Témoignage

Paris, que ta magie opère

Love Better

10/02/2021

Ça commence par un avion, un poème et la plus belle ville du monde. Destins liés dans les rues de Paris, de la fontaine de Saint-Michel à la place des Vosges.

Une minute. Une seule minute de plus et je manquais mon vol pour Paris annoncé de longue date, une éventualité qui aurait substantiellement changé le cours de ma vie.

L’agente de l’enregistrement de l’aéroport de Heathrow leva un sourcil dans ma direction et dit laconiquement : « Vous êtes le dernier. Trop tard pour enregistrer ça, elle ajouta ; il faudra le prendre à bord avec vous. » Je baissai les yeux sur l’énorme sac polochon qui contenait toutes mes affaires pour deux mois de voyage. C’était cinq fois plus que ce dont j’avais besoin pour ce séjour fugace. Je l’avais trimballé en ville dans une agitation effrénée, mon front en sueur et mon souffle court pouvaient témoigner de son poids écrasant.

Quand je m’étais réveillé, il était tout juste sept heures passées et le réveil en plastique sonnait depuis bien une heure. À ce stade, mon retard était quasiment irrémédiable pour le vol de neuf heures du matin, je me rendais compte que je n’aurais pas le temps de choisir le kit optimal pour ce petit périple. Maugréant contre ma propre stupidité, je ramassai le tout, le jetai sur mes épaules et dégringolai bruyamment l’escalier étroit. J’arrivai dans les rues désertes de Londres au cœur de l’aube et me lançai dans un coûteux circuit à travers la ville, tentant désespérément d’arriver à temps pour me faire enregistrer…

Ma précieuse carte d’embarquement en main, je me dépêchais à présent de me rendre à la porte. C’était avant le 11 septembre, pas de rayons X ni de scanner corporel en plus. Il suffisait de marcher et d’embarquer. Il ne restait plus personne devant la porte d’embarquement. J’étais effectivement le dernier. Ayant fait un bœuf jusqu’à quatre heures du mat’ avec des amis, bien arrosé en plus, j’arrivais rincé, la voix enrouée et empestant comme une distillerie. Mais j’étais finalement parvenu à monter dans l’avion, et Paris était désormais à ma portée.

Alors que tout le monde était assis, je me débattais, gêné, avec mon sac dans l’allée centrale de l’avion. À mi-chemin, je m’arrêtai pour vérifier le numéro de siège. Oui, 17A c’est ça… un siège côté fenêtre. Parfait pour savourer la descente dans une autre des grandes capitales du monde. En approchant de la rangée 17, je constatais que le seul siège restant n’était pas le A mais le B, la place du milieu, peu glamour. Mon regard croisa furtivement celui du coupable qui avait osé convoiter mon précieux siège près de la fenêtre. C’était une jeune femme aux cheveux noirs laissés en libérté, soulignés d’un foulard chic. Elle me regarda en retour, comme si elle me lançait le défi de la déloger.

Profitant du temps qu’il restait avant le départ imminent, je me faufilai pour ranger mon sac, tassant la chenille surdimensionnée dans un espace étroit vers l’arrière de l’avion. De nouveau à hauteur de la rangée 17, mon esprit affûté et désormais prêt pour une confrontation, l’usurpatrice me désarma au moment où j’éclaircis ma gorge. Des yeux rieurs et une légère fossette au coin du sourire, elle joua promptement son As : 

« Je suis désolée, je ne pensais pas que quelqu’un d’autre monterait à bord, alors j’ai pris la fenêtre. Ça ne vous dérange pas  ? 

Les autres passagers écoutaient de manière indiscrète comme de vrais concierges, attendant ma réplique, toutefois convaincus de ma défaite devant un stratagème rhétorique aussi habile. La dame du 17C détacha sa ceinture et se leva pour me laisser passer. Nos regards se croisèrent brièvement, puis elle pinça les lèvres et leva les yeux au ciel, comme pour confirmer mon inévitable capitulation. 

