Raconter le monde par l'intime

|| Love Better S2

Là où tout a commencé

Por Helen Özbay

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Elle courait dans les escaliers, pressée de retrouver celui qu'elle aimait. Quand elle ouvrit la porte, c'est une valise pleine et un homme froid qu'elle trouva.

Du granite et du marbre en désordre sur le flanc de la colline, une barrière bancale et une clôture de barbelé tordu signalaient à Meltem qu’elle était arrivée au site archéologique qu’elle cherchait. Ce jour-là, elle devait faire du repérage et s’arranger pour obtenir l’autorisation de réaliser un shooting de mode pour la compagnie de production qui l’embauchait. Elle avait vu des photos. Elle s’était dit que l’association des colonnes au milieu des ruines avec les modèles gracieux habillés dans des tenues divines offrirait un contraste saisissant. Néanmoins, il fallait entrer pour réaliser cette première exploration.

Elle gara sa voiture à l’ombre d’un olivier vert-de-gris et aperçut un jeune homme assis à l’entrée – le garde, elle supposa. Elle retoucha son gloss, recoiffa sa longue chevelure auburn et après un rapide coup d’œil dans le miroir, elle était prête. Avec le sac noir de son appareil photo jeté sur l’épaule, elle se dirigea vers le garde qui était à présent appuyé sur la le portail fermé. Les yeux plissés à cause du soleil, il la regardait s’approcher.

« Bonjour, dit-il. Je peux vous aider ?

Bonjour, est-ce que ce serait possible d’entrer ? Je voudrais juste prendre quelques photos ?

Désolé, le site est fermé au public.

Quel dommage ! Elle tendit la main pour serrer la sienne. Moi c’est Meltem, au fait. 

Et moi, Kadir, dit-il en retour. Enchanté de vous rencontrer.

Kadir, ce n’est que moi. Je ne suis pas une foule de touristes.

Encore une fois, désolé, mais seule l’équipe universitaire est autorisée à entrer.

Meltem regarda en arrière, en direction du parking. Il était vide, mis à part sa voiture et une moto.

S’il vous plaît ? Meltem lui offrit son plus grand sourire. Donnez-moi juste trente minutes. Nous savons tous les deux qu’il n’y a personne ici. 

Kadir se redressa. 

Waouh ! Vous n’allez pas le croire mais je suis acteur – je suis seulement ici jusqu’à ce que je décroche un contrat, il passa la main dans ses cheveux courts et lui sourit. Je sais ce que vous pensez. Un jeune homme maigre avec une mauvaise coupe de cheveux – pas vraiment fait pour le grand écran – mais je viens de finir mon service militaire et…

Meltem attendit patiemment pendant qu’il jasait.

Vous pourriez me trouver un job, hein ? dit-il. Même si c’est juste donner un coup de main sur le plateau. 

Eh bien, je peux toujours vous recommander…

Ce serait génial.

…si vous me laissez entrer, continua Meltem.

Kadir ouvrit la barrière et dit : 

Meltem suivit l’étroit chemin tracé le long du flanc de la colline et trouva le cadre qu’elle cherchait. Elle se mit debout sur la scène du petit théâtre romain et étudia les gradins en demi-cercle. Derrière elle, comme une toile de fond, s’élevait une rangée de colonnes brisées. Dans la lumière du soleil de l’après-midi, leur ombre grandissait. Elle posa le sac lourd qui contenait son appareil photo sur l’une des chaises en marbre qui avaient l’apparence d’un trône au premier rang, courut jusqu’en haut des marches pour avoir une meilleure vue et sortit son téléphone de sa poche pour prendre des notes.

Un léger scintillement dans les rayons obliques du soleil lui fit lever les yeux. Il y avait un homme sur la scène parfaitement immobile. Comme si on avait placé là une statue, pendant qu’elle avait le dos tourné. Ébouriffés par la brise, seuls ses cheveux paraissaient en vie.

