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|| Toutes identités confondues

Crépus, frisés, bouclés : cachez ces cheveux que je ne saurais voir

Portrait Mélanie

Por Mélanie Barbotin y Deborah Adoh

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Deborah est métisse, elle a les cheveux crépus. Mélanie est blanche, ses cheveux sont frisés. Les deux journalistes mêlent enquête et témoignage personnel pour comprendre comment le racisme, depuis toujours, et aujourd'hui encore, est ancré jusque dans la nature de nos cheveux.

Des cheveux longs et lisses, voilà ce dont je rêve à 17 ans. L’opposé de ma chevelure naturelle brune et crépue, mélange des boucles serrées de mon père noir ivoirien et des boucles larges de ma mère blanche française. Je veux être comme mes copines ou les femmes que je vois à la télévision. Mais dans ma ville, en Corrèze, aucun coiffeur n'accepte les cheveux crépus. Un jour, j'arrive à convaincre mes parents d'aller dans un salon à une centaine de kilomètres de chez moi. En voyant mes cheveux, le coiffeur refuse d'y toucher. Récemment, il a effectué un défrisage sur une cliente aux cheveux crépus qui les a perdus immédiatement. Il ne peut rien me proposer d'autre. J'ai envie de pleurer. J'ai l'impression de ne pas être normale.

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Je rase les murs, la tête baissée, honteuse. Je viens de passer une heure et demi chez le coiffeur et ressors avec une coupe ratée, comme d’habitude. Mes boucles châtain, qui ont toujours fait ma fierté, ont presque disparu après le passage du peigne fin et du sèche-cheveux. Ni lisse, ni bouclée, ma chevelure mousseuse forme désormais une touffe informe autour de ma tête. Je repense à la mine déconfite de la coiffeuse quand elle a compris qu'elle n'y arriverait pas. Je n’ai même pas osé faire une remarque. « Je vous offre le soin », a-t-elle soufflé, gênée, avant de me faire passer en caisse.

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Résignée, je repasse aux tresses fines. Sans m’en rendre compte, je suis le même chemin que mes tantes et cousines noires qui ne sortent jamais dans la rue sans tresse, tissage ou perruque, que ce soit en France ou en Côte d'Ivoire. Cacher ses cheveux crépus, les aplatir le plus possible, est comme une tradition qui se transmet de génération en génération.
Pour se faire coiffer, les femmes noires de ma famille vont souvent à Paris, boulevard de Strasbourg. Je décide de me rendre sur cette longue artère qui compte plus d’une cinquantaine de salons, avec chacun leurs rabatteurs. Je me renseigne sur leurs offres mais aucun ne propose de faire de coupe sur cheveux crépus détachés. Plus j'avance, plus je réalise que je suis l'une des seules à porter mes cheveux au naturel.

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C’est décidé, je ne remettrai plus jamais les pieds chez un coiffeur. Déterminée à chouchouter mes bouclettes, je découvre un groupe Facebook consacré aux soins et à l’entretien des cheveux bouclés, frisés et crépus au naturel. Ici, près de 25 000 personnes, dont une majorité de femmes, échangent des conseils, des recettes et se remontent le moral. Je me rends compte, stupéfaite, après avoir lancé un appel à témoignages, que porter ses cheveux au naturel n’a rien d’anodin pour beaucoup d’entre elles. « Mouton », « caniche », « serpillière », « cheveux de sorcière », ou encore « poils de cul », près d’une centaine de femmes racontent avoir été victimes de moqueries et d’insultes.

Les réflexions commencent souvent dès le plus jeune âge, comme l’a constaté Agnès, qui a décidé d’en faire un livre jeunesse, Ce n’est pas si grave, publié aux éditions Enfants d’Aujourd’hui en 2019. Maman de deux enfants métis, l’un avec les cheveux crépus, l’autre « curly », elle ne s’attendait pas à ce que ses fils subissent autant de comportements déplacés. « Des inconnus dans les magasins leur touchaient les cheveux comme si c’étaient des chiens. »

Le plus jeune des deux garçons, Simao, ne supporte pas qu’on le surnomme « le petit mouton » dans son école du Tarn-et-Garonne. Dès l’âge de 6 ans, il souhaite se lisser les cheveux. « Dès qu’il sortait de la douche, il prenait la brosse et aplatissait ses cheveux à fond. Il me disait : "Regarde maman comme je suis beau" », se souvient-elle.

