Certains diront que c’est une pure coïncidence. Toujours est-il que je l’ai rencontré une poignée d’heures après avoir suivi ma première formation sur le racisme. J’avais dû remplir un tableau et dire à quelle fréquence je pensais à ma couleur de peau. Il était assis sur les marches d’un quartier très chrétien, assez huppé, assez joli de Beyrouth. C’était en mai et on sentait déjà que l’air ne ferait plus que se réchauffer. Qu’il nous cuirait. On a discuté d’escalade, de son boulot dans différentes ONG, de ses études en droits humains, de la révolution qui a eu lieu au Liban en 2019, et de l’explosion du port en août 2020.
A la main, Mohammad tenait une bière. Moi aussi. La condensation du frigo avait roulé en gouttes le long de la bouteille et un coin de l’étiquette se décollait. La nuit beyrouthine avait enveloppé la troupe d’anniversaire que nous étions quand j’ai réalisé que je n’avais parlé à personne d’autre depuis mon arrivée.
Je n’ai pas non plus percuté qu’il n’était pas blanc. Pour moi, il était simplement libanais, et donc plus mat que moi, d’une pâleur bleue de néon sous le soleil méditerranéen. C’est pourtant dès le premier petit matin que le sujet s’invite dans la conversation. Dans le vent frais qui entre par la fenêtre, nos peaux voisines contrastent gentiment. Il se trouve vraiment très noir. Et poilu. Il ne trouve pas ça très joli. « C’est du racisme intériorisé. » Il se désole.
Dans le vent frais qui entre par la fenêtre, nos peaux voisines contrastent gentiment. Il se trouve vraiment très noir. Et poilu. Il ne trouve pas ça très joli. « C’est du racisme intériorisé. » Il se désole
On est dimanche matin. Comme beaucoup de Libanais, il part rejoindre sa famille dans son village d’origine, à une heure et demie de route. On traîne dans le confort des draps froissés et de nos corps amis. Déballage classique de vies intimes passées. On compte sur les doigts de nos mains les nationalités de nos conquêtes. « Je dois remercier l’Allemande ou la Grecque, du coup, pour la qualité de la prestation ? » Il rit. « La Grecque, la Grecque. » Dans cette liste, pas une seule Libanaise. Je m’en étonne. « Les Libanaises veulent des mariages à 50 000 dollars, c’est pas mon truc… » Mais mes copines libanaises ne sont pas comme ça, je lui oppose. Elles ne veulent pas une très belle robe et des feux d’artifice avec vue sur la mer, mais du respect, de l’attention et de la liberté. Elles ont bien du mal à trouver. Il est arrivé il y a quelques mois à Beyrouth et il n’a sans doute pas encore rencontré la bonne personne. Il préfère donc des femmes moins apprêtées, négligées – reconnaissons-le – selon les standards libanais, qui viendront à un rendez-vous avec les cheveux non brushingués ? Avec un t-shirt froissé ? Les ongles courts et non vernis ? Apparemment, la réponse est oui. « Tu préfères nos corps blancs ? », je lui demande. La réponse est oui. Aussi.
Et puis, il me retourne la question : est-ce que j’ai déjà daté un Libanais ? Je réponds par la négative. Il trouve ça louche. Après cinq voyages de plusieurs mois, qu’est ce qui a bien pu empêcher ça ?
J’ai une explication tangible que je préfère taire. A plusieurs reprises, j’ai consciemment évité les hommes libanais, estimant que l’éducation sexuelle étant encore plus désastreuse qu’en France, toute cette entreprise risquait d’être bien fatigante – et potentiellement dangereuse. Déjà qu’amener le féminisme au lit fait pousser des ah et des oh à mes compatriotes… Pour tout dire, je n’étais pas non plus une grande fan du gras du bide qui semble surgir quasi automatiquement vers 25 ans sur tous les sujets masculins – mais mon regard sur le gras a beaucoup changé en dix ans, je l’apprécie désormais à sa juste valeur.
Au fond de moi, je me demande si mon racisme inconscient n’a pas sorti automatiquement tous ces hommes du champ de la séduction, et si cette formation n’a pas fini de me faire ouvrir les yeux. Je lui raconte tout ça. « Ah ! », il s’exclame, un sourire fend sa barbe, ses yeux prennent un tour perçant, comme à chaque fois qu’ils perçoivent quelque chose de politique.