Ils se fixèrent l’un l’autre pendant quelques secondes, avant qu’il ne lève la main au-dessus de sa tête et l’interpelle : « Bonjour ! 

Salut. » elle répondit, en faisant un signe de tête.

Elle continua à prendre des notes et quand elle leva les yeux de nouveau, il avait disparu. Confuse, elle descendit les marches doucement, la tête tournée pour embrasser du regard le théâtre en entier. Elle avait presque atteint la dernière marche quand elle le vit encore une fois. Ses épaules larges reposant sur le dossier du trône central, un pied dans une sandale posé sur le genou opposé, il avait l’air d’attendre que le spectacle commence.

Il se tourna vers elle : « Je ne savais pas qu’il y avait quelqu’un d’autre sur le site aujourd’hui.

Vous avez charmé le jeune Kadir, n’est-ce pas ?

Peut-être. Elle ramassa le sac de son appareil photo et s’assit, le regardant de face. Comment se passe la préservation du site, Daniel ?

Donc vous avez séduit Kadir et il vous a dit mon nom. Il ria. Je peux connaître le vôtre ou il faut que j’aille jusqu’au portail pour le demander à Kadir ? 

Meltem, dit-elle en souriant. Avez-vous fini votre travail ?

Pas tout à fait, il me reste encore quelques jours, voire une semaine ou deux si j’arrive à prolonger. Vous êtes ici pour quoi ?

Je regarde si cet endroit peut convenir comme emplacement possible pour un film.

Quel genre de film ? J’imagine que ce n’est pas pour un feuilleton télé, pas ici. Il balaya le paysage d’un geste de la main. Peut-être une épopée historique ?

Juste le teaser de la nouvelle collection d’une maison de couture. Et ne me demandez pas, dit-elle, arrêtant net sa prochaine question. Clause de confidentialité oblige, je ne peux pas vous dire qui c’est.

Je n’y connais rien à la mode, mais j’ai quelques notions en ruines romaines. Vous voulez que je vous raconte ? 

Meltem se leva. Elle aurait pu écouter cet homme toute la journée mais elle devait finir son travail.

« C’était sympa de parler avec vous, dit-elle en sortant son appareil photo, mais je dois me remettre au travail. Elle traversa la scène. Excusez-moi, est-ce que vous pourriez…

…me pousser ? Bien sûr. Je vous attendrai dans les ailes, ça vous va ? Et après, si vous voulez, je pourrai vous faire une visite guidée ? 

Meltem ne répondit pas. Son attention était portée sur l’écran de son appareil.

Au fait, juste comme ça, vous allez sûrement devoir mesurer cette zone ? 

Elle acquiesça. C’était la prochaine chose à faire sur sa liste.

Vous devrez obtenir une permission pour filmer ici, il continua. Vous savez qui contacter ? 

Ils explosèrent de rire. Meltem se décida à céder. 

OK. Je viendrai avec vous si vous me donnez les informations. Mais je veux seulement savoir ce qui est vraiment intéressant. Épargnez-moi les dates et les détails. »

Une demi-heure plus tard, la visite arrivait à son terme. Il était vraiment cultivé, divertissant aussi, et Meltem se sentait à l’aise avec lui.

« Et pour le grand final... »

Il l’emmena sous une arche, leurs pas résonnaient sur le chemin en bois, à travers deux thermes et ils descendirent dans la salle à fournaise, là où les feux qui chauffaient l’eau auraient été.

Ils s’arrêtèrent devant un monticule à croûte noire, presque aussi haut que les épaules de Meltem et large comme l’envergure de ses bras tendus.

« Ça, dit Daniel, ce sont des cendres compactées qui proviennent des fournaises. Ça n’a pas l’air de grand-chose, hein ?

J’imagine que non. Meltem ne voulait pas refroidir son enthousiasme.

Touche-les. Il prit sa main, leurs doigts enlacés s’enfoncèrent dans les cendres.

Préservé pendant deux cents ans, dit Daniel en lui souriant. On touche le passé des doigts !

