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|| Les yeux du Bayon

Ep. 3/3 – Le voyage immobile

Loïc Barrière

Par Loïc Barrière

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Crédit photo : Jean-Baptise Phou

J’aimerais faire part de mes projets à Charlotte mais j’imagine qu’on ne déboule pas dans la vie d’une mère de famille avec un tuyau dans la bouche et une perfusion dans le bras.

J’étouffe. 
J’entends les aides soignantes parler entre elles. Le médecin harcèle l’hôpital parisien pour que je sois transféré. Une infirmière s’invite dans la conversation. « C’est quand même dégueulasse. Ils nous ont pris les meilleurs respirateurs. Et c’est nos patients qui ne sont pas soignés ! » D’après ce que j’ai compris, je n’ai pas droit d’être transféré à Paris parce que je ne suis pas assez malade. 
Une autre infirmière me parle doucement. Je ne vois pas son visage, puisque son nez et sa bouche sont masqués, je ne vois même pas ses yeux à cause de la buée de ses lunettes, mais je suis touché par la grande douceur de sa voix. 

Je n’ai pas l’énergie de regarder facebook. Pourtant, voir défiler les photos de fleurs et de chats me ferait du bien. 
Je me noie. 
Quel jour sommes-nous ? Quelle heure est-il ? Les aides-soignantes se relaient pour me passer ma soeur ou son mari. Vientiane me dit : « Ton patron a appelé pour savoir comment tu allais.  » 
Elle m’appelle si souvent qu’elle ne sait plus quoi me dire. Son angoisse, elle essaie de ne pas laisser transparaître, mais je sens qu’elle se retient de pleurer, de hurler son désespoir et sa rage. L’aide-soignante a pris le téléphone. Je l’entends dire des choses agréables sur moi. Courageux, gentil. Elle ajoute : «On est révoltés madame ! C’est pas normal ! Il est jeune ! Le directeur de l'hôpital a appelé en personne mais Paris ne veut toujours pas le prendre en charge.»

Bien que mon esprit soit embrumé, je prends de bonnes résolutions, comme pour le nouvel an. Certains veulent manger moins, arrêter de fumer. Moi, si je m’en sors, je boirai du bon vin. Un ami m’a fait goûter des vins sans sulfite. Il m’avait dit : « Tu verras, ça ne te rendra pas malade. » Des petits producteurs qu’il connaissait personnellement. Rien bu d’aussi bon. Je dégusterai du champagne aussi, un bon Ruinard pour fêter mon retour. 
Pourquoi ce délire sur le vin ? Mon esprit va où il veut, je ne le contrôle pas. 
J’achèterai du café en grains et une machine pour le moudre. J’essaierai de trouver un boucher et je mangerai de la bonne viande : de l’aubrac, de la salers, de l’angus. La vie est courte, autant profiter des bonnes choses !

Et puis, je m’inscrirai aux cours de danse de la Maison du Cambodge. A moi la danse du singe et la danse du paon ! Un week-end sur deux, j’irai en province. Saint-Malo, Houlgate, Dinard, Dinand (je les confonds tout le temps), La Rochelle, Biarritz. Et Marseille ! 
J’ai 38 ans et je ne suis encore jamais allé à Marseille. 

Je me plongerai dans les classiques. Homère, Dante, Cervantès, Shakespeare, Racine ! Je veux progresser, m’élever, découvrir le beau. J’aimerais faire part de mes projets à Charlotte mais j’imagine qu’on ne déboule pas dans la vie d’une mère de famille avec un tuyau dans la bouche et une perfusion dans le bras. Si  mon esprit pouvait rencontrer le sien sans passer par le téléphone, le métro, Internet… 

Je me grise de toutes mes envies. 
Si seulement, je pouvais respirer. 

Il y a quelqu’un qui m’aimera quand je sortirai d’ici. Une femme qui ne sera peut-être pas la plus belle, pas la plus jeune, mais qui aimera rire, manger, boire, faire l’amour, qui aimera la vie.  (Penser à m’inscrire sur Tinder.)

Vision surréaliste. Une infirmière enveloppée d’un sac poubelle. Elle m’explique que les nouvelles blouses tant attendues n’arriveront pas avant deux jours. 

De l’air, s’il vous plaît, de l’air ! 
Je n’ai jamais eu autant de désirs, de projets. J’ai passé ma vie à attendre. J’ai rarement décidé quoi que ce soit.
Je fuirai les imbéciles, les donneurs de leçon, les égocentristes. Mes meilleurs amis seront des gens que je ne connais pas encore. 
J’arrêterai les débats stériles. 
J’irai vers l’inconnu. 
J’offrirai des livres aux enfants de Vientiane.
A ma soeur, j’enverrai des arbres.

Je quitterai mon travail qui ne m’a jamais intéressé. 

