Reportage

À la recherche de l'âme de Bristol

La révolution et après ?

31/08/2021

Dans sa chambre de jeune banlieusard, Karim rêve de Bristol, ville du groupe de rock légendaire Massive Attack et symbole de cet esprit rebelle. Plus de 20 ans plus tard, il part à la recherche de l'âme du groupe à Bristol qui a vu naître le phénomène Banksy entre temps. Mais ce qu'il y trouve est bien différent ...

J’ai toujours été fan des Massive Attack et la ville de Bristol m’a toujours fasciné. J’y ai traîné mes sales sneakers il y a plus de 20 ans. À l’époque, je grattais du papier pour des magazines de culture urbaine, même si je hais cette expression, et j’avais suivi le groupe de rap Saïan Supa Crew, des types marrants qui se sont depuis séparés et ont pris des chemins bien différents. Revenons à Bristol, début des années 2000, et mon rédacteur en chef me demande si je veux suivre la tournée des Saïan au Royaume-Uni. Le groupe avait un succès d’estime à l’étranger. Je revenais d’un voyage de quelques semaines au Maroc quand j’ai reçu le coup de fil, alors que j’essayais d’ouvrir ma boîte aux lettres défoncée dans le hall de la tour Cortina, dans le quartier des Olympiades. On était au mois de juillet, j’étais plus ou moins célib (statut compliqué) sans petites bouches hurlantes à nourrir, sans pension alimentaire à payer, les tours de Chinatown se transformaient en autocuiseurs et je n’avais rien prévu pour la semaine suivante. Et puis Bristol. Qui refuserait d’aller à Bristol même s’il fallait dormir dans un tour bus lourd d’effluves de corps humains fatigués et trop sollicités ?
La vérité, nue et sans fard, mes frères de son, c’est que je n’ai rien vu. De Bristol je n’ai vu qu’une salle de spectacle et une petite rue somnolente. J’ai passé mon temps à écouter le groupe tester le son sur la scène, ce qu’on appelle ici des balances, mais je préfère quand même le terme anglais de soundcheck, c’est moins connoté. En reportage, vous passez des heures à parler avec le groupe de tout et de rien, à manger avec les types, et attendre. Avec les rappeurs, on attend toujours quelque chose. Déjà les rappeurs eux-mêmes, fatigués après deux heures de show, en état de sudation extrême, assoiffés et affamés, pas très disponible pour une longue et profonde interview. Et puis les managers, le tourneur, le type de la maison de disque, le road manager et quelques parasites qui tournent autour, ce qu’on appelle pudiquement l’entourage. Je ne parle pas du Saïan Supa Crew, je parle de mon expérience générale de journaliste spécialisé dans la presse musicale. Je n’ai rien vu de Bristol. Donc je ne suis pas mort foudroyé par la beauté tellurique de la ville, par l’âme abrasive du Massive, je suis reparti dans le bus au petit matin, direction Londres.

Me voilà dans Stokes Croft super branchouille et au chic bohème un rien agaçant, avec Chris, coursier Deliveroo de jour et photographe indépendant de nuit, à chercher une espèce d’âme de la ville…

20 ans plus tard.
Je suis retourné à Bristol il n’y a pas longtemps. Je voulais, de manière très prétentieuse, percer le mystère de cette ville. La ville de Massive Attack, de Banksy, Portishead et de Tricky. La capitale mondiale du street art, même si je sais que Vitry-sur-Seine aimerait bien jouer dans cette catégorie. Bristol la rebelle : quand le géant de l’agroalimentaire Tesco a essayé de s’implanter dans le quartier néo-beatnik de Stokes Croft (l’artère ultra progressiste et ultra chère de Bristol), les gens du quartier ont résisté en affrontant la police. Alors que je déambule sur Stokes Croft avec Chris, un pote photographe originaire de Bristol, je commence à douter. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être à cause de la spécialité nouvelle cuisine à 20 livres l’assiette qu’on me propose dans un de ces bars gourmets dans lequel un bistrologue barbu et tatoué m’explique la physique quantique d’une cuisson de poiscaille réussie, mais ça fait un peu cher le cours de cuisine. J’ai l’impression que la ville ne fait pas de cadeau. Je m’explique : j’ai fantasmé Bristol comme une ville libre et créative, une ville qui pouvait produire une entité comme le Massive ne pouvait que l’être non ? Et me voilà dans Stokes Croft super branchouille et au chic bohème un rien agaçant, avec Chris, coursier Deliveroo de jour et photographe indépendant de nuit, à chercher une espèce d’âme de la ville, un vortex multi-séquentiel nourri de l’esprit tourbillonnaire du Massive, de Tricky, de Portishead et de Banksy, à frapper aux portes des gens pour leur demander où traînent Robert Del Naja, les gars de Portishead ou encore Adrian Nicholas Matthews Thaws, plus connu sous le nom de Tricky.

