Raconter le monde par l'intime
Jean-Baptiste Phou

Par Jean-Baptiste Phou

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Crédit photo : Jean-Baptiste Phou

Quel que soit le moyen de rencontre — dans les bars ou par le Minitel qui vivait ses dernières heures — une phrase revenait constamment : « désolé, pas branché asiatique ». Aux yeux de ceux que je rencontrais, c’est tout ce que j’étais : « asiatique » et apparemment, c’était situé tout en bas de l’échelle du désir.

Biberonné au Club Dorothée, je suivais avec avidité toutes les sitcoms d’AB productions. Quand apparut le personnage de Gérard dans « Les Filles d’à côté » au milieu des années 90, ce fut le choc. C’était la première fois que j’étais confronté à un personnage manifestement homosexuel à la télévision. Un personnage comique sans grande consistance, bodybuildé, caricaturalement efféminé… auquel je n’arrivais pas à m’identifer totalement et dont mon entourage se moquait vertement à coups de « PD », « pédale », « tapette ».

Même si ces insultes ne m’étaient pas destinées, je les prenais en pleine figure. J’ai su très tôt que j’étais attiré par les garçons. Dans le même temps, j’ai pris conscience des railleries voire de la haine que cette différence pourrait me valoir si cela se savait. Aussi, je n’en parlais à personne et me sentais terriblement isolé. Dans ma banlieue parisienne, pas d’autres garçons comme moi déclarés à l’horizon. Adolescent, j’étais persuadé que je finirais seul. Que mon « cas » était unique et désespéré. Je me demandais si cette vie d’affliction et de marginalisation qui m’était promise en valait bien la peine.

De l’autre côté du périphérique, j’avais entendu parler d’un quartier idyllique, le Marais, où de beaux garçons se promenaient main dans la main et s’embrassaient à pleine bouche en toute quiétude. Pas encore majeur et la peur au ventre, j’ai fait mes premières incursions dans les bars de la capitale. Parmi les grands types baraqués, habillés à la dernière mode dans des t-shirts moulants et se déhanchant sur des sons technos, je détonnais : moi, le banlieusard complexé, l’ado maigrichon flottant dans des vêtements trop larges et caché derrières des lunettes épaisses, je rasais les murs, totalement invisible.

Mais mon allure n’était pas seule en cause. Quel que soit le moyen de rencontre — dans les bars ou par le Minitel qui vivait ses dernières heures — une phrase revenait constamment : « désolé, pas branché asiatique ». Aux yeux de ceux que je rencontrais, c’est tout ce que j’étais : « asiatique » et apparemment, c’était situé tout en bas de l’échelle du désir.

Un peu plus tard, avec l’apparition des sites de rencontre, la chose s’affichait carrément sur les profils : « pas d’asiates, pas de folles ». Une fin de non-recevoir presque aussi commune que « pas de photos, pas de réponses ». Sous couvert de « préférences », chacun y allait de son commentaire raciste : « vous vous ressemblez tous », « vous êtes tous passifs », « vous avez des petites bites ».

Les autres minorités semblaient jouir d’a priori plus attrayants : le Noir incarnait l’étalon bien monté et l’Arabe, le macho dominateur. Ils étaient même « à l’honneur » dans les populaires soirées BBB, le fameux slogan Black Blanc Beur symbole de la France multicolore dont les Asiatiques étaient absents… En réalité, quel que soit le groupe, il s’agissait de stéréotypes réducteurs, enfermants. Seuls les Blancs semblaient jouir du droit de se définir comme ils le désiraient en fonction de leur personnalité, de leurs goûts et de leurs pratiques.

En effet, le milieu gay se révélait être une sorte de marché ultra libéral et hyper spécialisé où tous les produits étaient disponibles : minets, daddies, bears, sous-vêtements, cuirs, SM… les catégories ethniques étaient une denrée comme une autre, avec les « asiates » comme dernier maillon de la chaîne alimentaire, mis au rebut avec les « folles », les « gros » et les « vieux ». En somme, tous ceux qui ne cadraient pas avec l’image vénérée de la virilité tout en muscle, en poils et en « gros paquet ».

Moi qui croyais trouver une communauté où je pourrais enfin être accepté et m’épanouir, je découvrais un milieu excluant et sectaire.

Et puis, j’appris qu’il existait des hommes qui aimaient exclusivement les Asiatiques, qu’il était possible de les rencontrer dans certaines soirées et sur certains sites dédiés. Je tentais ma chance de ce côté-là. A ces soirées, le tableau qui se dressait devant moi évoquait un Phuket glauque sans les plages ni le soleil : des hommes blancs aux physiques ingrats et à l’âge de la retraite faisant sauter sur leurs genoux des éphèbes « orientaux » plus au moins consentants. De même, les conversations prenaient toujours un peu la même tournure :
« Laisse-moi deviner tes origines : tu ne ressembles pas à un Coréen ni à un Japonais hum… Vietnamien, oui c’est ça, t’as la tête d’un Vietnamien ! ».
« Ah, tu es né en France… tu es une banane alors : jaune à l’extérieur, blanc à l’intérieur ! ».
« Tu es d’origine cambodgienne ? Génial, j’ai adoré le Laos ! Les garçons là-bas sont pauvres mais tellement souriants… ».
Et la fameuse réplique qui revenait systématiquement :
« J’adooooore les Asiatiques !! ».