Le déclic c’est le jour où la maîtresse demande à son fils aîné de réaliser son autoportrait : il se dessine avec des cheveux blonds, lisses et la peau claire. « Il avait compris que pour avoir les cheveux raides, il fallait être blanc, alors il est allé jusqu’à changer son identité. »

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Un processus d’aliénation que décrypte la sociologue Juliette Sméralda, dans son ouvrage Peau noire, cheveu crépu, publié aux éditions Jasor en 2005. La chercheuse martiniquaise fait notamment le lien entre dénaturation du cheveu crépu et héritage de la période coloniale.

Lors de la traite des noirs, les individus étaient hiérarchisés en fonction de leur couleur. Dans les plantations, ceux qui avaient la peau plus claire pouvaient échapper au travail dans les champs et devenir « nègres de maison ». C’est ce qu’on appelle le colorisme. Cette discrimination s'étend aussi aux cheveux. « Plus une personne noire a les cheveux proches de ceux des blancs, c'est-à-dire bouclés et non frisés, frisés et non crépus, moins elle va être infériorisée », souligne la sociologue afro-féministe Carmen Diop.

Le cheveu lisse a été imposé au fil des siècles comme la norme en matière de beauté universelle. « Encore aujourd'hui aux Antilles, avoir un "bon cheveu", c’est avoir un cheveu qui n'est pas crépu, qui n'a pas besoin d'être défrisé avec des fers chauds ou à l’aide de produits chimiques. »

Outre-Atlantique, le phénomène du passing, où des noirs clairs de peau se faisaient passer pour des blancs, illustre bien cette question du cheveu, analyse Maboula Soumahoro, spécialiste des Etats-Unis et de la diaspora noire/africaine. Au XXe siècle, « il y avait un test, au sein des élites noires. Ceux qui voulaient entrer dans le cercle devaient passer un peigne ou une brosse et si ça ne passait pas, le cheveu était considéré comme trop crépu, alors ils étaient exclus. » 

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« Ce qui est intéressant c'est que même chez des personnes qui se considèrent comme blanches, le cheveu va être la caractéristique qui va faire qu'on va les inférioriser », complète Carmen Diop.

Perturbée, je ne comprends pas tout de suite où elle veut en venir. Puis des souvenirs me reviennent. Je me revois en classe de 4e, je sens une main dans mes cheveux. Je suis tétanisée. Mon voisin de derrière me caresse les boucles en plein cours.

Un flash. Cette fois, je suis assise dans le fond du car scolaire et j’entends dans mon dos « T’as vu, elle a les cheveux crépus comme une Africaine. »

« Voilà, vous avez expérimenté ce que ça peut faire d’être noir, me lance la sociologue. Sauf que ça vous est arrivé une fois ou deux dans votre vie, alors qu'une femme noire ce sera tous les jours et cela concernera aussi sa couleur de peau. »

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Alexandra me ressemble comme deux gouttes d’eau. Elle est métisse. Son papa est ivoirien. Ses cheveux sont bruns crépus et longs. Elle a connu les défrisages, les tresses et a longtemps détesté sa chevelure. La jeune femme de 31 ans me raconte son histoire chez elle, à Mouscron en Belgique, entourée de ses deux filles. Les réflexions débutent pendant son enfance en Côte d’Ivoire et se poursuivent lorsqu’elle déménage dans le nord de la France à l’adolescence. « Tes cheveux sont bizarres », lui disent à plusieurs reprises ses camarades au lycée.

Une récente étude américaine, publiée dans la revue Social Psychological and Personality Science en août 2020, montre que les femmes noires qui portent leurs cheveux au naturel sont plus victimes de discriminations à l’embauche que celles avec des cheveux lisses et bien évidemment que des femmes blanches. Selon Ashleigh Shelby Rosette, qui a mené l'enquête, elles seraient considérées comme « moins professionnelles » par les recruteurs.

Lorsque je suis entrée dans la vie active, il y a quatre ans, j’avais peur des remarques sur mes cheveux crépus. Un jour, j’ai osé les porter détachés. J’avais envie de les laisser respirer après tant d’années de produits chimiques et de tresses serrées. Je travaillais dans un service commercial export pour des pays d’Afrique. Peut-être que cet environnement m’a aidée à assumer. À ma grande surprise, mes collègues m’ont beaucoup complimentée sur ma chevelure.

