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Au Sénégal, le secteur informel à l’épreuve du Covid-19

Por Moussa Diop

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À Dakar, à l'heure de la pandémie, le statut déjà précaire des travailleurs du secteur informel est mis à rude épreuve.

Le calme plat. La scène est inhabituelle au marché Fith-Mith à Guédiawaye. Une ville créée il y a un peu plus de cinquante ans pour être le dortoir des travailleurs pauvres qui débarquaient de la campagne et de recasement pour ceux habitant les bidonvilles insalubres de Dakar. L’impossibilité de la capitale sénégalaise de s’agrandir ailleurs qu’au nord et au sud de la ville (c’est une presqu’île) ainsi que la conurbation en ont fait une banlieue populaire, près de 350 000 âmes y vivent. Ici, les théoriciens mal éclairés sur le règne de la femme féconde africaine sur-peuplant la planète auraient poussé des cris d’Orfraie. Mais en ces temps de psychose de Covid-19 et de Ramadan, pour voir le côté populaire de Guédiawaye, il faudra repasser. Les rares personnes rencontrées dans la rue ont la moitié du visage couverte par un masque. Souvent de fabrication locale, ils sont parfois en wax avec des couleurs chatoyantes. Seules les voitures défilent au goutte-à-goutte en dandinant façon démarche de Top model entre les nids-de-poule sur le bitume de cette route à deux voies. Quand je caresse du regard les contours limitrophes du marché, il se transforme presque en désert. Il est fermé, ce dimanche. Depuis les nouvelles mesures prises par l’État du Sénégal, le 12 mai, les marchés sont fermés un jour sur sept pour désinfection et nettoyage. 

Pourtant, quelques mètres plus loin, Aïda Fall, 47 ans, mère d’une fratrie de « cinq bouts de bois de dieu », comme elle appelle ses enfants, propose une variété appréciée de légumes (laitue, carottes, choux, navets, tomates, concombres). L’étal est fait d’une petite table brinquebalante. Bien assise sur un banc, la jeune dame fait largement plus que le nombre d’hivernages qu’elle a au compteur. La vie n’a pas toujours été un cadeau.  Son coude gauche s’appuie sur l’étal de la table qui lui sert de vitrine de vente. Éventail à la main droite, elle chasse régulièrement les mouches qui viennent se poser sur l’une des piles de salade qu’elle expose. Comme pour la narguer, les petites bestioles vont ensuite se poser sur les tomates, puis sur les concombres. Lasse de cet « attrape-moi si tu peux », elle abdique et pose son « arme ». Les soucis sont ailleurs. Quand je l’interroge sur le désespoir qui se lit sur son visage. Elle use de rhétorique. « Que pouvons-nous dire ou faire ? s’insurge-t-elle, avec finesse, d’abord. Cette calamité (Covid-19, Ndlr) est venue nous priver de nos revenus. Le petit commerce sénégalais est en train de mourir. Les clients préfèrent aller dans les supermarchés parce qu’ils disent que c’est plus hygiénique, là-bas... » Un tchiiip étiré à se faire une élongation des muscles buccaux en dit long sur ses émotions. Il faut dire que sa frustration est grande.  Loin de son village natal à l’intérieur du pays, elle n’a eu d’autres choix que l’exode rural pour venir vivre et chercher fortune à Guédiawaye. Et l’apparition du Covid-19 au Sénégal a été l’amorce d’une descente aux enfers. Comme dans l’opéra éponyme de Verdi, Aïda éprouve du désespoir. Même si une certaine retenue l’empêche de dévoiler son manque à gagner exact, elle concède juste que son « chiffre d’affaires journalier est divisé par cinq, dans les bons jours ». 

