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|| A la marge S2

L’afrobeat fait danser le monde

Par TJ Benson

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Quand des amis étrangers lui font redécouvrir la musique de « chez lui », TJ Benson cherche à comprendre comment cette musique locale, qu'il écoutait au Nigéria, s'est mondialisée au point de devenir l'un des styles les plus écoutés dans le monde.

Au beau milieu du pont qui me conduisait vers mon hôtel à Manhattan après une réunion informelle à Brooklyn, mon chauffeur Uber a remplacé sa musique par « Ojuelegba » de Wizkid. L'espace d'un instant, je me suis demandé s'il l'avait fait à cause de mon accent nigérian, avant de décider qu'il s'agissait d'une simple coïncidence et de ne pas relever. Une fois le morceau fini, le chauffeur a tendu la main vers son téléphone pour lancer « Ye » de Burna Boy, puis s'est tourné vers moi pour me faire un clin d’œil. J'ai soupiré, un peu mal à l'aise. J'avais beau être à New York, à 9000 kilomètres de mon pays, notre musique m'avait trouvé.

La globalisation de la musique nigériane est un phénomène qui précède ma naissance de quelques dizaines d'années, diffusé par plusieurs artistes autres que le grand, l'illustre Fela Anikulapo. En 1983, King Sunny Ade était déjà parti en tournée dans plusieurs pays et sa musique jùjú lui avait valu une nomination aux Grammy Awards – une première pour un Nigérian. En réalité, dès 1969, le groupe de Victor Uwaifo jouait « Joromi » sur scène de l'Allemagne au Japon. Ladite globalisation a diminué au cours de la dernière décennie de la dictature militaire nigériane et, au début des années 2000, de nouveaux artistes comme Plantashun Boiz, Style Plus, Tony Tetuila et, à mi-parcours, Timaya, ont explosé, mais ce à l'échelle du continent africain au mieux. Ceux qui ont perduré, comme Timaya, ou évolué, comme Tuface qui s'est séparé des Plantashun Boiz, ont misé sur ce succès continental et leur pari a été couronné de succès, ouvrant la voie à de nouvelles déclinaisons de musique afrobeat par des artistes comme Dbanj, Flavour, Omawunni, Waje, au point que, aux États-Unis, de nouvelles étoiles montantes de l'époque comme Kanye ont commencé à s'y intéresser et à rechercher des façons de collaborer. Ces musiciens nigérians ont entrepris des tournées aussi grandes que ceux de la décennie précédente, ont rempli nombre de stades à travers le monde, alors pourquoi cette phase de la musique nigériane au sein du thème plus large de « l'Afrique émergente » a-t-elle des airs de nouveauté ? Peut-être mon expérience avec un collègue dans une ville d'Iowa pourra-t-elle éclairer cette question.

Nous rassemblions un programme d'échange, non sans émotion et excitation, et il s'est glissé vers moi en chantant le hit de Ckay de 2020, « Love Nwantiti », sauf que c'était en arabe. Comment cette chanson était-elle passée d'un igbo-anglais que je comprenais à peine à l'arabe ? Mes collègues internationaux ont été ravis de m'en montrer des versions en espagnol, en français et d'autres langues encore sur TikTok. La musique nigériane, même dans des langues vernaculaires, chante maintenant dans des langues étrangères. La différence, c'est Internet. L'appli de reconnaissance musicale Shazam est largement responsable de l'explosion d'artistes comme Ckay, dont la chanson « Love Nwantiti » est devenue, en date du septembre 2021, le morceau le plus recherché sur l'application dans le monde entier. Effarés, les Nigérians ont vu la chanson voyager autour du monde dans les défilés de mode et faire un carton dans les boîtes de nuit. « Est-ce que ces Blancs comprennent l'igbo dans lequel il chante ? » se demandait-on avec amusement, bien qu'une grande partie des Nigérians ne font pas partie de son ethnie et ne comprennent pas non plus grand-chose aux paroles. Ne pas comprendre le yoruba ne nous empêchait pas non plus d'apprécier notre artiste mondialement reconnu Asa, mais nous pouvions revendiquer sa musique nigériane. C'est pourquoi, malgré le léger malaise que j'éprouvais en écoutant mes collègues entonner la chanson en arabe, je ressentais aussi une immense fierté.

