Raconter le monde par l'intime

Par Marc Cheb Sun

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1987. Wolfgang est né à Munich dans une famille bourgeoise, sans histoires, Il part s’installer à Berlin à la recherche du frisson. Il le trouvera à ses dépens.

Les sifflets hurlent, stridents. Silence = mort. Lettres blanches sur rectangles noirs. Une enfilade de corps étalés à ras l’bitume d’un mois de décembre. Ces corps, ces corps effondrés sur l’asphalte glacé d’une avenue berlinoise disent qu’ils sont indélogeables. Rien ne les fera partir. Rien, non rien : l’état d’urgence, c’est eux.
Sifflets encore. Aucun tympan ne peut ignorer ça, personne, personne ne peut passer son chemin, personne ne peut continuer sa vie quand il a croisé ça — comme il faisait avant, comme si de rien n’était. Les sifflets hantent, des voix surgissent de l’au-delà. Elles sont présentes, terriblement présentes. Les sifflets hantent. L’espace, tout l’espace est à eux. Ils imposent ça : ne pouvoir détourner l’oreille.
Ou le regard.
Une fille brune bardée de triangles blancs hurle aussi fort qu’elle le peut dans un drôle d’instrument à vent surgi des temps préhistoriques. Une cornemuse en fait, et son souffle déchire l’instrument. Son regard est terrible. Il crie vengeance. La sirène annonce le pire, une ère d’effroi ; elle glace le sang. Le son s’envole par dessus l’alignement des corps, il flotte dans l’air. Terrible lui aussi. C’est une fin d’un monde qu’on raconte là. Une apocalypse. Une colère radicale, tout autant qu’une terreur.  

Et pourtant, lui.
Lui, il avance, titubant entre les corps invisibles à son regard. Rien ne le touche, rien ne l’effleure, ne l’interpelle. Malades expulsés= malades assassinés.
Lui se faufile. Absent, absent à la douleur, la rage, à la violence. Absent, juste absent. Les cris, les poings dressés, les sifflets glissent sur sa peau. Sa peau est comme une huile, rien ne l’accroche, rien n’y adhère.
Il erre sur le pavé entre ces enveloppes humaines aimantées à l’asphalte. Ni cadavres, ni vivants.
Lui, il déambule. Un pas, un autre. Silhouette incandescente.
Encore là et déjà ailleurs. Ce n’est plus un homme, c’est un spectre.

*

1987. Wolfgang est né à Munich, München. C’est là qu’il a grandi. Dans une famille bourgeoise, sans histoires, sans passion, une famille.
Papa industriel, Mama au foyer, une Schwester (soeur) dépressive, un Bruder  (frère) bête comme ses pieds — et le gars chaussait du 46 !
Première poussée de boutons au son du Beau Danube bleu, première crise d’allergie un lendemain de baptême Fête de la bière.
C’est là, dans cette ville assommante où les jeunes gens enfilaient leur chemise Versace et leur jean Hugo Boss pour boire un coup au pub du coin en se gargarisant de diverses inepties, c’est là que Wolfgang enfant, puis Wolfgang ado, se demandait, désespéré, si la terre entière respirait un ennui aussi crasse, une banalité aussi plombante que l’atmosphère distillée par la capitale bavaroise.
Cette question hanta son cerveau jusqu’à son premier voyage, l’année de ses dix-sept ans. Modeste, le gars osa l’aventure jusqu’en Ardèche avant de tenter le grand saut, l’été suivant, via la Thaïlande. Chaque jour sur la route pour rejoindre son domicile — une petite maison cosy qui respirait l’ennui et la connerie des nains de jardin exposés sur la pelouse du pavillon —  Wolfgang traversait une bonne partie de cette riche cité. Riche, oui, propre bien sûr, d’une brillance sans éclat, javellisée. Ici, même les camionnettes qui servaient leur Curry Wurst aux piétons en balade semblaient sortir d’une chambre froide désinfectée.
C’est là aussi, à Munich München, que Wolfgang écoutait Kraftwerk, enfermé dans sa chambre dès qu’il rentrait du lycée. Là qu’il se laissait un peu aller au son de la Radio Activity, tout enveloppé de sa froideur intemporelle… Ces voix trafiquées par des filtres divers, des trucs électroniques qui l’éloignaient de l’humain.

