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|| Les yeux du Bayon

Ep. 1/3 – Happy Birthday Vannak

Loïc Barrière

Por Loïc Barrière

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C’est étrange de rester cloîtré dans cette chambre alors qu’il fait si beau. Je ne suis pas le seul. C’est toute la France qui risque d’être enfermée. Il y a des rumeurs de couvre-feu.

 

Derrière la porte, je les entends se concerter à voix basse. Peut-être que j’exagère un peu. Précautions inutiles. Que je ne les embrasse pas d’accord, mais je pourrais quand même déjeuner avec eux. Après tout, c’est mon anniversaire.
C’est mon beau-frère qui a eu l’idée de Facetime. Jules m’appelle et, du fond de mon lit, je les regarde tremper les nems dans la sauce. Vientiane a voulu m’apporter à manger dans la chambre. Le ton de ma voix a été un peu sec. « Pas question, tu les mets devant la porte, tu recules, et je les prends.»
Le gâteau plein de crème et de fraises luisantes. Les bougies qui scintillent sur mon écran minuscule. Le traditionnel Happy Birthday, suivi de mon prénom, Vannak. L’excitation des enfants. Le pouce levé de ma soeur, les sourires. Je casse un peu l’ambiance en exigeant que personne ne souffle sur le gâteau à ma place, pas même les enfants. Jules retire les bougies allumées une à une. On fait comme si tout était normal. Les cadeaux bien emballés sont devant ma porte. Toute la famille s’est agglutinée dans le couloir. « Reculez un peu. » J’essaie de me filmer en train de déchirer le film plastique du DVD. « Diamond Island », le merveilleux film de Davy Chou, que je suis allé voir à Paris lors de sa sortie. Autre surprise : un livre de photos sur les temples d’Angkor. De quoi préparer mon voyage, j’espère en octobre, pour la Fête des Eaux.
Quand j’ai pris ma part de gâteau devant la porte, j’ai eu l’impression d’être dans un de ces films où l’on voit un prisonnier s’emparer tristement de l’écuelle tendue par son geôlier.

*

C’est étrange de rester cloîtré dans cette chambre alors qu’il fait si beau. Je ne suis pas le seul. C’est toute la France qui risque d’être enfermée. Il y a des rumeurs de couvre-feu.
Le papier peint est défraîchi, mes étagères débordent de bouquins, d’articles de journaux. Là où je vais m’installer, les murs seront de couleur saumon. J'aurai un bureau. Je m’achèterai un fauteuil chez Ikea, avec une liseuse pour lire le soir.
Cette petite chambre, je l’ai toujours connue. La vue n’est pas laide. Le square me paraissait immense, gamin. L’épicerie ouverte jusqu’à 22 heures a changé plusieurs fois de propriétaire. Il y a ces types qui tiennent les murs jusqu’à l’aube et qui semblent surveiller les allers et venues. La pharmacie, au bout de la rue, dont la patronne s’est faite assassiner juste avant la fermeture un samedi de novembre. C’est ma sœur qui m’a convaincu d’acheter un appartement. Je n’y songeais pas spécialement mais je me voyais mal, après le départ de mon père, occuper seul un HLM destiné à une famille.
Adieu le Val d’Oise, bonjour la Seine-et-Marne. Je vais vivre dans une ville nouvelle très jolie, environnée de lacs. J’ai ri en apprenant qu’il y avait un Tang Frères et un Paris Store. Vientiane m’a dit : « Si tu trouves enfin l’âme soeur, tu as toutes les écoles à cinq minutes de chez toi ! » Elle habite une grande maison dans un village proche. Je pourrai voir les enfants plus souvent. Je suis soulagé que mon père aille vivre chez eux.

*

Le président a finalement annoncé le confinement de toute la population. Pas de couvre-feu mais des restrictions, des autorisations de déplacement, le recours au télétravail.
C’est la première fois que j’ose prendre un arrêt maladie. Avec la toux que je traîne, on m’aurait sûrement traité comme un pestiféré au bureau ! Pourtant, j’ignore si je l’ai, le virus, puisqu’ils ne testent quasiment personne. A la télé, les médecins déconseillent le sirop. La ventoline ne me calme pas. J’en suis réduit à prendre du Doliprane qu’ils ont commencé à rationner. Je me sens un peu abandonné.