« Les journalistes de tous les tabloïds du pays sont venus à Bristol et ont proposé des sommes folles aux habitants pour qu’ils leur donnent le nom et l’adresse de Banksy mais personne n’a parlé. Bristol reste quand même solidaire avec Banksy » me dit Chris, entre deux thés bio à 8 livres. À ce rythme-là, bientôt, je n’aurai plus une thune et je finirai par mendier quelques pièces devant le Hamilton House, temple solaire de la contre-culture dans lequel il faut tout de même débourser une poignée de livres pour une tasse d’eau chaude. Ou comme Angus, un street artiste toulousain que j’ai contacté depuis Paris, un mec qui passe son temps à peindre des maisons à Bristol contre rémunération. Je dessine parfois des personnages de cartoon, des gangsters avec des yeux exorbités et des chevelures hirsutes, au marqueur, je pourrais peut-être gagner de quoi retourner à Paris Sud.

Angus est un street artiste qui fait son petit business, sans ego surdimensionné et surtout sans ce complexe de ce que j’appellerais le mur autorisé. Res One, un puriste du graffiti, vandale membre d’un groupe mythique de peintres sauvages de la ville, les DBK (Dirty Bristol Kidz) que je rencontrerai quelques jours plus tard me le dira sans euphémisme : « On a des kids qui défoncent toute la ville et qui risquent la prison. À côté de cela, tu as tous ces artistes subventionnés par la ville et qui font de jolis dessins sur les murs. C’est ça le Nouveau Bristol. » D’après lui, Bristol a commencé à perdre un peu de son âme en 2006 quand Massive Attack a disparu de la scène locale, avec ces histoires assommantes de contrats de l’industrie phonographique qui finissent toujours par des albums dit Best Of, une manière polie de prendre la porte sans la claquer. Quand est-ce que Bristol a cessé d’être le secret le mieux gardé du Royaume ? « 2010, claque Res One. Quand ils ont commencé à faire des conférences et des tours street art pour les seniors et les classes de primaires. »
Certains d’entre vous trouveront que Res One rage un peu. J’aime les villes pastels et colorées mais je trouve toujours ironique que le type qui appelait la police 10 ans plus tôt pour signaler un graffiti vandale sur la façade de son immeuble s’extasie aujourd’hui sur une œuvre aux couleurs acidulées et rafraîchissante comme un sorbet à la mandarine, probablement réalisée par le même vandale qui avait profané les murs de sa copropriété il y a une décennie de cela.
Je suis dans la bagnole d’Angus avec mon homeboy Chris, toujours à essayer de choper un peu d’âme de la ville. Bristol m’a gâté en bonne herbe parfumée et goûteuse, je ne pourrais pas le nier, ici les artistes sont généreux, seulement je ne suis pas venu pour la weed mais pour aller à la recherche de la Gestalt de Bristol.
– Est-ce que tu peux nous emmener à Knowles West ? je demande à Angus.
– Pas de problème mec.

Il prend la pose comme si sa mère avait accouché dans la cabine d’un photomaton.
Cool, naturel et authentique

On roule un peu sur Raleigh Road, l’artère bitume arty très représentative du festival de street art annuel Upfest. La gigantesque usine de tabac désaffectée a été transformée en un lieu branché, festif et alternatif où le prix d’une bière n’a rien d’alternatif. Une langue d’asphalte aphteuse sépare Knowles West du reste de Bristol. Ici c’est le sud-ouest de la ville, un alignement de rues dépressives et de petites unités HLM déprimantes. Je descends de la voiture comme si j’avais toujours habité là — c’est un peu ma méthode personnelle pour me fondre dans n’importe quel paysage urbain — et trois prolos blancs costauds aux tatouages décolorés qui arpentent le bloc sont complètement indifférents à ma présence. Chris prend quelques clichés, encore plus cool qu’une giclée de trip-hop.

Deux gamins noirs en Bi-Cross font crisser leurs pneus sur le macadam usé de ce ghetto blanc mutique et ils me font penser à Tricky, qui a grandi au sein d’une famille blanche, dans ces mêmes logements sociaux où aucun artiste de rue n’a encore daigné poser sa signature. Angus et moi poussons la porte grillagée d’un terrain de basket désert, comme si tout le quartier était une ville fantôme. Les ghettos sont souvent bruyants et plein de vie, comme un majeur tendu à la dislocation sociale. Ici, pas de gamins qui braillent, pas d’hommes qui jouent aux cartes ou aux dés, pas de femmes qui s’exercent les cordes vocales sur un petit ami négligent ou peu attentionné. Comment Tricky a-t-il pu être inspiré par ce quartier ? Ce quartier a eu une vie incroyable dans les années 80/90 et puis tout cela a fini comme un murmure dans la bouche d’un vieillard édenté, comme le quartier du Queensbridge dans le Queens, à New York. Une voiture vient à notre rencontre, probablement des dealers qui veulent faire un billet, persuadés que nous sommes des consommateurs éclairés, Angus, Chris et moi avec nos dégaines de cliquos*.
Encore une fois, la déception pèse sur mes épaules comme un sac à dos trop lourd.

