Raconter le monde par l'intime

Por Anne Cauvel de Beauvillé y Dorian Masson

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Le couple de Florent et Laura s'étiole. La routine s'installe et Florent se réfugie dans son travail d'illustrateur. Un jour, il est contacté sur Instagram par Marion, qui admire son travail. Quand il lui répond, Florent entre dans un jeu dangereux...

Épisode 1

Je m’éloigne. Ça fait un moment, déjà. Laura et moi, on se regarde, sans se voir. On se croise  sans se toucher. J’aimerais dire qu’on se frôle. Mais ce serait encore trop sensuel. Je n’ai pas  compris à quel moment c’est arrivé. Ce serait plus simple de pouvoir identifier le déclic. Le  déclin. Quand ça a commencé à finir. 

Nous deux, c’est con à dire, mais ça avait été une évidence. Des rires. Des murmures. Des  promesses. On ne les a pas tenues. 

À notre deuxième rendez-vous, je l’avais dessinée. Je nous avais comparés à Jack et Rose, dans  Titanic, parce que j’avais compris qu’elle aimait ce film. Même si ce n’était pas mon cas.  J’avais dit que j’étais juste un peu moins beau que DiCaprio. Et elle juste beaucoup plus  habillée que Kate Winslet. Elle avait ri. Depuis, je l’aime un peu, ce film. En la dessinant ce  soir-là, je la devine parfaite. Je l’apprends par cœur, en posant ses contours sur une feuille  blanche qui ne s’illumine qu’après que j’aie dessiné la dernière courbe du dernier de ses longs  cils. Elle n’a pas ri, en voyant le dessin. Non. Je crois qu’elle m’a aimé. C’était réciproque.  C’est ce que nos corps se sont dit, en tout cas. 

Il y a longtemps que je ne la dessine plus. Je pourrais raconter qu’elle n’est plus assez parfaite,  à mes yeux. Que je ne peux plus la sublimer parce que je ne l’idéalise plus. Que je cherche un  nouveau modèle. Ce serait des conneries. Je la trouve encore belle, quand elle pleure à en avoir  le nez qui coule. Je la trouve encore vibrante de vie quand elle rit trop fort, sans savoir que je  la regarde. Je la trouve encore désarmante quand elle débloque et fume clope sur clope,  débordée par ses réunions au boulot ou ses disputes avec sa sœur. Je vois encore la petite fille,  en elle. Peut-être que je la vois un peu trop. Peut-être que j’ai trop d’affection pour l’aimer.  Trop de tendresse, pour la désirer. Peut-être que c’est ce que ça fait, le quotidien. Peut-être que,  simplement, je ne l’aime plus. Et que je n’y peux rien. Peut-être aussi que c’est le … 

BZZZ BZZZ 

Je sors de mes ruminations. Je reviens au réel : Le bruit du métro. Les silhouettes, autour de  moi. Quelqu’un tousse. Deux ados rient. 

BZZZ BZZZ

Dans ma poche, mon portable vibre. Une notif. Instagram. Un message privé de Marion. Je ne  connais pas de Marion. Je déverrouille. Le message s’affiche. 

« Bonjour Florent, on ne se connaît pas mais j’étais au lancement de ton dernier livre dont  j’adore le style. Et je dois t’avouer que j’ai aussi adoré t’entendre en parler. Tu n’auras sans  doute pas le temps (ou l’envie ?) de me répondre, mais voilà, je tenais à te le dire. Bonne  continuation et hâte de lire ton prochain livre. Marion. » 

Elle a raison. Je répondrai pas. Depuis la sortie de mon dernier roman graphique, j’en ai reçu  plusieurs dizaines, des messages comme ça. Des admiratrices, qui pensent sans doute que je  fais l’amour aussi bien que je le dessine. Certaines approchent timidement. D’autres, plus  prédatrices, me proposent carrément de venir leur rendre visite, dans leur maison, à la  campagne. Pour parler de mon prochain projet, bien sûr. Pourquoi pas ce week-end là ? Leur  fils sera chez leur père … 

Je capte pas bien dans le métro. Sa photo ne s’affiche pas. Je m’en moque. Je n’ai pas besoin  de la voir. Non, je n’ai jamais répondu. Je ne suis pas disponible. 