Internet a apporté à l'afropop et l'afrobeat une longévité que la plupart des musiciens nigérians ne connaissaient pas auparavant. Tout à coup, il y a plus de place pour tout le monde, plus d'espace pour jouer avec les sons. Pour ceux qui travaillent dur, les coups de chance peuvent arriver. Malgré des critiques sévères de la part de certains sud-orientaux, les Cavemen, groupe contemporain de highlife composé de deux frères, ont profité de leurs collaborations à des albums d'afropop et de soul comme « Enjoy Your Life » de Lady Donli pour trouver leur public en ligne. Aujourd'hui, ils ont sorti deux albums couronnés de succès et accueillis avec un enthousiasme débordant par les milléniaux et la génération Z du Nigéria. Cette année, ils sont partis en tournées en Europe, et tant pis si les autres membres de clans igbos estiment que leur façon d'utiliser la langue dans leurs chansons n'est pas assez authentique. Grâce à sa percée mondiale immédiate sur YouTube avec « Johnny », Yemi Alade a appris à ne pas se baser uniquement sur son audience nigériane pour mesurer sa réussite et a réalisé de brillantes collaborations avec d'autres artistes africains. Burna Boy, qui avait commencé sa carrière en s'essayant à l'alté, est aujourd'hui devenu une superstar de l'afrobeat à part entière. Il est originaire du Nigéria, mais sa musique nous appartient autant qu'elle appartient aux skateparks de Berlin, aux boîtes de nuit sélects de Londres et aux fêtes de jour des quartiers de Washington DC. Nombreux sont ceux qui font remonter l'essor de sa musique à la sortie de sa chanson « Ye », qui coïncidait avec celle de l'album de Kanye du même nom en 2018. Des soutiens directs, telle Billie Eilish citant Tekno comme son artiste préféré de 2019, ont également aidé. TikTok a permis à Kizz Daniel (dont la popularité baissait alors que la fabrique de talents nigériane produisait de nouveaux artistes en 2019) de connaître une nouvelle émergence en faisant de son single « Cough » une parodie d'hymne aux symptômes du Covid sur la plateforme. En visionnant de vieilles vidéos de concerts, on verrait des Européens hocher la tête et se trémousser à contretemps sur du Fela, alors qu'aujourd'hui, mes connaissances roumaines et cap-verdiennes au Royaume-Uni sont capable de rapper en même temps qu'Olamide en yoruba et de danser sur du Tiwa Savage tout en patinant. Il y a quelque chose d'exaltant à voir son expérience locale célébrée à l'échelle mondiale, mais aussi un léger malaise lorsque c'est une personne blanche que l'on entend chanter he no wan make I bend ova le plus sérieusement du monde.

Nombre de Nigérians sont ravis par ce mouvement. Voir à quel point la musique de Tems se fond bien dans la bande annonce de Wakanda Forever a quelque chose de profondément satisfaisant, tout comme la fierté que de nombreux membres de la diaspora nigériane ont ressentie en allant voir Pacific Rim Uprising au cinéma avec des amis d'autres origines ethniques quand ils ont reconnu « Daddy Yo » de Wizkid dans la bande-son. Malgré tout, il y en a d'autres qui commencent à se demander si cette globalisation a toujours du bon. Le premier problème, ce sont les collaborations forcées. Des artistes mieux établis, de pays « de premier rang », avides de tirer profit de l'explosion des talents africains, se jettent dessus et en font un mélange qui heurte l'oreille. Ces collaborations vite expédiées promettent à l'artiste local une plus grande plateforme et à l'artiste occidental (souvent en train d'essayer de revenir sur scène) une forme de pertinence sociale, puisque la musique africaine est aujourd'hui plus tendance que jamais. Résultat, sons et paroles locales perdent de leur contexte et donc de leur puissance.

Selena Gomez qui chante « calm down » dans une chanson censée être en pidgin nigérian ne colle pas vraiment au morceau déjà réussi de Rema, sans parler des couplets de Burna Boy sur « Oasis » de Sam Smith – étaient-ils vraiment nécessaires ? Soyez honnêtes. La tentative de Madonna de donner une seconde vie à son hit « Frozen » en y injectant le talent nigérian Fireboy DML dans un couplet aussi peu à sa place au niveau du son qu'au niveau des paroles fait presque tache sur cet inimitable tube des années 90, et Apple music retranscrivant « wahala go dey toba lo » en « wahala got into our love » est tout bonnement hilarant. Sur le continent, tout le monde s'accorde à dire que notre cher Dbanj a perdu la mélodie nigériane qui avait fait son succès après sa collaboration avec Kanye sur « Oliver Twist » il y a dix ans. Cette certitude est seulement née rétrospectivement : à l'époque, l'idée de voir Kanye s'associer avec un artiste nigérian était hautement réjouissante, et la chanson est devenue un hit, donnant naissance à plusieurs vidéos de danse faites par des fans. Ce précédent aurait dû pousser davantage d'artistes nigérians à ne pas se ruer imprudemment en studio juste parce qu'un artiste célèbre les avait contactés. Les expériences musicales frankensteiniennes nées de ces horribles unions ne survivent jamais plus d'un mois sur les ondes et tout le monde passe aussi vite que possible au tube nigérian suivant, pendant que l'artiste met les bouchées doubles pour profiter de cette brève porte ouverte et ne pas sombrer. Ces paris élevés en valent-t-ils la peine ?

Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'excellentes collaborations contemporaines. Des pépites moins connues comme « Zulu Screams » de Goldlink, rappeur de DC, feat. Maleek Berry, chanteur et producteur nigérian, ou encore « Gimme Love » de Seyi Shay, avec la fougue vocale de Teyana Taylor, en sont de bons exemples. Jusqu'à présent, Tems n'a fait aucun faux pas, ni dans ses collaborations ni dans son écriture, sa voix trouve sa place partout où elle va. Le travail de Tiwa Savage sur l'album de Beyonce « The Gift » est tout simplement parfait, même si la contribution de Yemi Alade dans le même album a été la cible de nombreuses blagues sur le Twitter nigérian, d'autant plus que le monde a conscience de ses talents de chanteuse et qualités de compositrice. Le rap nigérian semble porter la maison à bout de bras, ou bien à la traîne derrière, selon le point de vue. Le genre en déclin a-t-il besoin de collaborations occidentales ? Nombre de rappeurs légendaires comme Naeto C, Eva Alordiah et 9ice se sont faits discrets, d'autres comme Olamide ont consacré leur temps à trouver et faire émerger davantage de talents d'afrobeat et afropop. Ceux qui restent, comme M.I., LadiPoe et Vector, continuent de dégainer des punchlines qui transpercent l'artificialité de l'industrie musicale. Showdemcamp, duo terriblement sous-côté, continue de sortir des projets qui tombent à point nommé avec des artistes comme Tems juste au seuil de la célébrité. Leur rap explore sans détour les différents aspects de la vie contemporaine, de la violence du gouvernement en 2020 lors des manifestations contre les brutalités policières aux milléniaux qui passent des religions abrahamiques à l'astrologie occidentale. Au bout du compte, les goûts sont subjectifs, et peut-être que la somme des aspects positifs a plus de poids que celle des côtés négatifs, surtout pour les artistes nigérians dont le pays ne possède ni structure ou ni projets pour soutenir l'industrie artistique. Cette globalisation ne répond-t-elle à mes espoirs en tant qu'écrivain, que de grands éditeurs loin du pays me signent ? Que mes écrits parlent plusieurs langues ? Ce soir-là dans la voiture à New York, j'ai soupiré lorsque le chauffeur a passé une dernière chanson nigériane avant d'arriver à l'hôtel, me décochant un grand sourire sans rien dire. Peut-être redoutais-je simplement le pourboire en dollars que cette condescendance allait me coûter à la fin du trajet.

Le second problème, en revanche, peut faire consensus parmi les Nigérians du pays et les expatriés. Tout le monde est fatigué d'aller aux concerts de leurs stars maintenant internationales et que cela semble aller de soi. À mesure que leurs carrières décollaient sur la scène mondiale, les artistes nigérians ont acquis la triste réputation d'arriver en retard de plusieurs heures à leurs concerts ou même de ne pas arriver du tout sur le sol africain. Cela aurait pu passer pour une excentricité d'artiste si ces mêmes musiciens n'arrivaient pas pile à l'heure pour leurs concerts à Londres, Berlin, Cleveland et Los Angeles. Est-ce la monnaie avec laquelle les gens paient sur le sol africain qui pose problème ?

Kizz Daniel s'est fait arrêter en Tanzanie en août dernier pour ne pas s'être montré au show rémunéré qu'il devait donner. Le spectacle avait coûté 300.000 $, et son excuse, c'était que son vol avait oublié d'acheminer une boîte qui contenait une chaîne en or qu'il avait prévu de porter pendant sa performance. En 2018, au moment où son art s'enflammait en Europe et aux États-Unis, Burna Boy est arrivé à un concert où il était tête d'affiche avec sept heures de retard. Il a présenté ses excuses et donné un nouveau concert quelques semaines plus tard, mais de nombreux Nigérians préféreraient mettre de l'argent de côté et aller le voir en concert au Royaume-Uni, par sécurité. Dans un message cryptique datant du 11 décembre 2022, Wizkid a déclaré qu'il y avait des problèmes de sécurité et de production qui l'empêchaient de donner un spectacle de qualité après un énième concert où il ne s'était pas présenté. Je me trouvais au Ghana le mois précédent, et sur les routes j'ai dépassé un grand nombre de panneaux d'affichages où s'étalait son visage dans toute la ville d'Accra. Les hôtels affichaient complet, quantité de billets d'avions pour le Ghana avaient été achetés. Le chauffeur qui m'avait récupéré à l'aéroport de Kotoka avait surpris mon regard sur l'un des panneaux et demandé : « Vous serez là pour assister au concert de votre frère ? » J'ai souri et me suis enfoncé dans mon siège en répondant « Non ».

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TJ Benson
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TJ Benson est un écrivain et un artiste visuel nigérian dont le recueil de nouvelles "We Won't Fade into Darkness" a été publié en 2018. "The Madhouse" est son premier roman et son troisième livre "People Live Here" sera publiée. Il vit dans un appartement rempli de plantes et court le danger de devenir une personne à chats.