J’ai arrêté la radio, la télé. Trop anxiogène, trop répétitive. Plus grand chose ne m’intéresse.
Cette gêne dans la poitrine commence à m’inquiéter mais je n’en parle pas à mon père, déjà alarmé par ma toux incontrôlable. Je voudrais être un malade silencieux. Mais je tousse, je crache, je me mouche. Ça ne fait qu’un an que j’ai de l’asthme. Jusqu’ici, j’étais en parfaite santé. La faute à la pollution, a dit le médecin.
Vientiane m’envoie des textos plusieurs fois par jour. Je la rassure. Elle dit qu’elle passera me donner un thermomètre. Dans la chambre, je m’ennuie. Je pourrais enfin ouvrir ces bouquins que j’ai commandés sur Amazon. Le récit du père Ponchaud sur les Khmers rouges, la vie de Bouddha par Thich Nat Hahn, le roman de Marguerite Duras qui se déroule au Cambodge.
Je me suis intéressé assez tardivement au pays de mes parents. Peut-être que sans Charlotte, je n’aurais pas été pris d’une frénésie de lectures sur le Cambodge. C’était juste avant la naissance de Léa, la fille aînée de ma soeur. Je me rappelle de cette première conversation avec Charlotte dans un bar à tapas, au milieu d’amis communs. Elle me bombardait de questions sur le Cambodge, sur les Khmers rouges, Angkor Vat. J’étais incapable de lui répondre autre chose que des généralités. Piqué au vif, de retour chez moi, j’ai surfé dans les archives de l’INA, j’ai parcouru des dizaines d’articles. Je voulais être incollable pour notre deuxième rendez-vous. J’ai tenté d’interroger mon père sur sa vie au temps des Khmers rouges, la fuite de la famille, les quelques mois passés dans un camp de réfugiés. Un mur ! Il n’avait rien à me dire. Non pas parce qu’il ne se rappelait pas, ou parce qu’il cherchait à cacher les choses, mais c’est ainsi, mon père n’aime pas parler. Le peu que je sais sur ces années-là, je le dois à des cousins plus âgés, une tante, un oncle, mais ma faim de savoir n’a jamais été complètement rassasiée car ils sont avares de détails. Quelques temps après, Charlotte m’a emmené voir deux pièces, Cambodge me voici puis celle du Théâtre du Soleil, jouée en khmer par des artistes venus du Cambodge. Et là j’ai appris et compris certaines choses. Je me suis senti appartenir à une Histoire qui ne m’avait jamais été aussi clairement racontée.
L’un des livres qui m’a le plus touché, c’est celui de Christian Mey, L’Abnégation de ma Cambodgienne, l’histoire vraie d’un jeune Khmer qui a grandi dans les Pyrénées Atlantiques. Le gamin répond aux humiliations par la violence et finit par se construire grâce au rugby. J’en ai chialé. Peut-être parce que la mort de sa mère m’a rappelé la mort de la mienne. Peut-être aussi parce qu’auparavant je n’avais pas vraiment conscience de ce qu’avaient enduré mes parents en France. La solitude, la pauvreté. Il y a peu, voyant Vientiane coudre un de mes ourlets avec sa machine à coudre, je me suis rappelé soudain ma mère qui faisait des travaux de couture quand j’étais petit, la nuit, pour un homme qui venait chercher les vêtements au moment où on partait pour l’école. Le bruit lancinant me rassurait. Il paraît qu’elle a fait ça pendant des années, avec la machine à coudre professionnelle Singer dont Vientiane a appris, plus tard, à se servir.

