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|| La révolution et après ? S4

#balancetonbar : après l’onde de choc, le silence

Por Maud Le Rest

En octobre dernier apparaissait la page Instagram @balance_ton_bar, qui dénonce les attaques au GHB dans les bars et boîtes de nuit de Bruxelles. Sur Twitter et Instagram, les commentaires de victimes belges et françaises, presque toutes des femmes, ont immédiatement afflué. L’omerta était brisée. Pourtant, quelques mois plus tard, rien ne semble avoir changé. Pour les victimes, la révolution se fait attendre.

*Les prénoms suivis d’un astérisque ont été modifiés.

« Ce que je ressens, c'est même plus de la colère. Pourtant, je suis hyper féministe. Mais le niveau de culpabilisation est énorme. Avant, je voulais me battre contre ça. Mais là, ça a été trop traumatisant. Ça m’a totalement détruite. »

Myriam*, la vingtaine, vit à Paris depuis quelques années. La veille de sa rentrée en L3, elle a été droguée à son insu, probablement au GHB, dans un bar du XVIIIe arrondissement de la capitale, puis violée, comme en attestent les images des caméras de surveillance du lieu. « Je devais sortir avec une amie. Sauf qu’elle a attendu le dernier moment pour me dire qu’elle ne viendrait pas. Moi, je sors souvent toute seule, donc je me suis dit que ce n'était pas grave. J’ai pris un cocktail. Après, j'ai pas trop de souvenirs. »

L’étudiante se réveille le lendemain, dans son lit. Elle ne sait pas comment elle est rentrée chez elle. La seule chose dont elle se souvienne, c’est que des clients lui ont payé quelques verres, que certains d’entre eux se sont mal comportés, et qu’elle était très énervée. « En même temps, je n’avais pas de gueule de bois. Ce qui n’a pas de sens d'ailleurs, parce que j'en ai très facilement. J’avais juste un mal de tête et des vertiges. » En analysant la situation à froid, Myriam comprend qu’elle était dans le déni : deux ans auparavant, elle avait été droguée au GHB lors d’une soirée, et les symptômes étaient les mêmes.

La « drogue du violeur »

Le GHB, ou « drogue du violeur », est une molécule de synthèse normalement administrée comme tranquillisant. Dans les cas de soumission chimique, c’est la drogue majoritairement utilisée car elle provoque des trous noirs de plusieurs heures. Et elle est difficile à déceler, puisque ses traces dans l’organisme disparaissent en quelques heures. Au-delà, il faut faire un test capillaire, uniquement réalisable dans le cadre d’une enquête judiciaire. En 2019, l’Agence nationale du médicament a décompté 574 cas de soumission chimique, soit une augmentation de 16,7 % par rapport à l’année précédente.

À ce moment-là, Myriam est dans le brouillard. Elle voit alors s’afficher sur son téléphone un numéro masqué. Elle décroche. C’est un vigile du bar où elle a passé la soirée. « C'est difficile ce que je vais vous dire », finit-il par lâcher dans un soupir. Instantanément, Myriam culpabilise. Et si elle avait trop bu et foutu le bordel ? Elle se prépare déjà à se confondre en excuses. Ce n’est pourtant pas l’objet du coup de fil. « On a mis des caméras de surveillance dans les toilettes. C'est totalement illégal, mais on a fait ça pour des raisons de sécurité. On voit beaucoup d'hommes vous tourner autour, dont un en particulier qui discutait beaucoup avec vous au bar. On vous voit faire une fellation à cet homme. »

La révélation est crue, brutale. Le vigile ne décline toutefois pas son identité, de peur de se faire licencier. Et précise à Myriam que si jamais elle décide de se retourner contre le bar, il ne témoignera pas en sa faveur. Tout se bouscule dans sa tête. L’enfer du dépôt de plainte. Reprendre la PrEP (un traitement post-exposition au VIH) comme deux ans auparavant. Cacher la situation à ses parents, conservateurs, qui risqueraient de lui couper les vivres. « Puis je ressens de la culpabilité, parce que c'était après avoir bu de l'alcool, alors que j'avais dit à tout le monde que j’arrêtais. » Aujourd’hui, Myriam ne boit quasiment plus et sort très peu : le risque est trop grand. Et elle vit avec ce lourd secret, qu’elle n’a partagé qu’avec son petit ami.