Rombière malgré elle

À quelques centaines de mètres de là, je me retrouve à la célèbre station de bus dénommé PAI. Parti Africain de l’Indépendance. Il y a encore trois décennies, c’était un haut lieu de combats politiques car il y avait l’emplacement du siège historique de ce parti dont le leader Majmouth Diop, décédé en janvier 2007, fut l’une des figures marquantes de l’ultra gauche sénégalaise. L’opposant radical à Léopold Sédar Senghor et compagnon de lutte — selon les intérêts — du Français Georges Marchais n’aurait pas reconnu la place. Il ne reste plus grand-chose du cadre qui recevait les leaders africains pour l’indépendance puis pour le panafricanisme. Le siège du PAI a laissé place à une boulangerie, une pharmacie et une route en construction depuis deux ans. Mais Majmouth Diop n’est pas le seul historique du coin. Il est désormais concurrencé par Fary Sall. La cinquantaine, corpulence forte, Ndokette (robe large, en wolof) bariolée, et masque blanc barrant la moitié d’un visage presque poupon. Une rombière avec moins d’artifices. « J’occupe cette place depuis quasiment vingt ans », confie-t-elle. Fary propose des fruits sur une grande table dont la surface n’est pas assez recouverte par une ombrelle dont la décoloration dit les stigmates de la densité du soleil. Fary regarde passer les personnes qui ne s’arrêtent pas sur son petit commerce comme on regarde les voitures passées depuis un pont d’autoroute. Elle a désormais le temps de s’arrêter sur les visages assoiffés par les rigueurs du Ramadan. Les passants rivalisent d’ingéniosité pour y faire face. Certains ont des casquettes, d’autres des châles à la mission « oxymorique ». Ouais, on peut se protéger de la chaleur en se couvrant. Mais ce temps précieux, Fary en a fait bon usage en s’organisant un petit coin, bien à elle. À l’aide d’une petite tente, elle est l’abri. Sous ce cagnard insupportable, une jeune fille partage ce havre de répit. « C’est ma fille », dira-t-elle, plus tard. Non loin, un cheval est attaché. Débarrassé de son mors, il déambule aussi loin que lui permet la corde attachée à son pied. Il joue même avec deux moutons. Pour celle qui est venue de la campagne, ce spectacle la ravit. Elle sourit, ou du moins ce que j’en déduis de ce regard rayonnant, sous son masque blanc. Fary vit des moments compliqués depuis l’arrivée du Covid-19 au Sénégal. « On rend grâce à Dieu. Nous subissons les conséquences de cette maladie. Les gens fuient, ou font attention. Mais c’est la volonté de Dieu. On prie pour que cela prenne fin le plus rapidement possible. Comme on dit : l’homme propose et Dieu dispose, alors nous ne pouvons que prier. Mais avant tout, il faut se prémunir : porter un masque, se laver régulièrement les mains avec du savon ou du gel hydro alcoolique. Ensuite, nous n’avons que la prière, l’attente et l’espoir que tout redevienne comme avant », explique la quinquagénaire, tout d’un coup dépouillée d’artifices. Elle n’a plus que la foi en bandoulière mais aussi un geste mécanique, voire inconsciente, de repasser ses mains sur certains plis de sa robe blanche, qui a perdu de son éclat. 

 « Avant l’arrivée de la maladie, je restais ici jusqu’à des heures tardives de la nuit. Il y a même des jeunes hommes qui venaient s’assoir dans mon espace pour me tenir compagnie, pour boire du café, discuter et refaire le monde. Pourtant, ils n’habitent pas dans le coin. Nous étions liés par les épreuves de la vie, et donc nous nous soutenons mutuellement. Il nous arrivait de dîner ensemble sur place et même de rentrer après minuit. Mais maintenant, c’est impossible. Je remballe mes affaires, juste avant 20 heures pour respecter le couvre-feu. J’habite juste à côté. », assure-t-elle tout en désignant une petite ruelle non loin. Désormais, les horaires du couvre-feu sont de 21 heures à 5 heures du matin alors qu’ils étaient de 20 heures à 6 heures du matin (du 24 mars au 12 mai). Mais la donne n’a pas véritablement changé pour Fary. 