Sous le soleil cramant, assis trempés sur un rocher de bord de mer, je trouve joli ce contraste de couleur des corps. Mohammad m’arrache à mes considérations de poète à la manque et me remet les yeux bien en face des trous: « Tu sais qu’au Liban, on a des sportifs africains qui font carrière ici ? A l’école, au basket, on m’appelait toujours l’Africain. Ce n’était pas méchant, mais blessant. Ma mère aussi, elle m’appelait souvent le noiraud. » Je ne sais pas quoi lui répondre. Je câline ce corps qui lui a donné tant de souci. Je ne comprends pas ce qui le différencie des autres : pour moi, il est juste un brin plus foncé que d’autres Libanais.
C’est dans son énorme SUV, un machin noir recouvert de poussière de la plaine de la Bekaa, un truc dont j’ai du mal à descendre à chaque fois, que je commence à comprendre de quoi il retourne. « C’est de la musique bédouine ! » il lance alors que nous dépassons un camion. Il partage son enthousiasme avec les chauffeurs, soudain surexcité. « Tu sais que je suis d’une famille de Bédouins, hein ? » Non, j’en avais aucune idée, et je ne sais même pas qui sont ces gens. Une pensée me saute à la figure, j’écarquille un peu les yeux en me figeant : où est-ce que je case ce Bédouin ? Au Liban, la confession religieuse de chacun est inscrite sur sa carte d’identité. De cette identité religieuse découle tout un univers mental et des positions politiques qu’avec les années je commence seulement à pouvoir deviner. Comme depuis le premier soir, cet homme-là fait buguer tout mon programme.
Comment s’inscrivent les Bédouins dans ce bourbier ? Ils ne s’inscrivent parfois pas du tout, me dit Mohammad, dont certains cousins n’ont pas de papiers d’identité. Il me parle de la mort de sa tante, que sa famille aurait du venger en allant tuer une personne de la famille du tueur. Il s’y est opposé. Il évoque aussi la formidable solidarité dans la communauté : si l’entreprise d’une famille fait faillite, alors tout le monde met au pot pour les sortir de cette mauvaise passe. Cet étudiant en droits humains, qui s’est frayé un chemin jusque l’une des meilleures universités du pays, me parle de sa passion passée pour les armes à feu. Sur l’écran de son téléphone, une photo de lui en costume sur un poney arabe, kalachnikov à la main, finit de m’achever. Je ris et j’ai du mal à croire que ce soit la même personne. Surtout quand quelques heures plus tard, il me passe un peigne dans les cheveux pour les démêler après la plage, sans m’arracher une grimace de douleur.
Face à ce mille-feuille identitaire – né dans une famille bédouine musulmane, élevé dans une école chrétienne, débarqué dans une capitale cosmopolite il y a 10 mois, je me sens plate, simple au sens d’ennuyeux et, en somme, assez vide. Je me sens prévisible pour lui qui a passé du temps en Allemagne, en difficulté pour faire sentir à quel point ma culture est différente de celle dont il s’est déjà approprié les codes. Je me demande si nous ne sommes pas toutes les mêmes à ses yeux, avec nos t-shirts en coton bio, nos trois mots d’arabe, nos opinions de « socialistes » comme il dit avec humour et dédain, bardées de masters, venues chercher on ne sait quoi. Je n’arrive à sortir en partie de cette petite boîte que parce que j’habite ce quartier un peu spécial où beaucoup de Libanais, dont lui, n’aiment pas mettre les pieds. Il rage en général en m’y déposant, il peste contre ce parti politique et cette armée, véritable Etat dans l’Etat, financé par l’Iran (ça y est vous l’avez ?).
« C’est illogique : pourquoi les gens les soutiennent alors qu’ils n’ont pas plus d’eau, pas plus d’électricité, pas plus de carburant et que les rues sont jonchées de déchets ? » fulmine-t-il encore quelques semaines après, les mains dans la vaisselle, après un dîner de feuilles de vigne préparé par sa mère. Merci Zeina. Nous sommes fin juin 2021, et le Liban s’enfonce à vue d’œil dans une crise dont on ne perçoit pas encore le fond. Il faut voir un pays s’effondrer pour comprendre. Chaque jour, des nouvelles alarmantes nous parviennent. Le flirt initial s’est vite transformé en conversations politiques, de plus en plus ponctuées par le fait que je n’ai pas d’eau courante, ou qu’il a pu trouver du carburant. Parfois on tourne la situation en dérision, comme quand je lui raconte comment j’ai arrêté mon Über le long de l’autoroute pour sauter dans une des seules pharmacies ouvertes de la capitale, un jour où elles sont en grève pour protester contre les pénuries de médicaments. L’urgence ? Trouver des capotes et du lubrifiant. L’effondrement c’est déjà pas marrant, mais si on doit en plus accommoder nos galipettes…
Plus sérieusement, en deux ans, la livre libanaise a perdu 90 % de sa valeur face au dollar, avec des implications très concrètes au quotidien. « Il te faut 4,5 millions de livres », compte-t-il une fois les mains sorties de la vaisselle. Devant nous, posée sur le matelas, une énorme liasse est effeuillée. Je compte. Il recompte. Je lui tends mes euros : Mohammad fait l’intermédiaire. Ces devises serviront à importer des médicaments de Turquie pour une famille qu’il connaît et qui ne peut pas se les payer au taux de change actuel, qui est affolant. Je leur ai fait un « taux d’amie ».
