Raconter le monde par l'intime
Loïc Barrière

Par Loïc Barrière

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Crédit photo : Jean-Baptise Phou

Les urgences répondent au bout de quinze minutes. Quinze minutes ! C’est peut-être pour ça qu’on appelle ça le 15.

Là, ça ne va plus.
Je ne peux rien avaler. Trop mal dans la poitrine, dans la gorge, à la tête, partout. Après l’anniversaire, j’arrivais encore à faire face mais là, c’est devenu insupportable. Il faudrait appeler le 15, pas d’autre choix. Mais je peux à peine parler et mon père n’arrivera pas à expliquer ce que j’ai. Vientiane est venue en catastrophe. Elle ouvre la porte de ma chambre. Le bas de son visage est entièrement caché par un krama. Je ne vois que ses yeux inquiets derrière ses lunettes. Elle ne fait aucune remarque sur le désordre, la corbeille à papier qui déborde de sopalin souillé de morve. Elle appelle les urgences. Le 15 ne répond pas. Elle retourne dans le salon pour recharger son portable. Je l’entends qui peste : « Et si c’était une crise cardiaque ! Il aurait le temps de mourir ! » Mon père n’a entendu que le dernier mot.
— Il va mourir ?
— Non, papa, je parlais d’autre chose. Il faut qu’un médecin l’examine. Là, il est dans un sale état. »
A force d’appeler, elle finit par obtenir les urgences. Elle court dans ma chambre, met le haut parleur. Un type me parle au téléphone. Une voix agacée. On a l’air de le déranger. Vientiane tient le téléphone d’une main et appuie le krama sur sa bouche avec l’autre. Le type s’impatiente. Il ne comprend pas ce que je dis. La vérité, c’est que je n’arrive plus à parler. Les urgences ne peuvent pas se déplacer pour l’instant, dit le type. Selon lui, mes difficultés respiratoires ont l’air ok. Ils ont une liste de gens prioritaires et je n’en fais pas partie. La colère de ma soeur, je la sens dans sa voix, je la vois dans son regard. Pourtant, elle parvient à se dominer.
« Alors ? », demande mon père.
« Ils ne se déplaceront pas.
— C’est à cause de l’adresse. Le quartier a mauvaise réputation. Les pompiers se sont encore fait agresser la semaine dernière.
— Mais non, ils sont débordés.
— On aurait dû déménager il y a longtemps. La ville n’était pas comme ça quand on est arrivés.
— Tu ne vas pas remettre ça.
— Quand je suis arrivé en France, je ne savais pas qu’il y avait des bons et des mauvais quartiers. Pourquoi j’ai choisi cette ville ? A cause de moi, ils ne veulent pas venir soigner mon fils. »
Je voudrais dire à mon père d’arrêter de culpabiliser, dire à ma soeur qu’après tout mon état n’est sûrement pas si grave. J’ai juste besoin d’un médicament qui m’aiderait à respirer. J’étouffe. J’ai mal. Putain de merde, pourquoi c’est à moi que ça arrive ?
« Ce qui m’écoeure » dit brusquement ma soeur, « c’est que le moindre député est testé ! Nous, en banlieue, on peut crever. »