Radioactivity

Is in the air for you and me
Radioactivity
Discovered by Madame Curie
Radioaktivität Fur dich und mich in All entsteht

Autant le dire : lorsque, hautain, renfrogné et solitaire, Wolfgang affichait un slogan No Future sur son T-Shirt lacéré, la phrase n’avait rien d’un effet de style, ni même d’une tendance mode. Les mots sortaient du fin fond de ses tripes, là où son amertume nourrie d’une rancune sans fin se développait à vitesse grand V. Cette ville, ce monde, n’étaient définitivement pas faits pour lui. Alors…

*

Alors un jour… Précisément le jour de ses dix-neuf ans, Wolfgang prit son sac à dos, un grand sac qui lui servait à vadrouiller sur les routes du monde, des gorges de l’Ardèche aux plages de Thaïlande.
Lorsque sa mère lui demanda : « Pourquoi ? », Wolfgang sortit la première idée qui lui passa par la tête : « Je veux pas faire l’armée. Quand on s’installe à Berlin, on est exempté. » Véridique. Il avait lu l’info dans un magazine jauni. Un journal qui traînait dans la salle d’attente d’un dentiste pas très doué — bien sûr, le gars rêvait d’être violoncelliste.

Berlin. Cette ville damnée, surnommée à Munich la poubelle de l’Allemagne, avait surtout besoin de repeupler ses grandes artères quasi désertes, ambiance un peu fantôme. D’où cette offre attractive proposée aux jeunots désirant échapper au destin peu enviable d’une vie de bidasse. Une alternative à tous ceux qui n’avaient pas envie de chanter :

You’re in the army now
Oh oh oh you’re in the army…
Now !

Berlin. Une immense étendue « aménagée » pour survivre à l’ombre du mur qui scindait la ville en deux. Sans compter les quartiers français, anglais, américain où l’on ne pénétrait qu’en affichant passeport et nationalité requise.
Un lac, des parcs, une forêt fréquentable à vos risques et périls : la probabilité de vous cogner bien fort contre LE mur en conclusion d’une balade bucolique avec pic-nic et tout le tralala n’était pas négligeable.
De l’autre côté, l’ombre de l’est, la ville grise. Interdite.  

Sur la Kudamm, grande avenue bordée de quelques cinémas et de boutiques de mode un peu niaises, le grand magasin mythique KaDeWe donnait le ton rien qu’à son enseigne : Kaufhaus des Westens, Grand Magasin de l’Ouest.
Sa mission était claire.
Là, on aimait se la jouer comme de si rien n’était. Sur quelques mètres au moins… Car Berlin restait une ville fantôme.

Un néon au clignotement incertain… Silhouettes décomposées errant d’un bar à l’autre dans l’opacité de cette nuit berlinoise. L’opacité oui, car l’éclairage des rues, des avenues, des artères ne devait pas peser grand-chose dans le budget municipal.
Guitares saturées, mouvement des corps dans les pénombres électrifiées. Rires voilés, masqués dans le no man’s land de la Potsdamer platz hantée par son lugubre passé, cernée des symboles de l’ex-Gestapo. Loin des douceurs aseptisées du lac Wansee, impossible de résister : il n’y avait qu’à suivre l’appel de ce tempo insomniaque.

*

Désormais, à l’ouest de la ville, de ce côté du mur, Wolfgang bossait dans une boutique de disques. Un drôle d’endroit bizarre bizarre envahi de sculptures fluorescentes, un lieu d’où s’échappait une fureur brute, non négociable : l’opéra punk de Nina Hagen, les marteaux piqueurs de Blixa Bargeld, le sombre blues de Nick Cave.