Chaque soir, le trajet du retour a la même couleur. Je reste tard à l’agence jusqu’à ce que  l’équipe de ménage arrive. Je suis le dernier à partir. Même quand je n’ai rien à faire. Parce  que je n’ai pas le courage de rentrer. Et d’affronter le vide entre nous. Le silence entre nous.  Alors je dis à Laura que je suis sous l’eau, au travail. J’ai presque l’impression de ne pas lui  mentir. Alors que c’est avec elle que je ne sais plus comment respirer. 

Le métro s’arrête. Je sors de la rame. D’un geste automatique je déverrouille mon portable, la  photo de Marion est apparue. Ce n’est pas une jolie blonde piquante, avec un Spritz à la main.  Ou une petite brune mystérieuse, en noir et blanc. C’est le « Baiser » de Klimt, qu’elle a choisi  en photo de profil. Je suis fan. Je suis sorti du métro. En haut de l’escalier, le froid me frappe  le visage. Le vent me fait plisser les yeux. Mes doigts s’engourdissent déjà, alors je fais vite.  Je ne réfléchis pas. Et je réponds 

« Hey. Merci pour ton message. Et jolie photo de profil ! » 

Ça fait quelques jours que Marion m’écrit. Et que je lui réponds. Ça dure toute la journée. Le  matin, je pars plus tôt travailler, et je traîne en chemin, pour pouvoir échanger avec elle. Elle  me fait sourire. Elle me fait rire. On parle dessin. On parle cinéma. On parle de nous. Juste un  peu.

Ce jour-là, assis à mon bureau, pendant que les collègues déjeunent, on s’écrit. Je lui demande  ce qu’elle fait dans la vie. Parce que la conversation est si fluide que je n’ai jamais eu l’occasion  de lui demander, avant. Elle ne me répond pas. Ça n’arrive jamais. J’ai peur d’avoir gaffé.  J’imagine le pire… Contrôleuse fiscale ? Escort girl ? Monitrice d’auto-école ? Je me fais rire  pour me détendre. Et je la relance : 

« Tu es encore là ? » 

Elle écrit. Ouf. 

« Oui, excuse-moi, je me suis coupée. » 

Pas terrible, comme excuse. J’en déduis qu’elle ne veut pas parler de son boulot. Je n’insiste  pas. Après tout, elle n’insiste pas non plus quand elle me demande si je suis en couple et que  je lui dis que je n’ai pas envie d’en parler. On s’en fout. C’est facile entre nous. Je crois qu’elle  me plaît. Et que ça me rend un peu triste. 

Je sors les lasagnes du four. Saumon épinards. C’est ce que Laura préfère. Ce soir, j’ai décidé  de cuisiner pour elle. Comme à nos débuts, il y a sept ans. J’ouvre la fenêtre, pour laisser  s’échapper la chaleur et la fumée. Le murmure de la rue entre dans notre appartement, sur la  pointe des pieds. Pendant le dîner, je suis détendu. Laura accueille ma bonne humeur. Ça me  fait plaisir. Pour la première fois, depuis longtemps, je suis avec elle. Et je ne pense plus à  Marion. 

Quand Laura se lève pour débarrasser nos assiettes, j’ai un regard vers mon portable, laissé sur  le canapé. Il est retourné. C’est ce que je fais quand je ne veux pas être dérangé par la lumière  des notifications. J’entends le bruit de la vaisselle. J’aurais aimé que Laura revienne s'asseoir.  Que l’on se regarde, sans rien dire, en finissant nos verres. Je me lève pour la rejoindre dans la  cuisine. Quand je m’approche d’elle, elle sursaute et porte son doigt à la bouche. Je lui demande  si elle s’est coupée, elle me répond sèchement que oui.  