« Vannak ! » Elle a laissé échapper un petit cri. Je lui souris pour tenter d’atténuer l’effet que je lui fais. Ne pas tousser, masquer la douleur. Mais mon front est trempé. La vue de son krama sur sa bouche et son nez me donne envie de pleurer. Elle a trois enfants. Je ne veux plus qu’elle s’approche de moi. Je lui fais signe de reculer avec la main. Elle retourne dans le salon. Les urgences répondent au bout de quinze minutes. Quinze minutes ! C’est peut-être pour ça qu’on appelle ça le 15.
Vientiane ne cache plus son angoisse. Le ton de sa voix est plus affirmé. Peut-être a-t-elle compris que son amabilité, la première fois, a été contreproductive.
Entre deux quintes de toux, je l’entends décrire mon état à une femme qui accepte de me regarder en video, via Whatsapp. La connection est bonne. Vientiane pénètre à nouveau dans ma chambre, je ne peux m’empêcher d’avoir un peu honte d’être observé au milieu de ce bordel. La dame m’interroge mais aucun son ne peut sortir de ma bouche. Croit-elle que je simule pour attirer son attention ? Après un silence de quelques secondes, elle finit par lâcher : « Je vous envoie une équipe. J’espère qu’ils ne se déplaceront pas pour rien. » Je sens Vientiane à la fois soulagée et angoissée. Dans le couloir, mon père parle à moitié en khmer, à moitié en français. Il a l’air de complètement débloquer. Je m’inquiète pour lui. Vientiane ne peut s’empêcher de faire un ménage rapide dans ma chambre, referme la porte puis attend avec mon père. Trois heures plus tard, ils arrivent au pire moment. J’étouffe, j’étouffe, j’ai l’impression qu’on me plonge la tête sous l’eau.
Quatre hommes entièrement recouverts de plastique, le visage protégé par un masque. L’un d’eux m’examine. J’entends le mot « Détresse respiratoire » puis « On l’emmène » et enfin « Vous pouvez marcher ? ». On est au onzième étage. L'ascenseur fonctionne mais il est trop petit pour une civière. Ils m’aident à me lever. Je suis faible, j’ai tant de mal à respirer, que je ne peux tenir debout tout seul. L’un d’eux explique qu’ils risquent de me garder un moment et que les visites seront interdites. Avant de quitter ma chambre, je regarde une dernière fois la petite sculpture en bois du Bayon offerte par Charlotte.
Les portes des voisins s’entrouvrent sur notre passage. Je n’aime pas être remarqué. Nous avons toujours été très discrets dans l’immeuble. J’imagine les gens affolés. Il y a le virus à l’étage. Ils ont peur d’être contaminés. Je ne suis plus que ça, un virus. C’est comme si on venait de m’arrêter pour meurtre.
Les hommes me soutiennent. Ils m’encouragent, ils sont doux. Je voudrais leur dire que je suis désolé de les avoir dérangés. Quand ils m’allongent dans le camion, et qu’ils me mettent le masque à oxygène, je me sens un peu mieux.

Des types en scaphandre dans le couloir désert. Des infirmières et des aides soignantes masquées, avec des lunettes de protection, des charlottes sur la tête. J’atterris dans une chambre qui vient d’être désinfectée. Je me déshabille entièrement. On m’informe que mes vêtements seront détruits. J’ai enfilé la petite blouse déshumanisante. J’apprends à pisser couché, dans un récipient en plastique.
Radios, scanners, prises de sang, goutte à goutte. Je suis épuisé.
Vientiane a eu la présence d’esprit de me donner un chargeur. Je lui envoie des textos rassurants et même un peu humoristiques. Ce qui est fou, c’est que je suis dans l’hôpital où je suis né. Je le dis à une aide-soignante dont les yeux se plissent, ce que j’interprète comme un sourire puisque le bas de son visage m’est dissimulé par un masque. Je décide que je serai un malade exemplaire. Je ne me plaindrai pas. Je resterai toujours souriant, quoi qu’il arrive.
La grande douceur de ces femmes qui m’entourent me frappe. Professionnelles, elles font ce qu’elles ont à faire mais toujours avec un mot gentil. Je n’ose pas les interroger, de peur de passer pour un enquiquineur. Je leur fais confiance. Le médecin passe lire les résultats, me pose des questions auxquelles je réponds par un mouvement de la tête. Il a l’air particulièrement fatigué.

Ils m’ont raccordé à une machine, ces fameux respirateurs dont ils parlent à la télé. Le médecin appelle ma soeur devant moi. Il explique qu’il va essayer de me transférer dans un hôpital parisien qui a des machines plus performantes. Ici, dit-il avec des regrets dans la voix, ils avaient sept respirateurs dernier cri mais ils ont tous été réquisitionnés et installés dans deux hôpitaux parisiens. Ordre du gouvernement.
J’ai été testé. Bingo ! Au moins, il n’y a plus de doute. J’ai le virus.
J’ai refusé la télé. Si je veux guérir, il ne faut pas que je regarde BFM.
Parfois, une aide soignante appelle ma soeur avec mon portable. Elle me parle en vidéo via Whatsapp mais je ne peux pas lui répondre. J’espère que mon père ne me voit pas, avec ces tuyaux et les appareils électroniques. Je dois avoir l’air d’un robot. Ma soeur ne parle pas longtemps pour ne pas déranger l’aide soignante. Elle n’ose pas m'interroger sur ma santé. Je suppose que le personnel soignant lui fait un compte-rendu régulier. Elle me montre un dessin fait par Léa, sa fille aînée. Des chats, des lapins, des coeurs, et un «Je t’aime Tonton» qui m’arrache une larme. Pour signifier à ma soeur que je suis content de son appel, je lève le pouce, comme si j’étais sur facebook.