– Non, bien sûr que non… cédai-je, me trémoussant aussi adroitement que je le pouvais dans le 17B, toujours transpirant. Tant que ça ne vous dérange pas que je me penche sur vous pour regarder par la fenêtre quand on atterrira ? » je contrai son As avec mon joker. 

La voleuse de siège rit. Touché. Je vis en glissant un regard à ma droite, la femme du 17C. Elle ne dit rien mais roula encore des yeux. 

Installé, je pouvais enfin me détendre, prêt à combler mon imagination pour le vol et soulagé que ma traversée citadine de quatre-vingt-dix minutes à trente livres n’avait pas été vaine. Je sortai de ma poche le volume de poésie jaune clair que j’avais gardé pour ce voyage. En feuilletant ses pages, je laissai peu à peu les mots se détacher comme des pétales et s’amasser dans un coin de mon esprit.

Une minute. Une seule minute de plus et je manquais mon vol pour Paris annoncé de longue date, une éventualité qui aurait substantiellement changé le cours de ma vie

J’étais tombé sur ce poème — Paris de C.K. Stead — plusieurs semaines auparavant, peu de temps avant de m’envoler pour le Royaume-Uni. Le mince volume m’avait fait de l’œil, isolé sur une étagère au fond d’une librairie d’occasion le long de la K-Road d’Auckland, alors que je rentrais chez moi après une longue nuit d’oubli. Sa jaquette jaune criard suffisait à faire ouvrir en grand mes yeux fatigués. De même pour l’illustration de couverture : un homme en costard framboise avec un fedora assorti, assis les yeux clos et la tête tournée, sous un arbre au feuillage multicolore qui avait germé de sa tasse de café. Des oiseaux, des symboles et de mystérieuses figures semblables à des totems, l’entouraient et se dressaient jusque dans la pénombre derrière lui. Curieux, je m’étais plongé dedans.

« Ville si longuement espérée, reviens à mes rêves… » J’entrai immédiatement en écho avec l’ouverture, encore meurtri par une affaire de cœur, passionnée mais destructrice. Voilà qu’à quelques heures de mon premier voyage en Europe, je m’appropriai le supplice du poète : « Paris, convie-moi à ta table ». Cela donnait à mon voyage, par ailleurs récréatif, une dimension quasi officielle. Six dollars kiwi en petite monnaie bien dépensés, le poème de Stead faisait maintenant partie de mon bagage à main, à déguster en chemin vers la Ville Lumière.

Ce séjour à Paris devait être l’une de deux courtes escapades continentales pour lier d’un trait d’union mon « E.E. » condensée — argot des antipodes pour dire « Expérience à l’Etranger » — fin 1999. Déjà à la fin de ma vingtaine, j’étais très enthousiaste à l’idée de mettre enfin les pieds sur le sol de l’Angleterre, la mère patrie où mes ancêtres avaient levé l’ancre dans les années 1860. Arrivé à Londres, j’avais oscillé entre un sentiment de familiarité et d’aliénation, un peu comme les descendants d’une progéniture coloniale illégitime. Cela m’apparaissait comme le sous-texte peu subtil de l’agent de douane de Sa Majesté, qui avait ricané quand j’avais déclaré que j’étais étudiant en littérature anglaise. Après une semaine ou deux de flânerie à Londres, cette virée en France était l’occasion de voir les choses sous un angle différent, non anglophone, peu de temps avant que le monde n’implose (ou pas) à cause de la menace imminente du bug de l’an 2000.

La voix nasale et saccadée du capitaine fit irruption dans le fil de mes pensées à la dérive. Le décollage était retardé de quarante-cinq minutes. Grognements et gigotements se succédèrent. Les gens se mirent à calculer les retombées du contretemps sur leur programme de voyage. De nos jours, de telles nouvelles provoqueraient une frénésie de recherches sur smartphone. À l’époque de l’âge d’or du Nokia, les gens étaient condamnés à songer aux variables inconnues et à communiquer des plans d’urgence par sms. 