Sa façon si froide de me parler éteint le semblant de flamme qui s’était rallumé ce soir.  Évidemment, je pense à Marion. Quand elle se coupe, elle, on en rit. Là, tout de suite, je  voudrais partir en courant et la rejoindre. La rencontrer, pour la première fois. Laura me  demande de finir la vaisselle, me dit qu’elle va se coucher. C’est ce que je fais, je finis la  vaisselle. Avec mon téléphone à portée de main. 

Samedi soir, je traîne devant un de ces films cultes et kitchs que j’ai vu des centaines de fois.  Un de ces films que j’ai pris l’habitude de regarder sans les voir, eux aussi. Laura est dans la  chambre. Je crois. Elle a fermé la porte du couloir. J’ai envie de me lever, de le traverser ce  couloir, de la rejoindre où qu’elle soit et de l’embrasser. La prendre aussi, peut-être.

Je prends mon téléphone. J’écris à Marion. C’est la première fois que j’écris le premier. J’ai  peur de ce que ça veut dire. Non, je crois que je m’en fous. Je ne sais pas. Je lui demande : « Tu fais quoi ? » 

La réponse est immédiate. 

« Je suis dans mon bain. » 

Au début de notre histoire, quand Laura prenait un bain, je m’amusais à la rejoindre avec deux  verres de vin blanc. Dans ma tête, ça ressemblait aux comédies romantiques qu’elle aimait. Ça  la faisait rire. Souvent, nous faisions l’amour. 

Imaginer Marion nue dans l’eau chaude me fait prendre une profonde respiration. Je sais  exactement ce que je voudrais écrire. Mais je désamorce. Je tente bêtement d’être léger : « Tu barbotes ? » 

J’attends quelques secondes. Nerveux. 

Elle écrit : 

« Oui, mais toute seule, c’est dommage. » 

Par réflexe, je me redresse sur le canapé. Je regarde en direction de la porte du couloir. Pour la  première fois, j’ai peur d’être pris. Ça m’excite. Pas un bruit. Je réponds. « Je te rejoins ? » 

Je ne sais pas bien ce que je suis en train de faire. Je ne suis pas tout à fait sûr de le vouloir,  d’ailleurs. La chaleur qui m’est montée dans le torse retombe. Je secoue doucement la tête,  pour moi-même. J’écris : 

« Je plaisante » 

Bien sûr, je ne plaisante pas. Bien sûr, je voudrais la rejoindre, cette étrangère qui me  ressemble. Mais je ne veux pas que ça se fasse comme ça. 

J’écris : « Je te laisse profiter tranquille, on se parle plus tard ». 

Quand Laura me rejoint au lit, je suis sur mon téléphone. Je ne m’en suis jamais caché. Avant,  je scrollais mon fil d’actualité, jusqu’à tomber de fatigue. Maintenant, je fais juste semblant.  Maintenant, mon actualité, c’est Marion. De toute façon, Laura aussi est sur son téléphone. Mon portable vibre. Je n’arrive pas à retenir un bruit d’exaspération. Je pensais l’avoir mis en  silencieux. Mais en fait, je pense que Laura s’en fout. Ça lui irait bien que je flirte avec une  autre. Je ne sais pas. Ça ne compte pas. Ce qui compte, c’est ce message. Marion me demande : « Je te dérange ? 

– Non, pas du tout. 

– Je me disais … Ça serait pas mal de se prendre un verre bientôt, non ? »

Mon cœur s’accélère. J’expire une fois bruyamment. Je crois que j’attendais ce message. Je  n’ai jamais osé l’écrire moi-même. Et maintenant que je le lis, je ne sais pas quoi en faire. C’est  faux. Je sais exactement quoi faire. Je réponds :  

« Ça serait juste pas mal ? » 

J’essaie d’avoir l’air cool, mais je gagne seulement du temps. Je crois que je lui laisse le temps  de changer d’avis. Ou de me proposer de venir boire un verre avec des collègues à elle. Des  amis à moi. Ne pas se retrouver seul avec elle. Ne pas laisser se passer ce que je voudrais qu’il  se passe. 