Au même moment, un client se manifeste. Vêtu d’une djellaba avec des rayures noires et blanches, d’un masque et d’un petit bonnet, il demande à acheter des poires. Mais Fary n’en a pas. L’homme s’éloigne quelques instants, puis revient demander d’autres fruits. Fary somme à sa fille de s’en occuper le temps de finir avec moi. Le client choisit minutieusement des mangues, bananes et pommes. La jeune fille récupère quelques sacs jaunes en plastique pour y mettre les fruits du monsieur. Ce dernier repart après des remerciements. Fary encaisse l’argent avec joie. Elle soulève un pan de sa robe, se saisit d’une sacoche attachée autour de ses reins par-dessus le pagne intérieur qui couvre son intimité, l’ouvre et y glisse l’argent. Une habitude chez les vendeuses de l’informel. C’est une cachette intérieure qui prémunie contre les agressions et les vols dans la rue. Une fois que l’argent y est bien rangée, Fary se réjouit de mettre quelques francs Cfa dans sa besace. « Ma clientèle a vraiment baissé. Les plus fidèles ne viennent quasiment plus », peste-t-elle. Même en étant dans l’informel, elle sent la baisse de ses revenus, sans pour autant donner un chiffre exact.

La malédiction du marchand errant

Je prends congé de Fary et de sa fille. Quelques ruelles plus tard, le klaxon d’un tricycle transformé en vente mobile de glace pour enfants, le bruit du cocher d’une charrette qui passe à vive allure, je débouche sur un parvis. Un homme déambule de manière incompréhensible. Il s’arrête au pied d’un mur, s’y adosse puis s’assoie sur le banc accolé. Je suis devant l’entrée principale du CEM Ndiarka Diagne, l’un des collèges de Guédiawaye. Un sac à dos posé à côté de lui. Il a une casquette sur les genoux, un masque sur le visage. « Je m’appelle Malèye, et je suis ambulant. » « Ambulant » est le diminutif de vendeur ambulant, voire de vendeur à la sauvette. Au Sénégal, cette catégorie de commerçants fait partie intégrante du paysage. Maison après maison, ils proposent des produits de toute sorte qu’ils portent dans des sacs à dos ou des valises à roulette. « Je vends tout ce qui peut être utile dans une maison. C’est selon le stock dont je dispose », précise-t-il. Ils frappent à toutes les portes. Tchatcheurs chevronnés, certains n’ont rien à envier aux traders de Wall Street.

Mais en cette période de coronavirus, la donne a bien changé. Les portes des maisons et des appartements ne s’ouvrent presque plus. Les familles sont devenues très méfiantes. La maladie a créé une psychose. Tout le monde se protège comme il peut. 

« Cela fait des heures que je marche comme un automate. Il fallait que je me repose un peu avant de prendre le chemin du retour. Il faut bien rentrer, vu que personne n’achète ma marchandise. Pourquoi se fatiguer à suer sous le soleil en plein ramadan alors que personne n’achète ? », répète-t-il, comme pour s’en convaincre. La résignation coule en lui comme la sueur qui perle sur son front dégarni par une calvitie précoce. « Je n’en veux à personne. Chacun cherche à se protéger par tous les moyens. Mais heureusement pour moi, j’ai quelques clients fidèles qui m’appellent encore. Sans eux, je resterais sans doute chez moi à attendre que tout cela soit derrière nous. » Après ces mots, il se relève, et se dépoussière le derrière du pantalon taché par la chaux du banc en ciment. Ensuite, il remet difficilement son lourd sac sur le dos et marche en se dodelinant comme un navire en pleine houle trimballé par des vents forts.

Aux environs de 18 heures, le soleil perd de son ardeur. Malgré quelques derniers rayons, la fraîcheur prend progressivement le dessus. Guédiawaye est une ville dépourvue d’infrastructures adéquates mais c’est une ville côtière qui se targue d’avoir une brise marine rendant la chaleur moins forte dès la fin de l’après-midi. Guédiawaye veut dire « la mer chante », en wolof. Et le début de cette pause fraîcheur, c’est l’heure pour les vendeuses de couscous de sortir. Elles ont souvent une calebasse remplie de couscous, et quelques sachets du même produit. Certaines trouvent une place attitrée. D’autres, à cause du couvre-feu, ont décidé d’arpenter les rues et de frapper directement aux portes, en espérant trouver preneur. Astou en fait partie. Silhouette frêle, visage avenant malgré une dureté enfouie. La jeune ado allie étude et travail. Croisée dans une rue du quartier Fadia, aux confins de Guédiawaye, Astou porte sur sa tête une petite calebasse remplie de couscous sénégalais. Elle a le pas hâtif, le rythme soutenu et une forme de pression constante. Lui soutirer quelques mots est aussi difficile que d’interviewer Usain Bolt juste après un 100 mètres record. « Ma mère me demande toujours de rester à la même place, lâche-t-elle pour expliquer ses déplacements. Mais je lui ai dit qu’avec le couvre-feu et le ramadan, je risquais de ne pas avoir de clients. Quand les gens ne sortent pas, il faut aller chez eux. » La détermination se lit clairement sur son visage. Je décide d’être persévérant quand elle trace son chemin.

