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|| La solitude c'est les autres

Ep. 1/5 – « Ian m’a fait découvrir le terme de distanciation sociale »

Katharine Smyth

Par Katharine Smyth

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J’aurais aimé avoir un enfant à élever, pourtant : je m'étais donné jusqu'à quarante ans pour retomber amoureuse et ainsi repousser l’éventualité d’être mère célibataire, et c’était désespérant de penser que les dix-huit mois restants étaient désormais réduits à peau de chagrin.

Je n'avais jamais rencontré Ian en personne ; nous avons matché sur une application de rencontre en janvier, une semaine avant qu'il ne s'envole pour la Chine pour enseigner les cultural studies dans une université à Hong Kong. Nous avons continué à nous envoyer des messages, et c'est Ian qui, le jour de la Saint-Valentin, m'a fait découvrir le terme de distanciation sociale. Son école venait de passer aux cours en ligne, au moment où les magasins et les restaurants commençaient à fermer, et il se sentait seul. Il m’a décrit la vie à Hong Kong comme une sorte de super futur, dans lequel le tissu social s'était délité et où les citoyens vivaient sur une ligne de faille. Il déplorait l'impossibilité de se faire de nouveaux amis ou de faire des rencontres à l’ancienne ; il m'a envoyé un article du South China Morning Post sur la façon dont nous dépérissons sans contact physique. Il semblait relativement joyeux, cependant, et il en était venu à mener une vie d'ascète, courant vingt kilomètres par jour à travers les collines verdoyantes de Hong Kong et maîtrisant l'équilibre de sa posture en grand écart sur un bras grâce aux enseignements de Fiji McAlpine, son professeur de yoga virtuel.

À l'époque, le virus semblait, du moins à mes yeux, être une menace seulement pour la Chine. La distanciation sociale ferait un bon titre de roman, ai-je plaisanté, sans jamais imaginer que les Américains feraient de même quelques semaines plus tard, que l'expression rejoindrait bientôt tant d'autres — la propagation communautaire, une abondance de prudence, l'aplatissement de la courbe. Mais ensuite, l'événement littéraire pour lequel j'avais conduit ma mère à la maison d'été du Rhode Island a été annulé, en même temps qu’une grande partie de la vie à New York, et alors que j'étais habituée, et même m’épanouissais dans de longues séjours en solitaire — l'hiver précédent, j'avais choisi de m'isoler pendant soixante jours, une existence qui se révélait presque identique de celle que je menais désormais — je me suis rendu compte que cette fois-ci, je n'avais pas le choix, ce qui a donné lieu à une solitude intense et paniquée. Le coronavirus et l'isolement qu'il imposait, associés à l'incertitude quant à l'avenir, quant à la durée d'un tel retrait radical, constituaient la preuve la plus fragrante que, quatre ans et demi après mon divorce, j'étais encore fondamentalement seule.

Soyons clairs, de mille et une manières, j'ai été plus chanceuse que la plupart. En tant qu'écrivain et professeur particulier dans la trentaine, je n’avais pas à me soucier de ma santé ou de mes finances — comme mon patron l'avait dit dans un courriel, les cours en ligne étaient l'un des rares secteurs en croissance. Ma mère de soixante-quatorze ans s'isolait dans son Australie natale, un pays qui semblait se porter relativement bien, et j'avais accès à sa maison au bord de l'eau et à des promenades quotidiennes le long de la rivière. Alors que je me gavais d’infos en continu sur le virus, passant plus de cinq heures par jour à rafraîchir les flux en direct du Washington Post et du New York Times, je m'inquiétais pour les millions de travailleurs qui avaient perdu leur emploi, pour les 750 000 élèves des écoles publiques de New York qui n'avaient pas assez à manger, pour le fait qu'un jour prochain, nos soignants devraient bientôt trier les patients dans nos hôpitaux. Mais la conscience de sa propre bonne fortune ne suffit pas à tenir la solitude à distance, et ce fut une douleur d'un genre nouveau que de parler à mes amis pendant mes promenades sur la rivière et de réaliser que, alors que nous étions tous perdus et effrayés, eux, ils avaient au moins accès à un ou deux autres êtres humains contre qui ils pouvaient se blottir la nuit.