Elle écrit : 

« Ça pourrait même être bien, si tu préfères. » 

Non, je la veux pour moi tout seul. Je la veux, tout court. Je veux qu’on s’embrasse, qu’on se  barre, qu’on se fasse du bien, je veux croire qu’elle est belle, cette inconnue sans visage, je  veux croire que mon corps saura parler au sien et qu’à deux, ils seront impossibles à faire taire.  Je n’hésite plus. 

« Oui, je préfère. T’es dispo quand ? 

– Demain, après le boulot ? » 

Demain ? Déjà demain ?  

… 

Oui. Déjà demain. C’est déjà trop tard, demain. 

J’écris : 

« Ok, vers 19h c’est bon pour toi ? Tu as un endroit en tête ? 

– 19h parfait. Je pensais à la brasserie Chez Émile dans le centre, tu vois ? » En écrivant le message suivant, j’ai l’impression que quelque chose meurt, à l’intérieur de moi. « Oui. Je connais. Ça me va. » 

Marion répond : 

« À demain alors, bonne nuit. 

– Oui, à demain. Bonne nuit. » 

Toujours allongé au lit, j’ai le cœur qui s’échappe. Les secondes passent. Les minutes. Quand  Laura éteint, je m’aperçois que j’ai toujours mon portable en main. Je le pose sur la table de  chevet. Je regarde sa lumière bleue mourir comme on regarderait une flamme s’éteindre. Je me  retourne vers Laura. On se fait face. 

Je lui murmure bonne nuit. Elle m’embrasse. Je lui rends son baiser. Son souffle vient me  caresser les lèvres. Ma main vient caresser sa taille. Ses hanches. Cette nuit-là, nous faisons 

l’amour comme deux adolescents qui se veulent sans se connaître. Puis, comme deux adultes  qui ont peur de se reconnaître, nous nous tournons le dos. Ma gorge se noue. 

Ce matin, je me parfume. Ça ne m’arrive jamais. Je me trouve si ridicule que j’ai l’impression  que je fais tout pour me faire prendre. Laura ne dit rien. Son indifférence me rend presque  content de moi. Presque. Je lui invente un début d’excuse pour mon absence de ce soir mais  elle me coupe, elle s’en fout. 

J’aurai vraiment tout tenté pour me faire prendre. Jusqu’à inventer une mauvaise excuse, quand  aucune explication ne m’était demandée. Je la regarde. Longuement. Je l’espère presque  blessée. En sortant de la salle de bains, elle m’assure que ça va. 

Sur le chemin qui mène à la brasserie, j’espère encore croiser une connaissance, un ami que  Laura et moi avons en commun et à qui je serais incapable de mentir. Alors, trop honteux, je  ferais demi-tour. Je voudrais que le bus ne passe pas. Qu’une manif m’empêche de traverser la  rue. Je voudrais que Marion annule, qu’elle n’habite plus la même ville, qu’elle m’annonce  qu’elle est tueuse pour la mafia tchèque, que c’est un vampire, je voudrais tout ça … Mais  Marion n’annule pas. Les rues sont vides. Et le bus me mène tout droit jusqu’à elle. 

J’entre dans la brasserie. J’attends. Elle m’a dit qu’elle viendrait me voir, parce qu’elle sait à  quoi je ressemble. 

Je me fige. Je la vois. Je la vois avant qu’elle ne m’accoste. Elle n’a pas besoin de m’accoster.  Je la reconnais. Je la connais.  

Je m’avance vers elle. Doucement, je m’installe à sa table où deux verres de vin nous attendent.  Elle me regarde. Il y a sur son visage une tendresse que je n’avais pas vue, depuis longtemps.  Au coin de sa bouche, la douceur d’un sourire dessiné à l’encre du chagrin. Dans la lueur de  ses yeux humides, je vois mourir les derniers fragments de cette curieuse illusion qu’elle a  décidé d’appeler Marion. Et alors, on se regarde. Et je ne vois plus qu’elle. 