« J'étais livide, j'arrivais à peine à parler »

C’est pour lutter contre l’impunité des clients et des personnels des lieux festifs que la Belge Maïté Meeus a lancé la page Instagram @balance_ton_bar en octobre dernier. Très vite, les témoignages ont afflué sur Twitter et Instagram, et des pages @balance_ton_bar consacrées à de nombreuses villes francophones ont vu le jour. Dans la foulée, le hashtag #BalanceTonBar est devenu viral. Romane, 21 ans, a été l’une des premières à voir son témoignage buzzer sur Twitter. Sortie dans une boîte de nuit de Deauville le soir d’Halloween, elle a pris du GHB à son insu. Avec des amis, elle se rend dans ce lieu, dont elle est habituée, vers minuit. « J’ai posé mon verre sur la table pour aller danser. Un quart d'heure après, j'ai eu d’énormes vertiges, je me sentais vraiment tanguer. Et puis trou noir, aucun souvenir. » Ce sont ses amis qui lui racontent la scène : l’étudiante, pourtant peu alcoolisée, est tombée d’un coup au milieu de la piste de danse. « Ils ne m'ont pas reconnue, j'étais livide, j'arrivais à peine à parler. »

Ses amis l’aident alors à sortir. Romane patiente sur un banc, tombe par terre et s’ouvre la lèvre. Quand les pompiers arrivent, ils ne cachent pas leur agacement face à ce qu’ils considèrent être une jeune fille complètement ivre. « De toute façon, soit j'avais été droguée, soit j'étais en coma éthylique, donc dans tous les cas, c’était quand même leur travail, peste Romane. Bref, ils se sont juste occupés de ma lèvre en m’amenant aux urgences. Je n’ai pas eu de tests de stupéfiants ou de mesure de taux d'alcoolémie. »

Le lendemain, l’étudiante se rend au commissariat avec ses parents pour effectuer des analyses. L’accueil qu’on lui réserve lui laisse un souvenir amer. « Ils m’ont dit que j’étais fatiguée, que je ne m’étais sûrement pas rendu compte que j’avais bu. Puis on m’a emmenée à la gendarmerie, où on m’a posé des questions focalisées sur l'aspect viol. » Quand Romane, qui est pourtant restée toute la soirée avec ses amis, demande l’intérêt de cet interrogatoire, la réponse est sans appel : « Vous êtes majeure, donc soit vous avez eu un attouchement [et elle porte plainte], soit vous êtes sous l’emprise d'alcool. Mais, là on ne pourra pas faire d'enquête. »

Porter plainte ou le parcours de la combattante

Pour recevoir des analyses, en effet, il faut déposer plainte. Et c’est le parcours de la combattante : presque aucune des victimes ne franchit le pas. « Quand on porte plainte parce qu’on a l'impression d'avoir été soumise chimiquement, on doit voir un médecin légiste. Le truc, c'est que la police propose rarement d'aller voir un médecin légiste, se désole Alice*, l’administratrice du compte @balance_ton_bar_grenoble. C’est la double peine. Puis, à partir du moment où les victimes se décident à porter plainte, ce qui est rare, c'est compliqué, parce que les gens autour d'elles les découragent. Et puis il y a des refus de plainte. Enfin, si elles sont prises, elles sont très vite classées sans suite. »

Comme Romane, Louise* n’a pas pu faire de tests. Pour elle, il a carrément été impossible de passer le pas de la porte de son appartement pendant plusieurs jours. « C'était trop dur. Je me sentais en insécurité. » Cette étudiante a elle aussi pris du GHB à son insu, dans un bar de la capitale. Mais le plus dur pour elle, ça a été la culpabilisation constante après coup. « J'ai eu beaucoup de reproches. “Comment tu peux être sûre ? Tu avais trop bu.” On a remis en question mes propos, on a même réussi à me faire douter. Alors que je sais au fond de moi que j’ai été droguée. »