Si je pouvais parler, je dirais aux aides-soignantes et aux infirmières que je les aime, qu’elles sont pour moi la quintessence de l’humanité.
A la naissance de ses trois enfants, Vientiane m’a dit avoir été émue par toutes ces femmes qui l’avaient entourée de soins, elle, et ses bébés, sage-femmes, puéricultrices, infirmières. 
Je n’avais jamais passé une nuit à l’hôpital. On s’occupe de moi comme si j’étais l’être le plus important au monde. Les infirmières et les aide-soignantes n’ont pas peur de moi, ne montrent jamais que je pourrais les contaminer. Pourtant, je sais qu’elles manquent de tout. Leurs masques sont distribués au compte-goutte. Elles dorment à peine. Il paraît que certaines ont dû quitter leurs proches par crainte de les contaminer. Elles font leur travail avec une conscience qui m’émeut. Je suis trop fatigué, sinon je les applaudirais tous les soirs à vingt heures, moi aussi. 
Je vous aime et si c’était possible, je vous embrasserais.

Je lirai Rabelais aussi. Et puis Casanova. Je m’attaquerai à James Joyce et Proust, Virginia Woolf et Malcom Lowry, auteurs réputés difficiles. 
Je ne râlerai plus jamais. 
Je remercierai la vie. 

J’emmènerai mon père au Cambodge. Je lui offrirai un cinq étoiles.
Je prendrai un chien, un chat. J’apprendrai la musique. 
Je demanderai à mon père de me raconter sa jeunesse. 

Mon doigt sur le bouton d’appel. Je fais signe à l’infirmière de mettre la machine au maximum. J’ai besoin d'oxygène ! Elle me regarde, désolée. 

Charlotte voyage-t-elle toujours autant maintenant qu’elle a un enfant ? Avant de partir au Cambodge, elle m’avait raconté sa façon à elle de voyager. Elle appelait ça le voyage immobile. Après avoir parcouru un site, elle revenait vers celui qui l’avait le plus marqué, de préférence tôt le matin ou en fin de journée, quand les visiteurs étaient peu nombreux. Puis elle s’asseyait. Et elle regardait, respirait. Elle s’imprègnait du lieu. Elle entrait comme en osmose avec les éléments. Elle ne prenait pas de photos, pas de notes, coupait son téléphone. Elle se contentait d’observer, d’être dans l’instant présent. 

Dans le Bayon, ce temple dont les tours aux quatre visages sont tournées vers les quatre points cardinaux, elle avait effleuré la pierre avec ses yeux, ses doigts, son nez, ses oreilles. Une heure, deux heures. Le temps n’avait plus d’importance. Elle m’a dit s’être sentie en communion avec les êtres qui avaient façonné ce lieu. Traversée du temps. Voyage de l’esprit. Des touristes arrivaient, seuls ou en petits groupes, puis disparaissaient comme des ombres chassées par des nuages. Elle, demeurait sur place. Quand elle a fini par se lever et dit adieu au Bayon, le temple était encore présent en elle. De retour à Paris, il lui suffisait de le décider, et elle retrouvait l’harmonie de ces visages immenses. Absorbée par le divin, elle était capable de se transporter vers les lieux qu’elle aimait, par la pensée. Charlotte m’a assuré que je s’en serais capable, moi aussi, si je le voulais vraiment. Quand elle me parlait, j’étais enveloppé par le sourire bienveillant des visages aux yeux mi-clos. Sensation pareille à ce rêve où je poussais une porte.

Mon ouïe est beaucoup plus fine depuis que je suis confiné dans cet hôpital trop silencieux. Quand je relève la tête, j’aperçois des scaphandriers qui poussent des hommes recouverts de plastique, allongés sur des brancards ou assis dans des chaises roulantes. Si ma famille me voyait, avec les tuyaux, les machines avec leurs chiffres qui scintillent, ils frémiraient d’horreur. Mais moi je ne me vois pas. Je suis ailleurs. Je parcours le monde. Bientôt, je serai au pied du Bayon. 

Dans le couloir, le médecin ne cache pas sa colère. L’hôpital parisien ne veut plus me recevoir maintenant car mon état est jugé trop grave ! Il y a quelques jours, je n’étais pas assez atteint. Je l’entends exploser. « Ce n’est pas le virus qui tue ! C’est la gabegie ! L’imprévoyance ! C’est une honte. » Puis, plus bas (mais je l’ai entendu), il semble parler de moi : « Cet homme n’a pas de relations hauts placées. Je sais que des malades ont obtenu un transfert parce que quelqu’un a passé un coup de fil. J’en peux plus ! J’en ai marre ! Je n’ai pas signé pour ça ! » 

L’infirmière très douce, celle dont je n’arrive pas à voir les yeux, m’a annoncé que j’allais être plongé dans un coma artificiel. 
Pendant combien de temps ? Je n’ai pas pu poser la question. 
Ma soeur est prévenue. On attend qu’elle m’appelle avant de m’endormir. 