Je murmure : 

« Salut Laura… 

- … Salut. »

Épisode 2 

Il s’éloigne. Ça fait un moment déjà. Florent et moi vivons ensemble mais séparément. C’est  l’absent avec qui je dîne tous les soirs. C’est le proche le plus loin. Il est « accaparé par son  travail », c’est la version officielle qu’il me sert quand j’évoque la distance entre nous. Florent  ne quitte pas son téléphone. Toujours à sa portée, il le consulte sans arrêt. Bien-sûr j’ai pensé  à une collègue qui lui tournerait autour. Florent est illustrateur et a une petite notoriété dans le  milieu de la BD. Une admiratrice peut-être ? Cette pensée me retourne le bide. 

Avant, quand je le rejoignais au lit, Florent me regardait toujours me déshabiller. Je sentais ses  yeux sur moi, caressant mon corps. Souvent, nos regards se croisaient et il me disait que j’étais  belle. J’étais un peu gênée, un peu excitée aussi. Aujourd’hui, tout ce qu’il regarde c’est l’écran  de son téléphone, avec cette fichue lumière bleue qui prend toute la place. Parfois je me dis que  si je ne le rejoignais pas dans ce lit, dans lequel il ne se passe plus grand-chose, il ne le  remarquerait même pas. À moins de lui envoyer un message.  

Un message oui, plusieurs même. Une conversation. Sans qu’il sache que c’est moi. Je pourrais  me créer un faux profil, sur insta. Me faire passer pour une groupie, j’en aurais le cœur net. Et  son attention.  

Quelques jours plus tard, l’idée a fait son chemin. J’ai un nouveau compte instagram : je  m’appelle Marion. Sans photo mais avec pour avatar la reproduction du « Baiser » de Klimt,  Florent est fan. Marion a rencontré Florent lors d’une soirée de lancement chez un éditeur. Elle  ne lui a pas parlé bien sûr mais l’a entendu s’exprimer sur son travail. Et ça lui a plu. Mon  premier message est prêt, j’y ai longtemps réfléchi. Je passe à l’action dans la rue, en marchant  jusqu’à mon arrêt de bus. J’envoie et je fourre mon téléphone dans mon sac. J’attends le bus,  nerveuse. J’observe un chien qui s’agite au bout de sa laisse, une femme au téléphone, un enfant  qui pleure dans sa poussette. J’ai envie que Florent me réponde même si je sais que je ne devrais  pas. Le bus arrive, je monte, m’installe. Je craque et fouille mon sac pour attraper mon  téléphone. Le message est vu. Florent est en train d’écrire. Le bus freine brusquement, quelques  personnes restées debout manquent de tomber. Ma nuque cogne contre l’appui-tête. La  notification apparaît :  

« Hey, merci pour ton message. Et jolie photo de profil ! »

Ça y est, on y est. La conversation s’engage et les messages deviennent quotidiens. Dans la «  vraie vie » je fais comme si de rien n’était. Mais dès que Florent claque la porte de chez nous  pour rejoindre son bureau, j’envoie un message. C’est toujours moi qui le contacte en premier,  plusieurs fois par jour. Souvent à l’heure du déjeuner, dans ma brasserie habituelle, celle de  notre premier rendez-vous il y a 7 ans. Florent répond toujours. Nos échanges sont fluides,  amicaux. J’essaye de le faire rire, et ça marche. D’ailleurs il me fait rire aussi. 

« Tu as l’air de bonne humeur en ce moment ! » 

Je sursaute. C’est Damien, le serveur de la brasserie qui me surprend en pleine conversation  avec Flo. Je rougis, bredouille quelques mots, saisit mon verre pour me donner une contenance  mais mon geste est maladroit et le verre se brise au sol. Je me précipite pour ramasser les  morceaux et je me coupe. Merde ! 