Je ne pouvais pas supporter l'assaut des réseaux sociaux sur toutes les adorables activités de quarantaine qu’apparemment, tous ceux que je connaissais entreprenaient avec leurs partenaires et leurs enfants : faire des raviolis maison, reconstituer des scènes de tableaux célèbres, maîtriser l'art du kintsugi. Je me suis sentie idiote quand j’ai envoyé des invitations de plus en plus pressantes à mes amis en couple pour qu'ils me rejoignent au bord de la mer, et que j’ai reçu pour toute réponse des SMS gentils, mais peu engageants. J'ai pris un plaisir morbide à lire des articles sur la montée en flèche des taux de divorce en Chine, à recevoir des dépêches de plus en plus désespérées de parents échouant à faire l'école à la maison. J’aurais aimé avoir un enfant à élever, pourtant : je m'étais donné jusqu'à quarante ans pour retomber amoureuse et ainsi repousser l’éventualité d’être mère célibataire, et c’était desespérant de penser que les dix-huit mois restants étaient désormais réduits à peau de chagrin. Le pire, c'est qu'un de mes deux chats les plus âgés, Oscar, perdait rapidement du poids ; le vétérinaire soupçonnait un lymphome intestinal, mais le technicien de laboratoire était chez lui avec des symptômes du corona, et personne au bureau ne pouvait lui faire passer une échographie.

J'ai écrit à Ian le 3e jour. "Je me sens seule !" "(CALIN)", m'a-t-il répondu — ce qui m'a fait plus de bien qu’on ne pourrait l’imaginer — puis, "Je te comprends, l'isolement, ça craint". Lui-même en était au 60e jour, et il m'a envoyé un selfie de sa barbe de quarantaine, épaisse et cuivrée, prise depuis son appartement immaculé, rempli de produits de soins visage et corps Esope et de meubles laqués rouges. Il a été réconforté d'apprendre que j'aimais son nouveau look — les Hongkongais n'avaient pas été très enthousiastes, a-t-il dit, attendant un style plus banquier de la part de leurs expatriés. Il m'a également envoyé, bien avant que ce soit en vogue, une playlist “Survivre au COVID”, avec des chansons comme "Let's Move to the Country" et "No More Airplanes", qui m'ont fait rire. Dans des circonstances normales, les huit mille kilomètres qui nous séparent auraient pu sembler être une distance trop importante, mais au fil des jours, nous nous sommes écrits de plus en plus. Il m'a tout raconté sur sa famille — la personne qui fabriquait des tonneaux sur le Mayflower était un de ses ancêtres direct — et sur ses années à l'étranger, à Istanbul et à Dublin ; je lui ai parlé de mes écrits et de mon chat malade. Il m'a souvent contacté pendant son petit déjeuner habituel, café et amandes, et il a fini par me proposer de faire un de ces "trucs bizarres de premier rencard en FaceTime". J'ai accepté, en précisant bien que d'ordinaire,  jamais je ne ferais une chose pareille, et nous avons établi un plan pour le vendredi suivant — mon 14e jour et son 71e jour. J'avais l'impression que Ian, dans la vraie vie, était trop entier, trop nomade pour moi, mais j'avais vraiment hâte.

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Katharine Smyth
Katharine Smyth
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Katharine Smyth est une écrivaine basée à Brooklyn, NY. Ses essais et articles ont été publiés dans The Paris Review, Elle, The New York Times, Literary Hub, The Point, DuJour, Poets & Writers et Domino, entre autres publications. Son premier livre, All the Lives We Ever Lived : Seeking Solace in Virginia Woolf, a été publié par Crown en 2019 et a été sélectionné par le New York Times Book Review Editors.

Credit Photo: Frances F. Denny.