Raconter le monde par l'intime

Par Marc Cheb Sun

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Yaya a lu cette dépêche. D’abord sans trop y croire, puis en s’autorisant à penser ça : oui, l’existence pouvait aussi apporter de bonnes nouvelles.

 

2015. Dubreka (Guinée), 17 août : Cela fait cinq jours, à la date du 10 août 2015, que le pays n’a pas notifié de nouveaux cas. Pour maintenir le cap de l’objectif zéro cas, l’OMS, à travers ses équipes de mobilisation sociale et d’engagement déployées dans les préfectures, met l’accent sur l’implication des communautés, principal gage pour atteindre l’objectif zéro cas d'Ebola.

Cinq jours ? Ce matin, Yaya a lu cette dépêche. D’abord sans trop y croire, puis en s’autorisant à penser ça : oui, l’existence pouvait aussi apporter de bonnes nouvelles. Cinq jours, cinq semaines, cinq mois. Cinq mois qu’il était arrivé ici dans la Hauptstadt, à Berlin. Yaya vivait à Mitte. Littéralement : le milieu, le centre. Car le quartier avait été, il y a longtemps, très longtemps, un lieu de vie incontournable. Bien avant que le mur n’en fasse la sinistre et première vision de l’est, quand ceux de l’ouest quittaient le métro, et son terrible checkpoint armé, pour passer douze heures — pas plus —  de ce côté de la frontière. Wilkommen in die Deutsche Demokratische Republik (DDR). Mais ça, c’était avant.

La première fois que Yaya était arrivé ici, à Berlin Mitte, loin de lui l’intuition d’un lieu chargé d’une longue et lourde histoire. Ici, ailleurs ? Peu importait. Il se sentait surtout très loin de Dubreka, au pied du Mont du Chien qui fume, là où ado il se jetait dans les cascades de Bondabon. Là où il dégustait une denrée rare qui le faisait rêver ou réfléchir, troquée au marché noir : des livres.
Aujourd’hui encore, désormais habitant de ce Berlin Mitte, tout lui signifiait cette distance, chaque instant. Les visages, et surtout la manière dont les corps bougeaient, les odeurs, ce que les gens mangeaient, leur parole, leur silence.

Yaya était arrivé en plein hiver et ça chassait le reste. Le froid éliminait toute sensation, tout regard sur les lieux, les gens, la vie. Il n’y avait que ça, le froid, rien d’autre. Un combat quotidien. Ce souffle glacé qui saisissait le corps, tout le corps, lorsque Yaya sortait de ce vieil immeuble surchauffé au charbon, pour oser affronter ce vent givré.

Son départ de Guinée fut longuement réfléchi, préparé.
Yaya n’avait pas contracté le virus. Il n’en présentait en tous cas aucun signe. La chance, le destin ou l’injustice, allez savoir. Seul rescapé parmi ses cinq sœurs emportées. Mortes. Yaya se vivait comme une espèce de miraculé, un truc bizarre, sans explication. C’est quoi être vivant quand la mort a tout brisé, tout volé, si près de vous ? Et puis, Yaya a perdu son boulot, et puis ses amis — sauf le jeune El Hadj, un garçon long et fin avec une tête d’épingle qui rappait sous le nom de Hadji comme pour exorciser son monde. Du matin au soir, le gars Hadji arpentait routes, places et ruelles, noyées sous des vagues de syllabes et de rimes qu’il déversait d’un flow nerveux jusqu’à en perdre le souffle. Jusqu’à n’en plus pouvoir.
Ses mots envahissaient l’espace. Ils frôlaient l’infini. Étrange psalmodie.

El Hadj Hadji était le seul garçon du coin à ne pas fuir Yaya. Tous les autres avaient peur. La peur, la peur, être contaminé. Panique in the air.
Lorsqu’ils apercevaient Yaya qui revenait du travail ou du marché, les voisins se barricadaient vite fait. Yaya perdit son boulot, mais il s’accrocha et voulut ouvrir une échoppe. Seulement voilà, aucun client ne se risqua à lui rendre visite.
Déserte, l’échoppe. La peur rend fou, c’est comme ça. La peur exclut, et ça rassure les gens. Du coup, Yaya se dit : « Puisque tu as échappé à la mort, va faire ta vie ailleurs. Qu’est-ce qui pourrait t’arriver de pire? »
Alors le jeune rappeur à tête d’épingle, El Hadj Hadji, l’aida à rassembler la somme nécessaire à ce long voyage, un challenge pas évident du tout. Il l’aida à tout organiser pour préparer son départ.
Et quelques mois plus tard, Yaya se retrouva ici, dans l’hiver glacé de Berlin Mitte, la Hauptstadt du Deutschland.