Un message de Florent.  

« Tu es encore là ?  

– Oui, excuse-moi je me suis coupée. » 

Re-merde.  

Le soir, je prends soin d’enlever le sparadrap de mon index avant que Florent ne revienne.  Notre dîner est un peu moins silencieux que d’habitude. Florent a l’air plus détendu. Ça me  flatte et m’irrite. J’en suis là de mes pensées pendant que je fais la vaisselle quand ma blessure  s’ouvre à nouveau en frottant un verre, décidément. Je retire vivement ma main et porte mon  doigt à la bouche pour aspirer le sang.  

« Tu t’es coupée ?  

– Oui mais ça va, c’est rien. » 

Florent me regarde longuement, je retiens mon souffle et lâche, pour fuir :  « Tu finis la vaisselle ? Je suis crevée, je vais me coucher. » 

Samedi soir, je suis dans mon bain. Florent traîne dans le salon, sur son téléphone sans doute.  Au début de notre histoire, il me rejoignait souvent avec deux verres de vin blanc. Ça faisait  très comédie romantique, j’adorais. On discutait de tout et de rien, c’était simple, agréable.  Mon téléphone vibre :  

« Tu fais quoi ?  

– Je suis dans mon bain. » 

C’est la première fois que Florent contacte Marion et aussi la première fois qu’ils  communiquent sous le même toit. Je frissonne. 

« Tu barbotes ? » 

Je souris. Florent a la manie d’utiliser des mots désuets, un vrai ringard. Je le charrie souvent  là-dessus.  

« Oui, mais toute seule, c’est dommage » 

Qu’est ce qui me prend ?  

« Je te rejoins ? » 

Quoi ? Wow. Comment je dois prendre ça ? Est-ce que c’est une vraie proposition ? Je tends  l’oreille, je guette les pas de Florent dans le couloir. Rien, évidemment. Je transpire. Une  nouvelle notification. 

« Je plaisante. » 

D’accord, garde ton calme ma grande. Passe à l’attaque. 

« Ah tu plaisantes ? Dommage… » avec trois petits points. Je me mords les lèvres.  Il répond : « Je te laisse profiter tranquille, on se parle plus tard. » 

Je soupire. Je suis soulagée. Et frustrée. Je crois que ce petit jeu ne me plaît plus. 

Je rejoins Florent au lit, comme chaque soir. Et comme chaque soir, il est penché sur son  téléphone. Comme d’habitude je lui tourne le dos, sur mon portable moi aussi. J’envoie un  message.  

Ça bipe de l’autre côté du lui. Florent remue un peu. Ça doit l’agacer d’avoir oublié de couper  le son.  

« Je te dérange ?  

– Non, pas du tout. » 

Évidemment… 

« Je me disais… Ça serait pas mal de se prendre un verre bientôt non ?  – Ça serait juste pas mal ? » 

Florent a répondu instantanément, sans l’ombre d’une hésitation. Et avec un trait d’humour qui  me fait sourire malgré tout.  

« Ça pourrait même être bien, si tu préfères.  

– Oui, je préfère. T’es dispo quand ?  

– Demain, après le boulot ? » 

Florent réfléchit. Je retiens mon souffle, figée dans le lit. Je m’imagine qu’au moindre geste un  projecteur se braque sur moi, qu’un gars en tenue de présentateur télé me désigne devant toute  une foule de spectateurs surexcités comme la menteuse de l’année, me tendant un micro pour  entendre ma réaction. Florent écrit : 

« Ok, vers 19h c’est bon pour toi ? Tu as un endroit en tête ?  

– 19h parfait. Je pensais à la brasserie « Chez Émile » dans le centre, tu vois ? » Oui, Florent, la même brasserie dans laquelle tu as eu, il y a un peu plus de 7 ans, ton premier  rendez-vous avec moi. Tu sais, celle allongée là, près de toi.  