Ensemble, ils fixèrent la fine pellicule grise laissée sur leurs doigts par la poussière antique.

Et maintenant ? demanda Meltem.

* * * * *

La vie de Meltem changea lorsque Daniel emménagea avec elle. Quand elle avait fini repérages et négociations pour obtenir des autorisations d’accès à des marchés, minarets, réserves souterraines et autres tours antiques, tout ce qu’elle désirait c’était retrouver Daniel. Une bouteille de pétillant dans une main, des sushis pris à emporter dans l’autre, elle se dirigea vers leur appartement au premier étage, impatiente de ressentir la joie intense de passer du temps avec l’homme qu’elle aimait.   

Elle savait que la vie pouvait être dure pour Daniel, comme les emplois dans son domaine étaient rares. Quand il ne travaillait pas, il retrouvait ses amis archéologues et les gens du musée local. D’habitude, lorsqu’elle rentrait, si elle s’était absentée même une seule nuit, il ouvrait la porte avant qu’elle ne la déverrouille et la serrait dans ses bras.

Son retour, toutefois, après une semaine passée en Cappadoce, fut différent. Elle monta les escaliers en courant et entra en trombe. Elle se précipita dans le couloir et remarqua, en passant devant la chambre, les vêtements de Daniel pliés à côté de sa valise ouverte.  

Il était debout, le dos tourné vers la fenêtre, sa veste en cuir sur le dos. Meltem l’enlaça et l’embrassa, mais il ne lui rendit pas son baiser ni ne la prit dans ses bras.

« Daniel ? Est-ce que ça va ? Meltem le lâcha et fit un pas en arrière.

Plus ou moins. Son visage était blême et ses lèvres serrées.

Qu’est-ce qui ne va pas ?

Je ne m’attendais pas à ce que tu rentres aussi tôt.

Qu’est-ce que tu racontes ? Est-ce que j’ai...? »

Daniel ne répondit pas.

« Ta valise ? Tu vas quelque part ?

Oui… non, je ne sais pas quoi faire. La situation est compliquée.

Qu’est-ce qui se passe, Daniel ? Meltem prit son bras et l’emmena vers une chaise. Allez, assieds-toi et parle-moi. 

La course dans les escaliers, et maintenant ça… son cœur battait très fort. Désirant faire sens de toute cette situation, elle fit le premier pas : 

Vas-y.

J’ai laissé un mot sur la table.

Je ne vais pas lire un papier alors que tu es devant moi. C’est quoi cette histoire ?

C’est compliqué.

Compliqué ? Tu as trouvé quelqu’un d’autre donc tu m’as écrit une…

Non, Meltem ! il haussa le ton. C’est pire que ça !

Pire ? dit-elle avec un rictus. Tu n’as pas tué quelqu’un, si ?

Ne te moque pas, Meltem. J’ai peur.

Dis-moi alors. 

Daniel soupira. 

Tu te souviens des Stargazers ? »

Meltem se rappela les avoir vues dans une exposition spéciale. Des figurines de déesses-mères translucides, la tête penchée arrière pour que leurs yeux perlés soient tournés vers le ciel. Sculptés dans le marbre il y a plus de quatre mille ans et utilisés lors des rituels d’inhumation, les Stargazers étaient particulièrement rares.

Eh bien, ce gars que je connais, j’ai déjà travaillé pour lui, était à la conférence internationale à Antalya. Daniel évitait le regard de Meltem. Il m’a demandé si je connaissais un expert qui pouvait discrètement attester de l’originalité d’un objet qu’il possédait. 

Meltem sentit la terreur lentement s’immiscer en elle.

Tu as connu cet homme en faisant des affaires ?

C’est un ami, il me fait confiance. Je lui donne juste un coup de main, Meltem.

Moyennant des frais, n’est-ce pas ? Pas de questions sur la provenance ?

Oui. Des frais raisonnables.

Quel était l’objet ?

La boîte dans laquelle il était placé était scellée et je ne savais pas ce qu’elle contenait. Il valait mieux ne pas poser de questions. Je me suis arrangé pour la remettre à mon contact.