Et puis, il me retourne la question : est-ce que j’ai déjà daté un Libanais ? Je réponds par la négative. Il trouve ça louche. Après cinq voyages de plusieurs mois, qu’est ce qui a bien pu empêcher ça ?
Dans un monde normal, dans un pays qui ne s’effrite pas tous les jours comme une sculpture de sable, il me semble que l’argent n’est pas le premier sujet qu’on aborde quand on rencontre quelqu’un. On en parle plus tard et d’abord avec pudeur. Ici c’est l’inverse. L’argent est ce qui sépare désormais les Libanais des étrangers : les premiers sont généralement payés en monnaie locale qui ne vaut plus rien, et nous autres qui percevons euros et dollars vivons comme des rois dans un Beyrouth devenu moins onéreux. C’est Mohammad qui me briefe sur le pourboire à donner aux serveurs, la façon la plus socialement responsable de changer mes devises, ou encore comment je peux négocier avec ma colocataire pour augmenter ma part des dépenses de l’appartement. Depuis mon arrivée, il est obsédé par ces internationaux payés en devises qui profitent de la situation et ne partagent par leur énorme privilège avec leurs proches libanais. Lui a vu son salaire baisser et son loyer augmenter.
Quelques semaines auparavant, j’avais demandé à une rédaction de l’embaucher comme interprète pour l’un de mes reportages. J’étais certaine de pouvoir compter sur lui dans l’un des endroits les plus dépourvus d’espoir, les plus pourris de la planète : un camp de réfugiés palestiniens. Son empathie me scotche, sa faculté à s’adresser à tout le monde aussi. Dans cette déclinaison de l’enfer sur Terre, on fait une super équipe.
Le soir même, dans un restau, son verre de vin à la main, après un dîner mêlant étrangers et Libanais, il fixe la table carrée. Il a la nuque un peu basse. « J’ai l’impression qu’on a visité deux planètes aujourd’hui. Regarde-nous… » Nous sommes en plein centre de Beyrouth. Malgré la crise, le restaurant est plein. Nous avons à manger, des sanitaires dignes de ce nom, des possibilités. « Eux, ils sont toujours dans le camp. Ils vont rester. » On se laisse le temps d’encaisser.
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Lui aussi est resté. Mon avion a décollé pour le pays de l’électricité, avec une monnaie stable, où demain n’est pas synonyme d’abysse. J’ai tenu dans ma main mon pouvoir absolu : mon passeport. C’est quoi, l’indépendance et l’égalité dans un couple comme celui-ci ?
Nos corps se sont dissous et ne restent que nos voix. Je gîte. Parfois, au bout de quelques jours sans l’entendre, Mohammad devient une sorte de concept. Un bot sympathique pris dans une réalité virtuelle dystopique. Nos quotidiens ont divorcé à mesure de mon habituation. Je randonne en Lozère. Lui avale les gaz lacrymogènes de la police libanaise.
Deux ou trois fois déjà, nous avons frisé le malentendu. Je lui ai envoyé des messages légers, m’offusquant de ne pas recevoir immédiatement de réponse, alors qu’il n’avait pas l’électricité depuis plusieurs jours. Je me suis excusée. Il a buté sur une traduction d’un mot proche “d’autorisation” avant de me dire “ce n’est pas exactement ce que je veux dire, il y a la barrière de la langue”. Je l’ai cru, et je l’ai compris.
Nos retrouvailles seront beyrouthines. Pourtant, j’aimerais faire passer Mohammad de mon côté de la réalité : il ne connaît ni mes amis, ni mon pays. “Bienvenue en France”, lui ai-je écrit après qu’Eric Zemmour a souhaité interdire aux Français de donner son prénom à leurs enfants. “Conneries d’extrême-droite », a-t-il répondu, “mais tu peux m’appeler Jean-Paul ! ».