Si ça se trouve, je vais vraiment mourir. J’ai de plus en plus de mal à respirer. Mais je n’ai pas envie d’aller à l’hôpital. Je revois maman dans sa chambre, son sourire qui se voulait rassurant, sa main dans mes cheveux. Et cette odeur âcre qui m’a longtemps poursuivi. Mais non, je ne peux pas mourir. Ce n’est pas dans mes plans. Il y a quelques semaines, je visitais des appartements avec ma soeur. Elle ne se laissait pas embobiner par les agents immobiliers. On a trouvé un trois pièces, avec un joli balcon. Vientiane ne lui a trouvé aucun défaut mais j’ai eu peur qu’il me passe sous le nez quand elle a exigé un rabais. Je m’y voyais déjà, avec des géraniums, un jasmin, peut-être même un olivier. Le compromis de vente signé, je suis repassé deux fois, après le travail, pour connaître le quartier. La station de RER construite sur un étang, les cygnes, les canards, la boîte à livres. Ma soeur était heureuse pour moi. « Je pourrais t’apporter à manger de temps en temps. Je te ferai du riz lok lak, du porc caramel » Avant Charlotte, j’ai fréquenté une fille. C’était à l’époque où j’étais retourné chez mon père. Je l’avais invitée chez nous. Quand elle a vu la barre d’immeubles, les types qui squattaient dans l’entrée, elle a été effrayée. J’imagine que ce n’est pas à cause de ça qu’elle m’a quitté mais, après, je n’ai plus jamais osé inviter une fille chez moi.

Pas dormi de la nuit. Trop de mal à respirer. Des angoisses terribles. J’ignore si c’est mon esprit qui ne va pas ou mon corps. J’ai pris de la ventoline. Le soulagement n’a pas duré. Putain de pollution de merde ! Putains de rejets d’usine, putains de voitures ! La canicule, l’été dernier, a déjà failli avoir ma peau. La barre du bus brûlait ! Mes poumons étaient en feu.
Je m’assois sur mon lit, le livre sur Angkor posé sur les genoux. Cette chambre est un nid à microbes. Je veux l’aérer mais dès que je me lève, la tête me tourne. Le square est fermé. Personne dans la rue. A l’heure du déjeuner, munie de son attestation, ma soeur dépose deux plats, l’un pour mon père, l’autre pour moi. Je ne sors de ma chambre que pour aller dans la salle de bains ou aux toilettes. Je préviens mon père à l’avance, pour qu’il s’éloigne. Je suis une grenade dégoupillée.
Je traîne sur Facebook. Je n'arrive pas à m’intéresser à ce que racontent les gens, leurs indignations, leurs angoisses. J’ai recherché Charlotte parmi mes contacts. Elle ne poste pas grand chose. J’aimerais lui dire que ce voyage au Cambodge, je vais le faire à la fin de l’année. Mais à quoi bon lui écrire ? On ne s’est plus parlé depuis qu’elle a rencontré ce type avec lequel elle a eu un enfant.
Je me recroqueville sur mes poumons douloureux. Seules m’apaisent les images du livre. Je compare les prix des billets d’avion. Singapore Airlines ? Malaysian Airlines ? China Airlines ? Les frontières sont plus ou moins fermées. Les avions ne volent plus. Avant le confinement, j’avais trouvé des prix intéressants chez Sovann Voyage. Charlotte a visité Angkor quelques mois après notre rencontre. Elle avait proposé qu’on y aille ensemble. Je lui ai dit que je n’étais pas prêt ! Quel imbécile ! J’avais peur d’être déçu. Qu’il soit trop tard. On m’avait dit que l’âme khmère était en train de disparaître, que le pays était colonisé par la Chine, que le dollar avait supplanté Bouddha. Charlotte était revenue du Cambodge enchantée. Elle m’avait rapporté un krama, l’écharpe khmère, et une petite sculpture en bois des têtes à quatre faces du Bayon.
A Angkor, elle avait rencontré un touriste français. C’est avec lui qu’elle a eu son enfant.

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Loïc Barrière
Loïc Barrière
Plus de publications

Loïc Barrière a publié cinq romans, parmi lesquels Rizières sous la lune (Vents d'Ailleurs, 2016), Le roman d'Abd-el-Kader (Les Points sur les I, 2016) et Le Choeur des enfants khmers (Seuil, 2008). Il est également journaliste à Radio Orient où il anime des émissions littéraires et politiques.