Ce contact est spécialisé dans quelle période historique ? Hellénique ? Rome antique ?

Non, un peu plus loin que ça. De toute manière, il ne s’est pas présenté au rendez-vous. J’ai essayé de le contacter mais son téléphone n’avait plus de batterie. Alors après quelques jours, j’ai décidé de renvoyer l’objet à son propriétaire.

Propriétaire ! ironisa Meltem.

Je n’arrivais pas à le joindre. Il ne répondait ni à son téléphone, ni à mes messages.

Continue, dit Meltem.

Eh bien, aujourd’hui j’ai appris qu’il était en prison, dans l’attente de son jugement.

Sous quel chef d’accusation, Daniel ?

Je ne sais pas. Mais il fallait que je comprenne dans quoi je m’étais embarqué, donc j’ai ouvert la boîte.

Et qu’y avait-il à l’intérieur ? demanda Meltem, même si elle avait déjà deviné. Un Stargazer très rare et très cher ? 

*****

Une heure plus tard, Meltem conduisait sur la voie rapide, Daniel était assis à côté d’elle, le Stargazer de nouveau dans sa poche.

« Je suis content qu’on ait pris cette décision, dit Daniel. La cacher jusqu’à ce qu’on trouve quelqu’un en qui on ait confiance, qui pourra la rendre à un musée ici.

Tu veux dire quelqu’un qui ne la vendrait ni pour des millions ni à une collection privée. Et puisque je suis sur le point de me rendre complice...

...Je sais, je suis désolé.

Daniel, en dépit de tout, je t’aiderai toujours parce que j’aimerais vraiment qu’on reste ensemble. Mais est-ce que je peux croire que tu seras transparent avec moi à partir de maintenant ?

Daniel acquiesça.

Et sérieusement, si jamais un jour tu veux vraiment partir, par pitié ne me laisse pas juste un mot.

J’essayais de partir mais je n’y arrivais pas. Je te voyais rentrer et je savais comment tu te sentirais. Et comment je me sentirais. »

Meltem se gara sous l’olivier vert-de-gris et sortit de la voiture. Elle attendit que Daniel la rejoigne.

À la tombée de la nuit, ils marchèrent l’un à côté de l’autre sur un chemin large, passèrent devant les mosaïques poussiéreuses et les murs en ruines. Leurs pas résonnaient sur le chemin tandis qu’ils traversaient les thermes en direction des fournaises.

Daniel s’agenouilla pour pouvoir atteindre le fond du monceau de cendres. Il plongea la main dans sa poche et sortit la petite figurine, ses doigts crispés autour d’elle. Meltem se pencha à ses côtés, l’aida à ouvrir sa main. Le Stargazer était couché en travers de sa paume. Meltem plaça sa main au-dessus de celle de Daniel, et ensemble, ils enfoncèrent le Stargazer dans le tas noir de cendres.

En silence, ils retournèrent sur leurs pas, passèrent sous l’arche pour atteindre le flanc de la colline. En marchant vers la voiture, ils arrivèrent en haut de l’amphithéâtre. Daniel posa une main sur l’épaule de Meltem puis lui leva doucement le menton.

« Lève les yeux, dit-il.

Meltem inclina la tête en arrière, et ensemble ils contemplèrent, émerveillés, l’immensité du ciel nocturne.

Allez, viens ! dit Daniel, guidant Meltem en bas des marches sur le plateau. On est de retour là où tout a commencé. Tu t’assois ?

Meltem sourit. Elle allait s’installer, quand soudain surgit une pensée en elle.

Daniel, ce Stargazer, c’était un vrai, n’est-ce pas ? On ne vient pas juste d’enterrer une copie ?

Daniel fixa Meltem. 

— Quoi ? il laissa échapper un rire soulagé. Tu as raison, je n’en ai aucune idée ! Comment peux-tu aimer un idiot comme moi ?

Meltem secoua la tête.

Je ne sais pas.