Angus nous ramène dans le centre ville, et Chris et moi traversons Stokes Croft pour rejoindre le quartier jamaïcain de Saint Paul, en pleine terre yardie du nom de ces gangs caribéens qui contrôlaient la rue dans les années 80. Je marche au milieu des council estates en briques brunes, la version anglaise de nos HLM, des unités rectangulaires de quatre à cinq étages maximum, quand je tombe sur un mec qui mange du poulet créole dans une barquette, les fesses calées sur le capot d’une rutilante berline allemande.
– Bon appétit !
– Merci mec !
J’entends le son d’un CD sortir du système stéréo de la bagnole. Les enceintes sont balaises.
– C’est du bon son ! C’est toi ?
– Yep répond le lascar. C’est du pur grime**. Le retour du vrai son de Bristol.
– Est-ce que mon pote peut te prendre en photo ? C’est pour un magazine.
– Pas de problème mec !
Il prend la pose comme si sa mère avait accouché dans la cabine d’un photomaton.
Cool, naturel et authentique.

Il me parle des émeutes de Saint Paul en 1980.
Le 2 avril, les flics font une descente du Black And White Cafe, sur Grosvenor Road, l’artère principale du quartier. Ils soupçonnent ce bar, fréquenté par de jeunes Afro-Caribéens, de servir de QG à un important trafic de stupéfiants. Le quartier s’enflamme, sur fond de tensions avec la police, d’allégations de bavures et racisme, de chômage, de guerre des gangs et de pauvreté endémique. Rebelote en mai 1987. Le bendo explose de nouveau.

Mon interlocuteur s’appelle Sparface et essaie de se faire un nom sur la scène locale. La vie est dingue : vous rencontrez un type et 10 minutes plus tard il vous explique qu’il est impliqué dans une affaire de meurtre, entre deux bouchées de jerk chicken.
Le gros problème de Saint Paul ? Les promoteurs qui expulsent les locataires du parc privé dans des banlieues lointaines, parce que Saint Paul est collé à Stokes Croft. Les loyers ont flambé, obligeant les habitants historiques à plier bagage. La municipalité ne leur a pas encore vendu les HLM, Dieu merci, ce qui explique la présence de dealers dans le coin, et parfois certains soldent des mauvais comptes à coups de 9 mm. Sparface m’explique que ces petites turf wars (guerres de territoires) font encore un peu peur à certains ménages de bobos à vélos-écolo-cargo mais que le processus de gentrification est déjà bien enclenché. Il montre les mornes habitations du doigt, tout en mordant férocement dans son poulet. « Ça ne m’affecte pas encore mais ça pourrait ! (rires). Le quartier vit encore sur sa réputation, c’était super chaud ici dans les années 80/90, jusqu’à début 2000, les artistes qui venaient pour le carnaval se faisaient dépouiller en pleine rue, les embrouilles se réglaient à coups de lame puis à coups de flingues. Les gangs contrôlaient toutes ces rues que tu vois. Aujourd’hui, tu n’as qu’un seul centre social pour tout le quartier. Les ados rentrent de l’école et se retrouvent à traîner dans les rues. Avant, tu pouvais avoir accès à un studio municipal pour enregistrer tes maquettes mais c’est devenu compliqué maintenant. La ville coupe les budgets. »

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J’observe la rue, un peu dépité. L’esprit de Saint Paul est-il en train de mourir ?
– Tu rappes sur quels thèmes ?
– Je rappe sur le crime, la drogue, des trucs que je vis au quotidien, pour être honnête. J’essaie de faire mon billet. Avec ou sans la musique, je ferais mon truc, mais des mecs explosent à Londres et au niveau national, ce qui donne un peu d’espoir. Le hip-hop de Bristol se remet en selle. Je rappe sur tous les beats, trap***, grime. »
Il vient de finir une mixtape, All I Can See, sur laquelle il décrit sans fard le quotidien à Saint Paul. « Ici on vend de la coke, de la weed, toutes sortes de produits. C’est là que tu trouves du boulot facilement. Ya pas beaucoup d’opportunités dans le coin pour les kids. »
– Et l’esprit de Massive Attack ? La musique de Massive Attack influence-t-elle toujours la ville ?
– Qui ?
– Massive Attack, le groupe.
– Je connais pas mec, désolé.

Mon voyage touche à sa fin. Je rentre à Paris dans deux jours, probablement plus déprimé que jamais. Je ne ramènerai pas l’âme de Bristol dans mes bagages. Chris essaie de me consoler en racontant des blagues sur le vieux Bristol. Le bon vieux temps.
Merci Chris.

Ce texte est dédié à tous les gens de Bristol qui m’ont accueilli chez eux, dans leurs studios d’enregistrement, dans leur quartiers.

* client en argot

** Le Grime est un genre de musique électronique qui a émergé à Londres au début des années 2000. Il tire ses influences de la musique jungle, du dancehall et du hip-hop.

*** La trap est un genre de hip-hop popularisé au sud des États-Unis au début des années 2010.

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