C’est pendant cette attente, que la conversation prit — et se poursuivit ensuite durant le vol — entre moi et ma jolie voisine, gardienne du hublot. Elle était française et vivait à Londres depuis plusieurs années. Un accent so British, amicale, elle rentrait chez elle à Paris pour passer un Noël en famille. Son bavardage éroda mes vagues préjugés sur l’arrogance et l’attitude hautaine des Français. Comme aucune contrainte de temps ne m’attendait à l’arrivée, je n’étais absolument pas gêné du retard, surtout s’il me permettait de flirter avec une étrangère. Cela dit, c’était un vol de courte durée, je ne comptais pas sur la chance d’aboutir à quoi que ce soit avec une créature si différente de moi.

Du moins, jusqu’à ce qu’elle me fasse sa proposition, alors que l’avion basculait vers l’avant pour entamer sa descente. 

« Ecoute, j’aurai un peu de temps libre demain, commença ma charmante voisine. 

Wouah, est-ce que je suis déjà en train de rêver ? 

– Alors si ça te dit, on peut se retrouver à la fontaine Saint-Michel. Je t’emmènerai faire un tour de Paris à pied et je pourrai te montrer les endroits hors des sentiers battus. » 

Si ça me dit ? Sur la page ouverte en dessous, le poète avait trouvé les mots justes pour exprimer ce que mon cœur murmurait : « J’accepte ton invitation et ma défaite. Paris, entre en scène. » 

****

Après l’atterrissage, nous avons traversé la passerelle aérienne afin de nous rendre au Terminal 1 de CDG, un camembert avant-gardiste des années soixante-dix. Soizic — oui, j’avais appris son nom entre-temps — et moi nous étions donné rendez-vous à treize heures le lendemain, à ladite fontaine. Nos chemins se séparèrent à la fin du tube en plexiglas suspendu au-dessus de la cour circulaire du terminal. Elle partit attendre ses bagages. Alors que je m’éloignais, mon sac sur l’épaule, je lui jetai un regard par-dessus le carrousel. Elle allumait une cigarette comme beaucoup d’autres passagers, soulagée d’être arrivée, stressée de ne pas être dans les temps. Elle disparut bientôt derrière un voile bleu.

****

Plutôt que de devoir batailler dans le RER, j’optai pour un autobus jusqu’à l’Opéra. Je pus alors entrevoir les rudes banlieues nord de la capitale, avant de contourner le Stade de France et de pénétrer dans un tunnel pour enfin monter en douceur sur la voie du périphérique. À ma gauche, les dômes du Sacré-Coeur s’élevaient au-dessus des toits zingués et des cheminées de Montmartre. Quelques minutes plus tard, le bus 352 emprunta des avenues bordées d’arbres, des gorges haussmanniennes de roche calcaire et de garde-corps de fenêtres en fer forgé, puis arriva à destination, aux abords du grandiose opéra Garnier. 

Sur le trottoir, maintenant avec une légère gueule de bois, le froid hivernal commença à grignoter mes extrémités. Je prévoyais de marcher jusqu’au quartier latin pour éviter de geler. Je me mis donc en route vers le sud, le long de l’avenue de l’Opéra, en prenant à droite sur la place Vendôme, où Napoléon scrute les toits depuis sa colonne. Bientôt, j’étais dans le jardin des Tuileries, un faible soleil d’hiver planait au-dessus de la ligne de toiture ouvragée du Louvre. Des rangées d’arbres nus se tenaient au garde-à-vous autour des fontaines givrées. Des statues me regardaient fixement et des oreilles glacées se dressaient au son de mes bottes qui frottaient le sable beige et gelé, préféré par les jardiniers français, comme pour s’assurer que je ne m’approche pas des parcelles de gazon immaculées. 