Un temps. Florent hésite. Est-ce qu’il va oser dire oui ?  

« Oui je connais, ça me va. » 

Quelque chose en moi se brise.  

« À demain alors, bonne nuit. 

– Oui à demain. Bonne nuit. » 

Je repose mon téléphone. Au bout de quelques secondes la lumière bleue s’éteint. Celle du  téléphone de Florent aussi.  

On se retourne en même temps l’un vers l’autre dans la pénombre de la chambre.  « Bonne nuit. 

– Bonne nuit. » 

Je l’embrasse. Il me rend mon baiser. Ça faisait longtemps. C’est surprenant, c’est bon. Je le  sens aussi surpris que moi. On se regarde sans se voir. Cette nuit-là, on fait l’amour à tâtons,  doucement. Après ça, on se tourne à nouveau le dos, chacun de son côté. J’essuie une larme  sur ma joue.  

Ce matin, je me brosse les dents dans la salle de bains, Florent à côté de moi. Il sent le parfum,  c’est inhabituel. Je pense à lui faire remarquer mais je m’abstiens, ça serait cruel.  « Ce soir j’ai un truc au boulot, tu sais Stéphanie, elle a décidé de partir et… 

– C’est bon Flo, c’est ok. J’en profiterai pour faire quelque chose de mon côté. – Tu ne veux pas savoir où je serai ? 

– Non, ça va. » 

Florent me jette un long regard dans la glace. « Ça va je t’assure », dis-je en sortant de la pièce. 

J’arrive un peu en avance. Je demande à Damien de m’installer à une petite table à l’écart, face  à la porte d’entrée. Je lui commande deux verres de vin. Je guette l’entrée du bar, j’ai  l’impression d’être Tony Soprano dans le dernier épisode de la série. Cette pensée me fait  sourire, c’est le genre de trucs que je pouvais partager avec Florent mais, là, non, je ne peux  pas. Ça me rend triste. 

Il entre. À l’instant où il pose son regard sur moi, il se fige. On se regarde droit dans les yeux,  je crois qu’on ne s’est jamais regardé comme ça. Tout d’un coup, j’ai peur qu’il ne fasse demi tour. Mais non, il s’avance vers moi, je respire. Il s’installe face à moi.  

« Salut. 

– Salut. » 

Un ange passe. Florent boit une gorgée de vin et laisse sa main sur la table. J’en profite pour  poser la mienne dessus.  

« Ce n’est pas la meilleure idée que j’ai eue. 

– Je n’aurai pas dû répondre. » 

Silence. Les discussions des autres clients me parviennent en sourdine, comme issues d’une  autre réalité. 

Je sens les doigts de Florent bouger contre les miens, bientôt, nous nous prenons la main.  « Je suis désolé. 

– Moi aussi. » 

Nous nous regardons longuement, nos yeux sont humides.  

« Il faut qu’on réfléchisse, non ? »  

J’acquiesce. Mes larmes coulent doucement, Florent pleure aussi sans bruit.  Je retire ma main délicatement, prends mon sac, me lève.  

« On s’écrit ? » dit-il. 

Je souris entre mes larmes, lui aussi.  

« Oui, on s’écrit. »

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Anne Cauvel de Beauvillé
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Récemment reconvertie dans les métiers du livre, elle a été attachée de presse pour le cinéma, conceptrice-rédactrice indépendante et directrice de production de spots publicitaires. Elle écrit des nouvelles dont certaines ont été publiées en revue ou lauréates de concours. Elle est également membre du comité de lecture de la revue Rue Saint Ambroise.

Dorian Masson
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Dorian Masson est auteur. Après de nombreuses publications en revue et avoir remporté plusieurs concours littéraires, il publie Plus de likes que d’amour aux éditions de l’Iconoclaste (2022). Au quotidien, il écrit pour la publicité, poste des textes courts sur son compte Instagram et anime des ateliers d’écriture. Il se produit également sur scène, où il lit ses textes en musique, à la frontière de la performance et du théâtre.