttes archaïques et surannées”, m’écrira sur Twitter une femme blanche d’une cinquantaine d’années lorsque je serai invitée dans une radio nationale pour parler de mon livre et de mes problématiques identitaires et féministes. À la vingtaine, une immense solitude habite mon corps. Personne à qui me confier, je traîne ma honte et mes tourments. Je redoute de consulter une psychologue et de me retrouver face à une personne blanche qui accuserait ma famille musulmane de tous les maux sans comprendre les nuances de ma situation. Je ne suis ni victime ni soumise, je veux simplement me vivre. Je mesure qu’un énième poids pèse sur mes épaules : la charge raciale. Comment lutter contre le sexisme au sein de ma famille et prôner la liberté individuelle sans servir la soupe coloniale ? Malgré moi, mon corps et ma santé mentale sont politiques.

Je veux passer au tamis ce qu’on m’a légué, négocier avec la transmission, continuer d’entretenir un lien fort avec l’Algérie, avec mes origines et ma langue, tout en prenant possession de mon corps et de ma sexualité.

En tant que femme racisée, mon état psychique n’est pas pris en considération. D’un côté, ma famille ne mesure pas la lourdeur de ses injonctions contradictoires, et par pudeur, nous ne partageons jamais nos questionnements. Leur confesser mon mal-être leur donnerait l’occasion de m’imposer des rappels religieux non-sollicités “Rapproche-toi de Dieu pour trouver tes réponses, prie davantage pour soulager ton cœur”, ai-je déjà entendu. De l’autre côté, en évoluant dans un milieu bourgeois et blanc, je ne trouve pas d’oreilles attentives ni de psychologues sensibilisés au racisme et au sexisme. Je suis seule. En 2021, poussée par une rage intérieure, je quitte Paris, emménage à Nantes, et me jette dans l’écriture de “Nous, les transgressives”, un essai autobiographique publié aux éditions Les Arènes qui raconte ma double vie et ma volonté de créer une troisième voie – loin des catégories essentialistes. Je veux passer au tamis ce qu’on m’a légué, négocier avec la transmission, continuer d’entretenir un lien fort avec l’Algérie, avec mes origines et ma langue, tout en prenant possession de mon corps et de ma sexualité. Je ne veux pas faire de concessions, voir que mon indépendance économique fait plaisir à ma famille mais que mon émancipation sentimentale et sexuelle dérange. Car, au fond, ne pas correspondre aux attentes familiales, être Transgressive, c’est s’approprier une liberté interdite aux femmes. Dans mes tourments solitaires, seule l’écriture est une véritable thérapie. Écrire m’a permis de renouer avec tous les bouts de moi-même, de ne plus avoir à choisir et de pouvoir tout incarner. À presque trente ans, beaucoup de ces tourments se sont apaisés. À Nantes, j’ai trouvé une psychologue compétente pour m’accompagner dans ma réparation. Mais, surtout, “Nous, les transgressives” a créé une communauté de femmes racisées liées par les mêmes douleurs. Depuis mon livre, j’appartiens à un groupe plus grand que moi, c’est ce sentiment solide qui me rend puissante, nous rend puissante. M’entourer d’autres femmes maghrébines, nouer des liens profondément sororaux m’a guérie. 

Le livre m’a forcé à faire mon “coming-out” à ma mère et à mes sœurs qui ont toutes été fières de la personne que je suis devenue. La seule ombre au tableau est mon père, à qui je continue de cacher tout un pan de ma vie et de ma personne. Malgré le livre et les nombreuses interviews, il ne sait ni que je vis avec un homme non-musulman, ni que je ne suis plus musulmane. Le plus douloureux n’est pas le mensonge mais le fait qu’il ne prend pas sa juste place dans ma vie. J’aimerais lui partager les beaux moments de mon existence, la joie d’être publiée, de vivre avec une personne qui me rend heureuse, d’avoir de belles amitiés. Dans les moments difficiles, je regrette de ne pas pouvoir me confier à mon père, sentir son aide et sa présence. En dépit du fossé et de l’ambivalence de notre relation, nous partageons une forte complicité et notre amour pour la culture algérienne nous consolide. Chaque année, nous voyageons ensemble à travers le pays, il continue de me transmettre ses récits d’enfance et ses rêves pour le futur. Mais si je lui révèle qui je suis, sera-t-il tout aussi présent ? À presque trente ans, je prends le risque. Dans quelques mois, mon compagnon et moi allons nous pacser. Nous organiserons une fête d’amour, de notre couple et de moi-même, pour célébrer au grand jour mes choix et la force de m’affirmer telle que je suis, sans compromis. 

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