Satisfait du progrès, je m’arrêtai à un petit kiosque à quelques rangées de là, parmi les sentinelles boisées, et commandai un café au lait et un croissant, plutôt grâce à des gestes qu’à mon fichu français. Même la monnaie est là pour m’embrouiller, me dis-je, en sortant de mon portefeuille des billets et des centimes de franc. 

En longeant les pyramides de Pei et la vaste deuxième cour du Louvre, je me retrouvai sur le pont des Arts, qui offrait sa vue de carte postale sur le pont Neuf et sur la flèche et les clochers de Notre-Dame. Quelque part dans cette direction, entre ici et là où m’attendait mon lit d’auberge, se trouvait mon seul objectif véritablement pressant : localiser la fontaine Saint-Michel.

****

Le Young & Happy se trouvait sur la rue Mouffetard, une étroite rue pavée au cœur du Quartier Latin. En arrivant à l’auberge, à présent éreinté mais la fontaine bien identifiée, je remarquai une abondance de restaurants vantant la « cuisine française traditionnelle », des menus dégoulinants de promesses d’authenticité. J’avais décidé que cela pouvait attendre vingt-quatre heures, après qu’une nuit de sommeil convenable eut dissipé ma gueule de bois qui se faisait de plus en plus authentique.

Le lendemain matin, je me levai de bonne heure. Mon coloc de chambre César (sérieusement ? pensais-je) ronflait. Le petit déjeuner était servi au sous-sol dans la cave voûtée classique de l’auberge. Alors que je m’assis en songeant à la journée qui m’attendait, un autre voyageur descendit les escaliers de pierre. 

« Ça vous ennuie si je me joins à vous ? »

En dépit d’un accent australien révélateur, il s’avérait que Vivian était une compatriote néo-zélandaise qui avait vécu des années à Sydney. Elle aussi était seule à Paris. Devant la probabilité de dîner à nouveau tout seul ce soir-là, je lui proposai de découvrir les délices de la cuisine française ensemble. Marché conclu. Nous nous retrouverions à sept heures et demie à l’auberge afin de comparer nos notes, après nos journées à sillonner la ville.

****

J’ai beau jurer que je n’en avais pas l’intention, j’ai réussi à être en retard pour le rendez-vous de treize heures. Une foule fourmillait devant la fontaine au milieu de la place Saint-Michel. De loin, j’aperçus Soizic, les bras repliés sous un châle, qui attendait. Un peu énervée, sans doute. 

« T’es un peu culotté, toi, non ? » dit-elle alors que je me matérialisai devant ses yeux. Je haussai les épaules. Désolé, ébloui par Notre-Dame, tempus fugit, blah blah… j’essayai de me rattraper. Perplexe, Soizic accepta mon invitation à déjeuner et nous nous dirigeâmes vers Odéon. 

La lumière du soleil baignait la terrasse tandis qu’assis nous bavardions et observions le flux de la circulation des gens et des petits chiens. Dans son milieu naturel, ma nouvelle amie parisienne paraissait encore plus ravissante que la veille. Elle était ravie de décrypter sa ville et ses vingt arrondissements pour un étranger intéressé et elle exprimait une certaine joie d’être chez elle, loin de Londres et ses journées plus courtes, son ciel gris et ses pubs pleins à craquer. Londres lui avait apporté de l’indépendance, des expériences, et avait affirmé son identité au-delà des cercles familiaux et sociaux qui l’avaient façonnée en France. 

Libéré des négociations avec les serveurs condescendants, j’étais capable de me détendre et d’apprécier le déjeuner, profitant de cette occasion pour accéder à un savoir local de la ville, grâce à un guide infiniment plus intrigant et interactif que mon Lonely Planet de la bibliothèque publique de Camden. 