Installé dans un squat plutôt clean et ordonné — y vivaient des jeunes gens de bonne famille, très polis sous leur crête iroquois — Wolfgang s’amusait les nuits de pleine lune, et les autres aussi, dans le lit de garçons ou de filles, selon l’humeur, selon l’instant, et il kiffait.

Le jour de ses vingt ans, il passa un coup de fil à Nihat, un beau brun — sans prévenir des éclairs surgissaient de ses prunelles. Il lui proposa quelques galipettes sexy avec shrudel et feux de Bengale, histoire de fêter son anniversaire.
Le jeune Turc habitait dans le quartier turc, banal, à deux rues du squat de Wolfgang. Mais c’est sa sœur qui répondit à son appel, et d’une voix plutôt flippée.
« Nihat est malade. On ne peut plus le voir. »
L’intonation était fermée, définitive. Sans appel.
Pourtant la sœur aimait bien Wolfgang. D’ordinaire, il la faisait rire, sourire ou même frissonner. Surtout quand il lui chantonnait à l’oreille :

In Berlin, by the wall
It was very nice
Candlelight and Dubonnet on ice /
We were in a small cafe
You could hear the guitars play
It was very nice
Oh honey, it was paradise.  

Ce jour-là, pas de rire, pas de sourire. Un frisson peut-être, mais pas du genre à lui donner envie de poursuivre.

Pourtant une heure plus tard, Wolfgang décida d’en savoir plus. Il traversa la Potsdamer Platz puis l’exotique Oranian Strasse avant de s’engouffrer dans la ruelle qui menait tout droit à l’immeuble où Nihat et sa famille habitaient.

Il y a des rues qui puent la mort. Assurément, celle-là en faisait partie.

*

Deux semaines. Le temps de se décider à faire le test. Ou pas.
Y penser, penser encore, seul surtout : pas une fois l’idée de partager cette « chose » avec quelqu’un ne lui effleura l’esprit. Seul, oui.
Et puis, le passage à l’acte. Rendez-vous, choisir un jour : quel jour, quelle heure ?
Prise de sang. Enfin le dernier round : l’attente du résultat.

La nuit d’avant le test, car désormais il y aurait une nuit « avant », il rêva de Nihat, et de sa sœur aussi, titubants l’un et l’autre dans un bar sombre et désert, lumière jaunâtre, au son déformé du Berlin de Lou Reed. Perdu dans un écho. Nihat évitait son regard, essayant comme il pouvait de cacher son visage d’une main tremblante. Berlin disparut de la BO du dream et la voix de Nihat, froide, distante, chantonna :

It’s so cold in Alaska
So cold in Alaska
It’s so cold… 

Deux semaines. Deux semaines à se tordre les boyaux dans tous les sens. À tourner en rond comme un tigre en cage ou comme n’importe quelle espèce animale prise au piège de la folie des hommes.
Jusqu’à ce jour, la vie, c’était l’insouciance, une insouciance qui flirtait avec une certaine dose de morbidité, une insouciance quand même. Celle que l’on reconnaît le jour où elle se fait la malle. Avant ? On ne la sentait pas, on n’y pensait pas. Elle était là, légère, et c’était tout. Et c’est déjà beaucoup.
Deux semaines !
Le jour J, jour attendu et redouté, le réveil sonna à huit heures trente, et autant dire qu’ici ce n’était pas une habitude.
Depuis la chambre juste à côté, un punk à crête rose sursauta sur son matelas pourri en s’exclamant : « C’est quoi ce truc ? »
À peine tenta-t-il de tirer le rideau que le jour s'engouffra. Wolfgang le referma d’un coup. La lumière n’était pas la bienvenue.
Dans la cuisine déserte de cette maison endormie, il avala un bol de café sans sucre ni lait, sans tartines, sans rien.
Puis il resta un bon moment cloué dans la salle de bains, brosse à dent dans la main gauche, dentifrice dans la main droite. Regard perdu au fond du lavabo.
Le robinet n’arrêtait pas de couler sans que l’eau gaspillée ne choque sa conscience verte pourtant bien aiguisée aux gestes du quotidien.