Une infirmière m’apporte du couscous qu’elle a réchauffé au micro-onde. Des femmes de la ville, de simples citoyennes, ont décidé de se relayer pour nourrir le personnel soignant et les malades. Elle m’aide à m’adosser à mon oreiller, me libère de mon masque à oxygène. Je n’ai pas très faim mais je mange un peu. Dieu merci, je n’ai perdu ni le goût ni l’odorat. Ce couscous est tout simplement divin. J’y sens tout l’amour de ces femmes qui l’ont cuisiné à la maison. Ce n’est pas un plat venant d’un restaurant, c’est un plat cuisiné dans la cuisine d’une famille que je ne connais pas. Mes copains marocains et algériens me faisaient rire, à l’école, quand ils juraient tous la main sur le coeur que le meilleur couscous du monde, c’était celui de leur mère ! La gentillesse et la fraternité que je ressens en cet instant sont un contrepoids à la maladie. Jamais je n’oublierai ces femmes qui grâce à leur couscous, m’ont fait entrer dans leur famille.

On m’a fait des piqûres pour atténuer la douleur dans ma poitrine. Cela a pour effet de me faire somnoler une partie de la journée. Ils m’ont couché sur le ventre. Mon esprit flotte, entre deux eaux. J’ignore pourquoi mais je revois des photos de nous deux, Vientiane et moi, des photos d’école. Elle était fière d’expliquer que son prénom était la capitale du Laos. Ma mère nous avait expliqué qu’à leur arrivée en France, mes parents avaient été secourus par un Laotien : c’est lui qui avait trouvé un travail à mon père. Quand ma soeur est née, ils ont trouvé normal de lui montrer ainsi leur gratitude. Comme j’ai demandé pourquoi on ne le connaissait pas, j’ai compris que mes parents, pour d’obscures raisons, avaient fini par se fâcher avec lui.
Pour me donner du courage, j’essaie de visualiser mon nouvel appartement. Le vendeur m’a dit que je pourrai acheter les combles et les faire aménager. Je passerai alors d’un trois à un cinq pièces ! Depuis que je suis enfant, je fais régulièrement le même rêve : je suis dans l’appartement familial et j’explore chaque pièce quand, soudain, je découvre une porte. Ma joie est impossible à décrire, entre grâce et illumination, lorsque, dans mon rêve, je découvre une pièce nouvelle, ignorée de tous. 
Sensation de brûlure dans la poitrine. Pour rejeter l'oppression qui me submerge chaque jour un peu plus, je convoque le passé ou le futur. Le présent me fait horreur. Je veux que mon esprit soit plus fort que mon corps.
Je pense à Charlotte. Elle me racontait qu’elle n’était pas croyante mais qu’elle avait quand même besoin de spiritualité. Selon elle, l’univers était régi par un ordre. Le squelette humain, la forme des pétales, la force d’attraction, la circulation des idées depuis les débuts de l’humanité. Elle disait que chaque vie est nécessaire. L’abeille bien sûr, mais aussi la guêpe ou cette saleté de moustique. Même celui qui ne trouve pas un sens à son existence est là pour quelque chose. Elle croyait que tous les hommes sont reliés les uns aux autres sans le savoir. Elle aimait bien me parler du père de son arrière-grand-père, un instituteur de la IIIe République qui a apporté ses lumières à des générations de petits paysans. Elle me disait : « Parfois, quand je croise un inconnu dans le métro, je me dis que sa vie ne serait pas la même si son ancêtre n’avait pas appris à lire et écrire avec mon aïeul. » Je me rappelle lui avoir dit : « En fait, on est tous frères, si je suis ton raisonnement. » Elle avait souri : « Oui, je le crois. » Charlotte m’avait offert des bouquins sur Orphée et Pythagore. Elle s’intéressait à la Grèce antique, à l’Egypte, au Moyen Age. Le temps a passé et je regrette de pas les avoir lus. Ses conversations me manquent.
Charlotte a raison. Le virus circule de main en main, de bouche en bouche, de nez en nez. Le virus prouve qu’on est tous frères.

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Plus de publications

Loïc Barrière a publié cinq romans, parmi lesquels Rizières sous la lune (Vents d'Ailleurs, 2016), Le roman d'Abd-el-Kader (Les Points sur les I, 2016) et Le Choeur des enfants khmers (Seuil, 2008). Il est également journaliste à Radio Orient où il anime des émissions littéraires et politiques.

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