Fortifié par un verre de claret, je testai la tolérance de ma nouvelle amie à la bizarrerie, en bondissant de la table pour disparaître dans la rue avec ma caméra. Je revins quelques secondes plus tard, la caméra allumée et feignant de la rencontrer pour la première fois. Je fis semblant de m’asseoir sans y avoir été invité et lui demandai de se présenter. 

« Arrête enfoiré ! » J’étais impressionné par l’informalité de son rude reproche. 

Après encore quelques rires, un café et l’addition, nous partîmes dans l’après-midi à travers les rues étroites du 6e arrondissement, en passant par le Pont Neuf, en direction des charmes du Marais. 

****

Bénis par une journée encore claire, nous avions l’impression, en marchant, d’entrer dans une de ces peintures qui représente des paysages de rues, en vente dans les échoppes des bouquinistes agrippées aux berges murées de la Seine. Sans contrainte de plan ou de destination fixe, nous nous promenions et parlions, eh bien, de « je ne sais quoi ». Cela n’avait pas vraiment d’importance. C’était amusant d’être délivré de l’introversion forcée du touriste solitaire. M’aventurant sur l’épineux sujet des essais nucléaires dans le Pacifique et du bombardement du Rainbow Warrior, j’étais rassuré de savoir que les Français n’étaient pas tous d’accord sur le sujet. 

Pendant des heures, nous nous promenâmes dans cette ancienne partie de la ville, autrefois marécageuse, d’où le nom du Marais. Prenant sur rue du Temple, rue Sainte Croix de la Bretonnerie, nous nous enfonçâmes davantage dans le cœur du quartier, nous arrêtant fréquemment pour regarder les devantures des boutiques, ou nous aventurant au-delà des grilles, à l’intérieur des jardins immaculés et des cours cachées. Soizic la guide prit son travail au sérieux, soulignant les particularités et les lieux, décrivant non seulement le passé mais aussi la façon dont les gens vivent aujourd’hui, dans un tel endroit, si étranger à ma propre expérience. 

Notre balade nous mena près du musée Picasso. Happés à l’intérieur, nous fûmes rapidement captivés par la période bleue et rose et par l’expérimentation acharnée de l’artiste qui engendra mashups, collages et sculptures cubistes. Paris était l’ultime incubateur, un écosystème de jeunes talents et d’innovateurs, dans lequel le génie du jeune peintre s’était épanoui et avait ubérisé les conventions établies.

S’il y avait bien une ville propice aux audaces romantiques, c’était bien Paris

Alors que le soleil déjà bas poursuivait sa marche régulière vers la ligne d’horizon, surgit des rues médiévales pittoresques la magnifique place des Vosges, ses grandes façades et ses colonnades de toutes parts. La lumière de fin d’après-midi réchauffait la brique rose et la pierre calcaire couleur crème qui entouraient l’élégante place, où, jadis, des notables comme Victor Hugo avaient vécu. Soizic me guida à travers les jardins publics et sous les arcades, arrivant à dessein devant la galerie de Déborah Chock — une artiste dont les œuvres explorent le sens en jouant sur les mots dans des peintures exubérantes et oniriques, qui portent des titres comme Nous nous Approch’Âmes. Je commençai à me sentir comme envoûté par une sorte de magie parisienne, un sort qui rapprochait nos âmes comme le suggérait le tableau. Luttant contre la tentation d’embrasser ma guide ou de danser avec elle, ou les deux, notre promenade reprit son cours au crépuscule.

****

Bien avant que nous ayons commencé à siroter un deuxième vin chaud au café La Fontaine, près de la Bastille, je me rendis compte que je fonçais vers un freinage brutal, si je voulais honorer mon marché avec Vivian. Aidé par le vin rouge et la cannelle, je proposai d’en faire un « dîner à trois ». À ma grande surprise, Soizic accepta, prévenant sa mère par un bref appel incompréhensible (pour moi), qu’elle devrait s’attendre à la voir rentrer tard.