Moi qui m’imaginais qu’être désiré pour mes origines serait quelque chose de flatteur, j’avais le sentiment tout à fait inverse. Je me sentais rabaissé, réduit à l’état d’objet interchangeable.

On continuait à me considérer uniquement par le prisme racial, cette composante censée définir tout mon être. Je n’étais résumé qu’à ça. Rejeté pour ça. Fétichisé pour ça. Peu importe ma personnalité, mes traits, mes centres d’intérêts, mes efforts pour affirmer mon originalité, mon apparence désormais plus soigné. Rien à faire. J’étais enfermé dans cette identité.

Mon entrée dans la vie homo était décidément semée de déceptions. Pourtant, je n’arrivais pas à me résigner. Aussi j’affûtais une nouvelle stratégie. Puisque les Blancs chosifiaient tous les autres groupes sur des bases « racialistes », puisqu’ils avaient élaboré ce système pour se placer en haut de la pyramide, je décidais que j’allais les écarter à mon tour. J’allais entrer dans une phase de résistance : réinvestir l’humanité qu’on m’avait niée, à moi et à d’autres, avec mon corps comme seule arme. Je n’avais pas encore 18 ans que déjà, je ne considérais plus les rapports charnels et sentimentaux pour ce qu’ils étaients. Ils allaient devenir pour moi des actes militants et politiques.

Mais je prenais le soin de ne pas répéter les mêmes comportements et approches lourdingues que j’avais pu subir. De ne pas catégoriser ou fétichiser à mon tour. C’est ainsi que j’ai rencontré mes premiers petits amis. Des garçons importants dont j’ai été amoureux. Ils ont été cela pour moi, avant d’être Antillais, Béninois ou Colombien.

Les premières années de mon exploration amoureuse étaient également de celle des corps, des épidermes et des corpulences. Il y avait pourtant un groupe qui paraissait complètement hermétique, inaccessible, imprenable : les autres Asiatiques. Lorsque j’approchais des garçons qu’ils soient d’origine vietnamienne, cambodgienne ou chinoise, je me cognais contre un mur. J’étais dérouté par la formulations de ces refus : « mais je ne suis pas lesbienne ! », « moi avec un autre Asiatique : JAMAIS. Ça serait comme coucher avec ma sœur ! », « il n’y a que les Blancs qui peuvent me satisfaire ! ».

Apparemment, deux hommes asiatiques ensemble constituaient un acte répugnant, contre-nature, inconcevable. Si je restais sidéré face à un tel racisme intracommunautaire, j’avais fini moi-même par intérioriser que nous étions moins désirables. Comment étions-nous arrivés à un tel désamour des nôtres, à une telle détestation de soi ? Le « jaune » censé nous définir, représentait-il la couleur du dégoût ?

A l’âge de 24 ans, je m’envolais pour l’Espagne pour mes études avant de trouver du travail sur place. C’est aussi à ce moment que j’ai commencé à assouplir mes critères. Ainsi, je levais mon « boycott » envers les Blancs en me disant qu’ils n’étaient certainement pas tous de méchants oppresseurs racistes. J’avais surtout envie de croquer la vie à pleines dents et m’autoriser toutes sortes de nouveaux plaisirs. Quitte à voir du pays, autant en profiter un maximum. A moi les beaux Espagnols !

Ironiquement, lorsque je travaillais à Barcelone, j’ai fait la connaissance d’un garçon blanc... français ! Quelques mois à peine après le début de notre relation, je reçus une proposition de travail à Singapour et nous décidions de partir ensemble vivre cette nouvelle aventure.

En tant que couple mixte, nous avons tout de suite été catalogués : moi en "potato queen" étant un non Blanc sortant avec un Blanc, et mon compagnon en "rice queen" étant un non Asiatique sortant avec un Asiatique. Vu mon parcours sentimental, je ne voyais pas vraiment la pertinence de ce label, mais comment y échapper ?

Au sein de la communauté homosexuelle locale, tout le monde était désigné par son ethnie et sa préférence ethnique. Les Asiatiques attirés par d’autres Asiatiques étaient appelés "sticky rice" et les Blancs ensemble "mashed potato". Singapour étant une cité-État cosmopolite, les plats se déclinaient en d’autres saveurs : "curry queen" pour les fans d’Indiens, "satay queen" pour les fans de Malais et Indonésiens…

J’étais moins gêné par ces étiquettes que par la différence de traitement entre mon compagnon et moi : les portes s’ouvraient à son passage, on s'adressait uniquement à lui, on lui tendait systématiquement l’addition tandis que l’on me donnait le sentiment d’être son escort quand je n’étais pas ostensiblement ignoré.