La voix de Vientiane. L’angoisse qui perce derrière ses mots rassurants et ses encouragements. Elle me dit qu’elle m’aime. L’heure est grave pour qu’elle ose dire cela. Dans la famille, on est pudiques. On ne se dit jamais ce genre de choses. Son « Je t’aime »  sonne comme un adieu. 

Une sensation de chaleur passe par mon bras, ma poitrine. Le mot « coma » m’évoque cet homme endormi sur un lit pendant des années, objet d’une bataille entre ses proches dont les uns voulaient le débrancher, les autres l'empêcher de mourir. Est-ce que je vais devenir moi aussi, un corps qui dort, juste un corps, avec un esprit parti dans un monde incertain ? Avant de m’endormir, j’essaie de plaisanter. Je demande à l’infirmière si elle a vu Hibernatus. Ma voix est étrange. Je pense que mes pensées ne sont plus capables de se transformer en paroles. Elle secoue la tête, évitant de me dire que de ma bouche ne sont sortis que des borborygmes. J’espère qu’à mon réveil, le monde sera réparé.
Tout est flou. Je ferme les yeux. Les voix s’effacent. J’ai envie de vomir. Ma vie est passée trop vite.

Mes yeux sont clos mais j’ai l’impression de continuer à voir à travers mes paupières. Mon esprit flotte dans les couloirs de l’hôpital, visite les autres chambres, puis sort par une fenêtre ouverte. La ville est vide. Les choses ne sont pas comparables mais je songe à Phnom Penh que les Khmers Rouges avaient entièrement vidée de ses habitants en 1975. C’était comme si je pilotais un drone ou si je jouais avec Google Earth. Je flotte au-dessus de l'hôpital. Je zoome sur une petite étendue couverte d’herbe et d’arbres. Les tulipes sont en fleur mais je dois être le seul à le savoir. Des lapins gambadent dans l’herbe ! 
Des voix qui murmurent près de moi me ramènent illico dans la chambre. 

Le temps n’existe plus. J’ai beau me savoir endormi, j’ai l’impression d’alterner des périodes de veille et de sommeil. Je rêve puis je fais des cauchemars.

Les voix parlent de moi. Le vocabulaire est trop médical, je ne comprends rien. 
Je sens des parfums, celui des infirmières et des aide-soignantes. Je sens l’odeur des repas qu’on sert dans les chambres d’à côté, du café qu’on distribue le matin. Je sens l’éther, je sens la mort. 
La voix de ma soeur au téléphone. Celle d’une infirmière qui lui parle avec un ton plein de compassion. « S’il se réveille, les séquelles seront lourdes. Il n’aura plus jamais la même vie. »

Je continue mes voyages. Chambres, tulipes, lapins. Mon drone ne vole pas très loin. J’aurais aimer le piloter jusqu’au quartier latin. Rue Mouffetard. C’est là qu’elle a emménagé avec son type et son enfant. Comme tous les Français, Charlotte est enfermée chez elle. Confinée. Quel drôle de mot. Je l’imagine regardant par la fenêtre, légèrement inquiète, avant de se remettre à pianoter devant son ordinateur. Comme j’aurais aimé te revoir, Charlotte. 

Une voix blanche. Celle de ma gentille infirmière. 
« Dans une heure. Je suis désolée. Vous ne pourrez rester que cinq minutes. Le protocole est très strict. » 

Une aide soignante. 
« La soeur va entrer. Quelqu’un s’occupe du père qui s’est évanoui dans le couloir. »

Je sens son ombre sur moi. Cette fois, l’émotion de Vientiane est trop forte. Elle ne masque plus son chagrin. Elle déborde d’amour et de tristesse.

« Tu vas rejoindre maman. Serre-la dans tes bras et dis-lui qu’elle nous manque. Les enfants vont grandir sans toi mais tu seras présent, toujours avec nous. Tu seras toujours mon petit frère. »

La voix chevrotante de mon beau-frère est recouverte par les pleurs de ma soeur.  

Je revois la petite statue en bois du Bayon dans ma chambre. Le cadeau de Charlotte.

Je voyage, d’appartement en maison, je survole les montagnes et les océans.

Une porte. Je la pousse. Je découvre, sous un ciel sans nuage, des temples dont les murs sont mangés par la végétation. 

Le Bayon s’élève là. Je monte quelques marches, seul. Je contemple les visages tournés vers les quatre points cardinaux. 

Je touche la pierre. Je m’assieds au pied d’une des tours visages. 
Le vent embrasse mon visage. 
Douceur. 
Ces visages semblent fermer doucement les yeux.

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Loïc Barrière
Loïc Barrière
Plus de publications

Loïc Barrière a publié cinq romans, parmi lesquels Rizières sous la lune (Vents d'Ailleurs, 2016), Le roman d'Abd-el-Kader (Les Points sur les I, 2016) et Le Choeur des enfants khmers (Seuil, 2008). Il est également journaliste à Radio Orient où il anime des émissions littéraires et politiques.