Un court trajet en taxi plus tard, nous étions tous les trois confortablement installés à La Maison de Verlaine, non loin de l’auberge, nichée sous l’appartement où le poète Paul Verlaine était mort un siècle plus tôt. Vivian se révéla être hilarante et la conversation déchaînée, à nous en tordre de rire toute la soirée. De fait, Verlaine et son acolyte Rimbaud auraient sans doute approuvé notre insouciance, le genre d’insouciance à la « on n’a qu’une vie » qui planait dans l’air ce soir-là.

Une consommation excessive de vin, d’ail, de crème et de beurre salé avait porté notre choix sur le côté plus cliché de la cuisine traditionnelle : cuisses de grenouille, escargots et tartare de boeuf, avant de basculer dans la décadence avec le fromage, la crème brûlée et la tarte tatin pour finir. La totale, comme diraient les gens de ce pays.

Après minuit, prêts à mettre le feu, nous nous dirigeâmes vers un bar proche, Le Requin Chagrin. Pour un lundi soir, c’était sacrément animé. Nous nous frayâmes un chemin jusqu’au bar, à travers les fêtards et l’épaisseur de l’air enfumé. Vivian n’avait pas épuisé sa capacité à toujours nous surprendre. À l’approche du couvre-feu de l’auberge, établi à  deux heures du matin, et pendant que Soizic s’était absentée aux toilettes, ma joyeuse camarade me demanda sans détour en me lançant un clin d’oeil :

« Alors, laquelle de nous deux veux-tu ? 

Sa franchise me prit au dépourvu, et j’avalai une longue gorgée de bière. 

– Eh bien, si tu le présentes comme ça, cette charmante Française me plaît bien, dis-je. 

– Pas de souci, répondit Vivian avec gaieté. Mais si tu te barres, je suis dans la chambre 13 ! déclara-t-elle en riant. »

Soizic revint à temps pour saisir la fin d’un rire conspirateur, après quoi Vivian annonça qu’elle avait passé une merveilleuse soirée et qu’elle allait se coucher ! Après les adieux, nous étions de nouveau seuls.

****

Notre histoire se trouvait à un carrefour crucial. Si je restais dehors après deux heures, on me fichait à la porte jusqu’à sept heures, heure de la levée du couvre-feu à l’auberge. Si je respectais sagement la consigne, je n’avais plus que vingt minutes environ pour voler mon tout premier French kiss authentique. S’il y avait bien une ville propice aux audaces romantiques, c’était bien Paris. En prenant soin de ne pas présager d’un dénouement particulier, je lui exposai le dilemme que posait ce couvre-feu. Si nous devions continuer, accepterais-tu, chère guide, de rester avec moi jusqu’au lever du jour ? Elle rit, et en passant la main dans ses cheveux, ma partenaire s’engagea à honorer l’accord. Je suppose qu’à dix jours seulement de l’aube d’un nouveau millénaire (ou d’un an 2000 apocalyptique), c’était vraiment le moment de fêter 1999 comme il se devait.

Le Requin Chagrin ferma à deux heures trente du matin. Nous partîmes à la recherche d’un coin tranquille de l’autre côté du fleuve. Un taxi nous déposa dans une rue de Châtelet, pratiquement déserte. Le mercure était maintenant bien en dessous de zéro et il n’y avait aucun bar ou restaurant en vue. Dans cette configuration, braver le couvre-feu apparut momentanément comme l’option la plus stupide. Soizic tapa sur la vitre d’un fourgon de police qui tournait au ralenti dans un coin de rue. Les flics indiquèrent deux rues au bout de celle-ci, et remontèrent rapidement leur fenêtre pour préserver la chaleur. Le Banana Café. Franchement, le nom ne me criait pas « nightspot parisien suave », mais bon, s’il y faisait chaud et qu’ils y servaient des boissons fraiches, il avait mon vote. 