Braver le danger pour aller proposer ses produits, c’est une manière d’être utile ? « Ma mère prépare le couscous. Je m’occupe de la vente pour l’aider. Elle commence à prendre de l’âge. Elle s’est toujours occupée de tout. Je dois maintenant la soulager. Je peux vendre jusqu’à 1500 francs Cfa de couscous. C’est peu, certes, mais on s’accroche à ça en attendant des lendemains meilleurs », dit la jeune fille dont le père est décédé quand elle était plus jeune. Entre deux demandes de clients, elle poursuit son chemin. Toujours pressée, le pas déterminé. 

La coiffure des fantômes

Dans la rue sénégalaise, les premiers effets du Covid-19 sont la foison de tignasse épaisse. Dans un pays où les hommes sont souvent rasés de près, la peur du virus s’est transformée en peur du coiffeur. Les contacts et la proximité qu’il y a dans les salons de coiffure constituent des risques potentiels.

Mouhamed ne le sait que trop bien. En temps normal, son salon de coiffure grouille de monde. Bouille de trentenaire encore boutonneux, le jeune homme vient de la Guinée, pays voisin. Il s’est spécialisé dans la coiffure, comme beaucoup de ses compatriotes immigrés au Sénégal. « On ne voit quasiment presque plus personne depuis le début de la crise sanitaire. D’ailleurs, avec votre tignasse, quand vous êtes entré, j’ai cru que vous veniez pour vous coiffer (rires). Mais je ne me plains pas. Heureusement que j’ai la chance de vendre des accessoires de téléphone, du crédit pour téléphone, et que je fais aussi des transferts d’argent. C’est ce qui me permet de rester un peu à flot. »

Cette hybridité n’est pas donnée à tout le monde. Au quartier Darou Salam (lieu de paix, en « wolofisation » de l’arabe), Ousmane est lui aussi coiffeur. Mais uniquement. Il ne tire ses revenus que de cette activité. La peur du coiffeur ne l’arrange pas trop. Il essaie de rassurer la clientèle. « J’ai un gant, un gel hydro alcoolique, et un masque (il les désigne du doigt). Je désinfecte fréquemment les tondeuses à cheveux. Je prends toutes les précautions mais rien n’y fait. Les gens attendent peut-être qu’on vienne les coiffer directement chez eux, allez savoir. » Lui ne cache pas ses difficultés. Il pouvait avoir jusqu’à 20 000 francs Cfa par jour de recette. Il en a perdu plus les 4/5.

Le Covid-19 mène donc une danse endiablée, sans qu’on ne sache quand s’arrêtera ce sabar infernal. Le secteur informel lui, essaie de s’adapter, et de suivre le rythme. Malgré le danger de contracter la maladie, les petites mains de l’informel ne peuvent abandonner le terrain. Le télétravail devenu tendance dans un pays où il y a plus de téléphone portables que d’habitants, elles ne connaissent pas. Entre mourir du virus ou de faim, elles ont choisi.

 

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Moussa Diop
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Diplômé de l'Institut français de presse à Paris 2 Panthéon-Assas, Moussa DIOP a été, pendant une dizaine d'années, correspondant du quotidien sénégalais Le Soleil à Paris. Ancien du Monde et de RFI, il est également diplômé en Histoire et spécialisé sur l'Image de l'Afrique dans les manuels scolaires en France.

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