Un jour et un anniversaire, tout juste un an après son arrivée, Yaya lut une petite annonce dans Zitty, le célèbre magazine alternatif et culturel.
Berlin, Shöneberg. Cherche colocataire, belle chambre indépendante. Cuisine, sdb et salon partagés, loyer très modéré. Autres cultures bienvenues.
Depuis le développement de l’AFD (Alternative pour l'Allemagne), le parti d'extrême droite beaucoup tenaient à se différencier publiquement de cette sinistre tendance. Un geste certes gratuit, purement démonstratif : la troupe de nazillons ne devait pas recruter bézef parmi les lecteurs de Zitty. Mais l’intention était là et Yaya en apprécia le symbole.
Shöneberg était un coin sympa, assez charmant. Et cette proposition pourrait lui donner l’occasion d’échapper aux seules retrouvailles communautaires, étouffantes à force — aussi chaleureuses soient-elles.
Il se pointa à l’adresse indiquée lors du coup de fil, rapide mais sympathique, passé la veille à l’annonceur. Le gars lui ouvrit la porte, sourire aux lèvres. Il avait la cinquantaine, le visage d’un type qui avait dû voir défiler pas mal d’épreuves mais qui, Hamdullah, s’en était pas mal tiré.
Il l’invita à s’asseoir et lui proposa une bière. Yaya accepta, même si le goût un peu âpre du liquide jaunâtre qui coulait à flot dans les bars du coin n’était pas vraiment sa tasse de thé.
Alors le gars se présenta.
— Je m’appelle Wolfgang. Je vis à Berlin depuis que j’ai dix-neuf ans. Avant j’étais à Munich. J’ai grandi là-bas. Tu connais ?
— Non, connais pas.
— C’est pas grave, t’as rien perdu.

  *

Yaya s’installa chez Wolfgang une semaine plus tard.
Les deux hommes apprirent à se découvrir, doucement, sans forcer les choses. Des fois, ils cuisinaient ensemble, Yaya adorait les schnitzel, ces fines escalopes panées servies avec choux rouge et pommes de terre.
Depuis son arrivée à Berlin, il se délectait de romans, de nouvelles. Un lecteur convulsif. Wolfgang lui montra sa collection de vinyles qu’il aimait faire craquer sous le diamant de sa platine tout en contemplant les pochettes-légendes.
Wolfgang eut envie d’en savoir plus sur le pays de Yaya sans vouloir le cribler de questions. Il avait remarqué ça : l’évocation de ce temps-là était difficile, douloureux même. Alors il se faisait discret.
Une nuit, il chercha sur internet. Aucun mal à trouver Dubreka, le Mont du Chien qui fume et les cascades de Bondabon que Yaya évoquait avec un lumineux sourire, enfin un vrai sourire. Les photos faisaient rêver.
Mais sur l’article juste en dessous, l’info tournait carrément au cauchemar. Un nom, un mot s’étalait de témoignages en contributions scientifiques. Ebola.
Des chiffres, des faits lugubres qui lui rappelèrent le pire. Surtout quand il lut l’histoire de Mariame. La jeune femme y racontait sa maladie et concluait par ces mots : « Cette chose-là je ne la souhaiterai pas à mon pire ennemi ».

Le souvenir terrible du docteur Angermüller vint lui souffler un air glacial, là, juste au coin de son oreille et resta un bon moment à flotter dans la pièce, avant de finir par s’évaporer dans les airs.

 *

Un soir, une nuit, ils se dirent tout.
Yaya venait de rencontrer une femme qui le faisait rêver, jusqu’à chantonner dans sa tête des airs soul qui lui caressaient l’âme. Pour donner une petite chance à cette histoire, une chance à un futur, il eut besoin de dire, fallait que ça sorte de lui, de là où tout était enfoui, là, là, dans ces profondeurs inaccessibles. Wolfgang s’était reconstruit de bric et de broc, lui aussi dans le silence.
Ces morts, ces visages piqués de taches, ces corps décharnés, aveuglés. Vidés de leur substance. Ces corps sans chair.
Wolfgang, une vision lui revint, comme ça en fait, juste en racontant à Yaya. Comme si c’était hier. Son premier rendez-vous en hôpital. L’attente, l’attente, des heures. Enfin, un infirmier l’emmena dans un autre endroit dédié à une autre attente, une sorte de petit salon à l’écart du monde. Et c’est alors qu’il la vit. Une forme flottante, errante, toute perdue dans une robe de chambre pastel — un bleu si clair mêlé à une tonalité mauve pâle, d’une étrange douceur. Ni visage, ni bras, ni mains, on n’en devinait rien ; juste une fluidité qui ondulait entre les murs. Une vie en désintégration. Une âme évanouie.