Une heure plus tard, il prit le ticket avec un numéro inscrit — rien d’autre —  pour se rendre au cabinet du médecin. Il traversa la ville depuis Kreuzberg jusqu’au U Bahn Adenauer Platz, un endroit qu’il n’avait pas l’habitude de fréquenter, hors de sa réalité. Au coin d’une rue, il croisa son image dans une vitrine. Il ne se reconnut pas, une allure de somnambule.

Arrivé dans la bonne rue, au bon numéro, il vérifia la plaque en bas de l’immeuble et se dit seulement : « C’est bien ici ». Il sonna donc au bon interphone. On lui demanda son numéro, un sésame dont il se serait bien passé mais qui fonctionna : la porte d’entrée s’ouvrit sans attendre. Il traversa une première cour, puis une autre. Le cabinet médical se trouvait en rez- de-chaussée au fond de la deuxième courette. Un peu caché, un peu ailleurs.

Il attendit dans une salle d’attente, logique, le cabinet collectif était spécialisé dans la réponse à sa question, son résultat. Sur la table des prospectus d’information, tous flippants. Au mur quelques affiches pour décliner le message. Chacun les observait du coin de l’œil, en biais, jamais directement : Kein problem, je n’aurai pas besoin de ça. Ils étaient une dizaine, là, tous attendant sur leur chaise : sept hommes, trois femmes. Chacun, chacune, son petit bout de papier à la main avec son numéro. Seuls ou accompagnés, les yeux paumés dans le vide ou fixés, aimantés vers le sol. Comme un air de roulette russe qui ne disait pas son nom.

Une porte s’ouvrit, on appela son numéro. Le docteur Angermüller, une femme rousse, la cinquantaine, le fit entrer. Elle portait un chemisier fleuri à grand renfort de pâquerettes et de myosotis, un imprimé plutôt déconnecté du contexte. Le docteur Angermüller lui proposa de s’asseoir, prit son ticket et retira une simple feuille d’une enveloppe qui portait le même numéro. Alors elle lut. Elle n’eut besoin que de quelques secondes pour relever la tête et lui asséner une phrase, une seule, quelques mots ad vita eternam tatoués sur sa cervelle : « C’est un résultat qu’on ne souhaiterait pas à son pire ennemi ». Wolfgang se leva d’un coup, se retourna pour éviter le regard du médecin. Faire quelques secondes comme si le docteur Angermüller n’existait pas, non, nein, comme si le docteur Angermüller n’avait jamais existé.

L’air, de l’air, de l’air. Il se précipita vers la fenêtre qu’il tenta en vain d’ouvrir, encore et encore. Cette putain de fenêtre lui résista un sacré bout de temps. Bloquée. Mais c’était sans compter avec cette incroyable force, un truc venu d’ailleurs que Wolfgang découvrit à cet étrange instant dans l’énergie de ses bras. Une force inconnue. La chose, la fenêtre, finit par lui céder pour enfin s’ouvrir sur une cour intérieure. Alors le temps prit une autre couleur, une autre dimension. Un autre espace. En fait, le temps s’arrêta.

Face à lui, une femme secouait un petit tapis de prière de couleur ocre par une autre fenêtre, celle de la cage d’escalier, histoire de l’aérer. Un foulard fuchsia recouvrait ses cheveux. Elle croisa son regard, lui adressa un sourire timide, interloqué. Hagard, Wolfgang observa cette image incongrue, comme ça, sans se retourner, sans la quitter des yeux.

Un tapis de prière. Après tout, pourquoi pas ? Désormais tout serait bon à prendre.  

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Marc Cheb Sun
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Marc Cheb Sun est autodidacte. Fondateur du média Dailleursetdici.news, créateur de performances théâtrales, il vit à Paris où il anime des ateliers d’écriture avec des jeunes. Il publie son premier roman "Et je veux le monde" aux éditions JC Lattès en mars 2020.

Crédit photo : homardpayette

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