En société, j’avais toujours le droit aux mêmes commentaires désagréables : « ton copain a trouvé un travail ici et tu l’as suivi ? ». Alors que c’était précisément l’inverse. A mes oreilles sonnait aussi cette constante mise en garde : « il va avoir tous les mecs à ses pieds et il va te quitter ».

Aux quelques soirées gays où nous sommes allés, je constatais médusé que des garçons se jetaient littéralement sur lui jusqu’à parfois me pousser du coude pour lui parler. Je vivais violemment toutes ces micro-agressions tandis que lui ne les percevait pas forcément voire pire, les niait, ce qui provoquait des tensions entre nous. A la longue, nous sortions de moins en moins, fréquentions de moins en moins de monde. Du moins, ensemble.

Un jour, il m’annonça qu’il avait eu un « moment de faiblesse » avec un garçon singapourien. Quelque chose en moi se brisa. Il m’avait trompé. Avec un autre Asiatique. Un détail qui me blessa et finit par m’obséder plus que l’infidélité elle-même. Mon curseur était-il à ce point détraqué ? Notre relation qui battait déjà de l’aile se dégrada subitement. Quelques semaines plus tard, nous nous séparions.

Tandis que ce chapître amoureux s’achevait, je démissionnais de mon travail dans la finance à Singapour pour me lancer dans une carrière artistique. Je laissais tout derrière moi pour faire peau neuve au Cambodge, pays d’origine de mes parents. Pendant la douzaine d’années où j’y ai vécu par intermittence, j’y ai constaté une formidable évolution dans les rapports entre garçons.

Pendant mes premiers séjours, on pouvait observer une scène gay discrète faite de quelques bars avec une prostitution visant principalement des "suggar daddies" étrangers. L’homosexualité, taboue, se vivait cachée. Une situation qui a radicalement changé en moins d’une décennie, favorisée par l’émergence d’une jeunesse plus affirmée, issue de la classe moyenne, connectée grâce aux applications de rencontre et désormais habituée à des images d’hommes asiatiques attirants et valorisés sur la toile et dans la culture populaire.

C’est également au Cambodge que je vécus des expériences tout à fait inédites. Pour la première fois, j’avais l’impression qu’avec les hommes cambodgiens que je rencontrais, la problématique raciale ne s’invitait pas au lit.

Je n’avais plus à performer « l’Asiatique », ni à devoir répondre aux attentes et projections qui allaient avec. Je pouvais être ce que je voulais, être moi-même et même m’essayer à d’autres versions de moi-même. L’acte n’était plus vécu comme un rapport de force dont j’essayais de m’affranchir mais comme un acte de plaisir libéré. Dans leur regard, je redevenais une personne à part entière.

Je n’idéalise pas pour autant ces rapports. Étant Cambodgien de l’étranger, ethniquement sino-khmer, entrant dans une autre catégorie d’âge… il y avait sûrement d’autres biais qui entraient en jeu mais qui ne m’entravaient plus.

Il m’a fallu tout ce chemin pour me défaire du poids et de limitations liés à la couleur de ma peau, qu’ils aient été réels ou imaginaires, extérieurs ou intériorisés. Avec le temps, j’ai aussi appris à repérer et à fuir les situations potentiellement oppressantes. Autant de phrases, de regards, d’attitudes qui mettent en alerte. J’avance plus armé, plus lucide, plus consentant.

Pour autant, je ne rejette plus comme on a pu me rejeter. Je laisse le bénéfice du doute sans condamner catégoriquement de prime abord, quitte à me tromper. J’ai été souvent déçu, parfois agréablement surpris.

Ainsi, l’amour a de nouveau fait irruption avec un homme à qui je n’aurais pas forcément ouvert la porte si j’étais resté campé sur mes positions. Un homme avec qui je me sens heureux, apaisé, complémentaire malgré nos différences, notamment ethniques.

La question raciale s’immisce parfois dans nos interactions personnelles et sociales. Une question secondaire qu’on apprend à apprivoiser ensemble, chacun prenant sa part. La plupart du temps, nous sommes simplement pris dans notre quotidien, nos joies et nos peines… de couple.

Alors, à cet adolescent solitaire, sombre, en colère que j’ai été, à cet adolescent pris de désespérance, traversé par des idées noires… j’aimerais lui dire qu’il sera vu, qu’il sera désiré, qu’il sera aimé pour tout ce qu’il est, dans toute sa complexité, son entièreté et sa singularité.

A tous ces adolescents.

Ne ratez pas les prochaines frictions..!

Jean-Baptiste Phou
Jean-Baptiste Phou
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Jean-Baptiste Phou est né en France de parents sino-cambodgiens. Il est auteur, metteur en scène, comédien et chef de projet culturel. Sa première pièce “Cambodge, me voici !” est publiée aux éditions de l'Asiathèque en 2017.