Au moment des faits, elle a 23 ans. Avant de rentrer chez ses parents pour l’été, elle décide d’aller fêter l’obtention de son diplôme avec des amis. « J'avais pas pris de consommation au bar, j'avais juste bu chez moi avant de partir. J'étais en train de danser quand j’ai eu le hoquet. Je suis allée demander un verre d'eau. Au moment où on m'a servi le verre d'eau – il était posé sur le comptoir – un garçon est venu me parler. Puis un autre gars est venu à ma droite, il est rentré dans la conversation. Moi, j'essayais de partir. » Louise boit son verre d’eau puis se dirige vers les toilettes. « C’est au moment où je me suis assise que d'un coup, je n’ai plus senti mes doigts. Je me sentais toute faible. Je sentais que je perdais mes moyens. »

Le reste, elle ne s’en souvient pas. « Apparemment, j'ai commencé à pleurer. Mes potes ne comprenaient pas ce que je disais. Je n'articulais pas bien. Je disais juste que je voulais rentrer chez moi, voir mon chat. » L’un de ses amis la raccompagne finalement chez elle. « Le lendemain, quand je me suis réveillée, j’étais pas bien. J'avais seulement quelques flashs de l'angoisse que j'avais ressentie de perdre le contrôle de mon corps. » Louise a mis du temps avant de pouvoir de nouveau se rendre dans un bar. Et elle n’ose imaginer ce qui se serait passé avec les deux hommes du comptoir si ses amis n’avaient pas été tout près.

« Le buzz est passé, mais ça choquera toujours »

Quand on lui demande si #BalanceTonBar peut faire naître une révolution, elle se montre sceptique. Pas contre le mouvement, essentiel selon elle, mais vis-à-vis de l’impunité dont jouissent les clients et les professionnels du monde de la nuit. « Notre parole est trop remise en question. Peut-être que ce n’est que le début et que ça va permettre de faire changer des choses, mais j’en doute. » Même son de cloche chez Myriam. La rage, elle ne l’a même plus. Juste de la tristesse et un profond traumatisme. « Je me sens assez impuissante. Je suis persuadée que des personnels sont complices de ce genre d'actes ou en sont témoins. Et ça me rend folle ! Je vois qu’on vend des capotes pour verres, mais s'il y a un problème à régler dans ce milieu, qui est vachement masculinisé, c’est l’objectification des femmes. On nous déshumanise. »

Pour Éléonore, cofondatrice de la page @balance_ton_bar_liege, le problème est politique et économique. « Beaucoup de représentants de bistrots sont au courant, mais ils s’en foutent ! Ou ils estiment faire ce qu’il faut de leur côté, que c'est une problématique qui existe depuis toujours et que ça existera toujours. Faut pas se leurrer. C'est les mecs qu'il faut éduquer, il faut changer les mentalités, lutter contre le patriarcat, contre le libéralisme. » Pour Alice, de @balance_ton_bar_grenoble, il est nécessaire de secouer les consciences : « Si #BalanceTonBar a pris une ampleur telle à un moment, c'est que c’est important. Ça ne choque pas un jour, ça choque tout le temps. Le buzz est passé, mais ça choquera toujours, et tant mieux. »

Du côté des organisations des professionnels du service, en tout cas, c’est le calme plat. Contactés, le Groupement national des indépendants hôtellerie et restauration, l’Association des barmen de France, la Chambre Syndicale des Lieux Musicaux et Festifs et la Chambre Syndicale des Cabarets Artistiques et Discothèques de France n’ont pas répondu à nos sollicitations.

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Maud Le Rest
Plus de publications

Maud Le Rest est journaliste indépendante et autrice spécialisée dans les féminismes et le genre. Elle a notamment collaboré avec Arrêt sur images, Causette, Gaze Magazine et SoFilm.