Une fois de plus, nous étions récompensés de notre curiosité qui nous avait conduit dans un véritable havre de paix. Le bar et le vestiaire se trouvaient au niveau de la rue mais c’était sous terre, dans la cave voûtée, qu’était l’ambiance. Un grand mec noir aux cheveux afro fredonnait en pianotant les touches ivoires d’un petit piano à queue. Sur les bords, tapissés derrière des piliers courbes, se trouvaient des isoloirs en demi-cercle avec des tables et des bancs de velours, qui berçaient une foule rêveuse bien après l’heure du coucher. C’était tout un contraste par rapport à la scène précédente. Mais alors que le mouvement et la cacophonie avaient disparu, une énergie intense demeurait, nous enveloppant alors que nous étions emportés par des vagues de ballades romantiques. 

Quelque quatorze heures de marche, d’exploration, de repas, de rires et de taquineries nous avaient menés jusqu’ici. Rapprochés dans notre bulle, nous nous embrassâmes. Notre rapprochement s’était avéré rempli de passion, intensifié par le crescendo constant et mesuré qui nous avait menés jusqu’à ce moment précis. Savourant la montée, nous restâmes pendant des heures, suspendus dans le cadre d’une romance parisienne indéniable, un couple d’hétéros doucement bercé, avec tendresse, dans les bras souterrains du Gay Paree

La fin de notre course vers le lever du jour était presque en vue, nous nous  éclipsâmes du piano-bar après cinq heures du matin. Marchant côte à côte, nous tenant la main et nous arrêtant de temps en temps pour nous embrasser sur des pas de portes et des passages anciens, nous nous dirigeâmes vers le fleuve et le pont Neuf. 

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****

Ce n’est que plus tard que je me rendis compte à quel point notre expérience faisait écho aux mots du poète : « Le matin […] est frais, sec et enivrant quand vous traversez le pont Neuf, vous acheminant déjà vers la fin de l’histoire… ». Comme pour retarder la tombée du rideau, nous dansâmes joue contre joue autour d’Henri IV, et descendîmes au bord de l’eau à la pointe de l’île, poursuivant notre étreinte, nous accrochant l’un à l’autre, les lèvres et les mains qui se partageaient la chaleur, dans la fraîcheur intense d’une aube de fin décembre. 

À six heures du matin, nous étions face à face, autour de croissants et de chocolat chaud, à présent bien installés derrière les vitres givrées du bistro Le Nesle sur la rue Dauphine. Dans quelques minutes, je raccompagnerais Soizic au métro du boulevard Saint Germain et notre promenade parisienne onirique se terminerait, pour le moment, laissant place à la fatigue et aux souvenirs d’une rencontre exquise, avec une ville et l’un avec l’autre. 

Post scriptum

L’histoire ne s’achève pas là, vous l’aurez deviné. Nous nous revîmes à plusieurs reprises dans les jours qui suivirent, puis sur d’autres rivages : en Angleterre, aux Îles Fidjis et en Nouvelle-Zélande, où la curiosité et l’ouverture d’esprit de Soizic lui valurent une place particulière dans le cœur de tant de mes amis et de ma famille. Je relevai le défi d’apprendre et de maîtriser le français, après avoir immigré en 2002. J’embrassai de nouvelles possibilités et de nouveaux défis. Deux décennies plus tard, nous sommes encore ensemble et avons quatre merveilleux enfants.

« Comme le vin parcourt la langue, comme les yeux échangent,

comme une voix caresse une oreille incompréhensive,

n’oublie pas de dicter ces contraintes informelles

avec tous leurs caprices de verre, leurs gloses sur la luxure, 

au Paris de Paris qui n’est le rêve de personne à part le tien. »

Je remercie sincèrement et avec admiration C.K. Stead et Gregory O’Brien, l’illustrateur de ce poème, pour l’empreinte inoubliable que votre art a laissé sur mon expérience. Le petit livre jaune, Paris, reste pour moi un taonga.

* Mot maori qui désigne un véritable trésor, tangible ou non.

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