Et puis il y eut le temps de la colère.

Les sifflets hurlent, stridents. Silence = mort. Lettres blanches sur rectangles noirs. Une enfilade de corps étalés à ras l’bitume. Ces corps là, ces corps effondrés sur l’asphalte glacé d’une avenue berlinoise disent qu’ils sont indélogeables. Rien ne les fera partir. Rien, non rien : l’état d’urgence, c’est eux.

Wolfgang en resta spectateur. Trop seul, trop faible, trop maigre. Déjà entre deux mondes. Un jour de décembre, juste avant son essai d’une première trithérapie, il croisa les cris et la fureur qui arpentaient l’asphalte.

Lui, il avance — titubant entre les corps invisibles à son regard. Rien ne le touche, rien ne l’effleure, rien ne l’interpelle. Absent à la douleur, à la rage, à la violence. Absent, juste absent. Sa peau est comme une huile, rien ne l’accroche, rien n’y adhère. Encore là, et déjà ailleurs.

Yaya, lui, raconta ces corps qui se vidaient, expurgeaient, expulsaient, brûlants, brûlés de fièvre. Les cadavres, leur odeur. Le calvaire de ses sœurs, la plus jeune avait douze ans. Douze ans… Absurde : rester ici, en vie, continuer sans être fauché. Avancer ? Traverser la mort comme on traverse la vie.

Et lui, il déambule. Un pas, un autre. Silhouette incandescente. Ce n’est plus un homme, c’est un spectre.

Comme on ne pouvait pas tout dire et surtout tout entendre — personne ne pouvait ça — Wolfgang et Yaya prirent un cahier pour écrire les choses d’hier. Ils lui donnèrent un nom. Épidémiques.
Un récit sombre, journal des survivants.

A leurs mots, à leurs histoires, ils en ajoutèrent d’autres qu’ils récoltèrent dans les bibliothèques du malheur, les récits des malheurs et des combats.

Yaya ouvrit une page, au hasard.

On se lave les mains, on fait prendre sa température. Tel est le prix du passage. Je dépasse toutes les affiches : des dessins de malades en train d’agoniser. Je retrouve mes amis en classe. Des salutations platoniques, plus d’embrassades affectueuses. Ebola rôde. Facinet Kabele Camara, Un compagnon indésirable

Un autre livre, une autre page.

Tous ses amis sont terrifiés, dit Mr Michaels. Ils sont terrifiés à l’idée qu’il la leur a passée et que maintenant ils vont avoir la polio aussi. Leurs parents sont dans tous leurs états. Personne ne sait quoi faire. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qu’on aurait dû faire ? Phillip Roth, Némésis

Wolfgang observait la nuit par la fenêtre du salon. Yaya continua sa lecture.

Le soleil était éclatant. La moindre eau sale se mit à fumer. Les journées étaient torrides, les nuits froides. Il y eut un cas de choléra foudroyant. Le malade fut emporté en moins de deux heures. [...] Les convulsions, l’agonie, devancées par une cyanose et un froid de la chair épouvantable firent le vide autour de lui. Même ceux qui lui portaient secours reculaient. Jean Giono, Le Hussard sur le toit

Yaya s’allongea sur le sol et déclama presque en silence. Un chuchotement.

Sans mémoire et sans espoir, ils s’installaient dans le présent. A la vérité, tout leur devenait présent. Il faut bien le dire, la peste avait enlevé à tous le pouvoir de l’amour et même de l’amitié. Car l’amour demande un peu d’avenir, et il n’y avait plus pour nous que des instants.  Albert Camus, La Peste

Et puis ils sortirent regarder la vie enneigée sous cet hiver si long, comme elle l’était avant. Presque légère. Presque insouciante. La vie. 

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Marc Cheb Sun
Plus de publications

Marc Cheb Sun est autodidacte. Fondateur du média Dailleursetdici.news, créateur de performances théâtrales, il vit à Paris où il anime des ateliers d’écriture avec des jeunes. Il publie son premier roman "Et je veux le monde" aux éditions JC Lattès en mars 2020.

Crédit photo : homardpayette

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