Alexandra n’a pas eu cette chance. « En école d’esthétique, lorsque je recherchais un stage, dès que je rentrais dans les instituts, on me disait "ça ne va pas le faire", se souvient-elle. J’avais arrêté les défrisages chimiques donc j'ai commencé à me lisser les cheveux et à faire des brushings. » Mais la remarque la plus blessante vient de sa responsable alors qu’elle est employée dans un institut de beauté à Tourcoing. « Quand tu fais des tresses, ça fait sale, on dirait une rasta. Ce n'est pas présentable pour les clients. »

Selon Carmen Diop, qui étudie les trajectoires des femmes noires diplômées en France, il s'agit pourtant rarement de demandes formelles de la part de l'employeur. « C'est tellement intériorisé qu’il n’a même plus besoin de le dire. » La chercheuse constate qu'une grande partie des femmes qu'elle suit se défrise ou porte des perruques, car elles estiment qu’elles ne peuvent pas se présenter au travail avec leurs cheveux au naturel.

Suite à la remarque de son employeur, Alexandra décide de chercher un autre emploi. C’est la dernière réflexion qu’elle subira au travail. La conseillère beauté assume aujourd’hui ses cheveux et fait tout pour que ce soit le cas de ses enfants. « Avant, je n’aimais pas ma couleur de peau et mes cheveux, lance Jade, 9 ans, d’un air timide. Mais depuis que maman m’a parlé de l’Afrique et de l’histoire du cheveu crépu pendant le confinement, je suis fière ! »

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La fierté, c’est aussi le sentiment des femmes Nappy qui revendiquent le port du cheveu au naturel. Le terme anglophone Nappy est à l’origine très péjoratif. Il était utilisé par les esclavagistes pour désigner les cheveux de leurs esclaves. Au début des années 2000, les Nappy se sont réappropriées cette expression, qui devient alors la contraction de Natural and Happy. « Être Nappy ce n'est pas une mode », rappelle Miguèle Serbin, considérée par certains comme la « mère des Nappy » en France. « Ce n'est pas non plus s'opposer aux femmes qui veulent porter des perruques et des tissages, c'est juste montrer qu'autre chose est possible. »

En réalité les Nappy, d’abord portées par le côté esthétique, s’inspirent aussi des pionnières comme Angela Davis, militante afro-américaine membre des Black Panthers, qui dans les années 1960 était l’une des rares femmes médiatisées à porter une coupe afro dans l'espace public.

C’est en commençant à porter ma chevelure crépue au naturel, que j’ai découvert la célèbre activiste. Aujourd’hui, à 25 ans, je porte fièrement mes cheveux comme elle, et j’en ai fait un acte militant, car de nombreux combats restent à mener : discriminations, produits défrisants dangereux pour la santé, absence de formation chez les coiffeurs. D’ailleurs, Miguèle Serbin, espère avec son association, le conseil consultatif pour la valorisation du cheveu crépu en France, réussir à faire bouger la législation française et européenne et pourquoi pas inscrire le mot Nappy dans le dictionnaire.

Cependant, « le phénomène Nappy ne bénéficie pas qu’aux femmes noires », assure-t-elle. « Lors des événements Nappy à Paris on voyait des femmes de toutes les origines et de tous les milieux sociaux. »

Grâce aux femmes Nappy, j'ai effectivement appris à prendre soin de mes boucles châtain et de nouvelles marques spécialisées, comme Noir Ô Naturel ou Les secrets de Loly, ont envahi peu à peu ma salle de bain. Des salons de coiffure dédiés ont également ouvert leurs portes comme Boucles d'Ebène en 2011 à Bagneux (Hauts-de-Seine) et Le Bar à Boucle à Paris en 2018. Aujourd'hui leur carnet de rendez-vous est même complet jusqu'à deux mois à l'avance.

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Porter ses cheveux au naturel n’était au départ qu’une question de santé pour moi. C’est devenu une question d’esthétique et de confort. Désormais, je sais que c’est un acte militant.

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Portrait Mélanie
Mélanie Barbotin

Journaliste pigiste, diplômée de l'ESJ Lille, je travaille aussi bien pour la presse écrite, la radio et le web. Je suis notamment passée par les rédactions de Radio France et Ouest-France.Toujours équipée de mon appareil photo, mon micro et mon stylo, je reste à l’affût de témoignages et d'histoires à raconter.

Portrait Deborah
Deborah Adoh

Je suis journaliste spécialisée en sport. Passée par l'École Supérieure de Journalisme de Lille, je traite tout type de sujet. J'aime mettre en avant ceux et celles à qui on accorde pas assez la parole : des athlètes handisport aux femmes scientifiques. Curieuse de nature, j'aime découvrir de nouveaux univers et changer de regard sur le monde grâce à des rencontres et des reportages.