Jennifer vit en Turquie, loin de sa mère restée au Royaume-Uni. Une situation qui oblige la fille à prendre des décisions difficiles.

J’avais une promesse à tenir.

J’avais donc loué une maison sur une plage du Devon pour la première semaine de février.

Depuis ma maison d’Istanbul, j’appelais régulièrement ma mère pour lui parler de nos vacances et je tenais au courant le personnel soignant des dispositions à prendre. Quand je suis venue la récupérer, je l’ai trouvé assise sur la chaise à côté de son lit impeccablement fait, un petit sac sur les genoux, une valise prête, plus grande, près de la porte.

— Quelle surprise, m’a dit ma mère. Quelle joie de te voir, ma chère.

Elle n’a pas dit mon nom. Je ne sais pas si elle l’a souvent mentionné sauf dans les lettres qu’elle m’a écrites quand j’étais au pensionnat. Elles commençaient toujours par : « Ma chère Jennifer ».

— Bonjour, Maman, ai-je dit donnant délibérément un indice sur notre relation. Alors, prête ? Tu as fait tes valises ?
— Où allons-nous ?
— Tu sais où. Je te l’ai dit plein de fois. Mes mots trahissaient déjà mon irritation.
— Non, je ne sais pas. Elle a secoué la tête.

Susan pensait qu’il y avait quelque chose de familier chez sa visiteuse. Quelque chose dans sa voix. Mais cette personne qui l’appelait « Maman » lui paraissait être une de ces personnes occupées qui n’ont jamais beaucoup de temps pour s’asseoir et discuter. Ses vêtements avaient l’air chers. Une veste élégante couleur camel et un sac en daim d’aspect satiné. Susan tendit la main pour en caresser la matière, puis elle se rétracta. Cette femme à la teinture blonde et aux ongles manucurés n’était surement pas du genre à aimer les familiarités.

Son regard acéré était-il dirigé vers moi, ou essayait-il de figer son moi incertain ? J’ai adouci le ton de ma voix pour paraître moins impatiente. 

— Et si tu pouvais te rendre n’importe où, où est-ce que tu voudrais aller ?

Elle, sans l’ombre d’une hésitation : 

— Hope Cove !

Sur sa bouche s’est dessiné ce qui ressemblait à son ancien sourire. 

— Je me plais là-bas.

— Eh bien, c’est là que nous allons, ai-je dit, feignant l’assurance. 

La perspective des questions que ma mère pourrait répéter encore et encore pendant les quatre heures de route à venir me démoralisait.

Ouvrant son sac, Susan a jeté un coup d’oeil à l’intérieur.

— Est-ce que j’ai tout ?

J’ai attendu qu’elle en vérifie le contenu : du rouge à lèvres, des mouchoirs, un paquet de bonbons à la menthe.

— Qu’est-ce que c’est ?

Elle avait sorti un morceau de papier mauve.

Je l’ai tout de suite reconnu. C’était son document « Ne pas réanimer ».

— Est-ce que j’en aurai besoin ?

— Laisse-le dans ton sac. Allez, on y va. Allons à Hope Cove, ton endroit préféré. Tu te souviens ?
— On peut aller au Bay Hotel ?

— Evidemment. Mais nous logerons à Ship House, ai-je annoncé de l’air de la nouveauté. Rien n’était plus faux. Nous avions cette même conversation chaque fois que je faisais la réservation.

Le voyage s’est déroulé sans incident. La voiture ne nous a pas laissées en rade sur le bord de la route, l’arrêt à la station-service à mi-chemin s’est bien passé, j’ai souvent changé de station radio pour combler les vides de la conversation.

De temps en temps, Maman demandait :
— Tu peux me le dire s’il te plait ? Tu peux dire où nous allons ?

Je me contentais de répondre :
— Hope Cove.

Un souvenir traversa l’esprit de Susan lorsque la voiture atteignit le sommet de la colline. Si seulement la conductrice éteignait la radio, peut-être pourrait-elle saisir les fragments qui flottaient dans l’air. Qui était l’homme qui disait : « Taisez-vous tous les deux ! Maintenant, qui peut voir la mer en premier ? » William ? Les pensées de Susan s’arrêtèrent sur les cornets de glace lorsque, descendant vers le village, elles passèrent entre les hautes berges en pierre d’une ruelle tortueuse.

Hope Cove. Je connaissais ce village de pêcheurs depuis toujours. Le sable de la plage, les embruns des vagues qui s’écrasaient contre la digue, ancrés dans ma mémoire. Pourtant, je n’y avais jamais vécu. C’était le lieu de nos vacances en famille. Comme ma mère avait travaillé au Bay Hotel dans sa vingtaine et que mes parents s’y étaient rencontrés, nous y allions chaque année. Sur nos vieilles photos, l’hôtel s’étendait en noir et blanc sur le flanc de la colline.

Je ne me souviens pas de ce que mes parents faisaient de ces escapades hors de la ville. La chose dont je me souviens le mieux, ce sont ces moments passés avec mon frère. Courir en haut des falaises, s’éclabousser de l’eau des puits et des piscines naturelles creusées dans les rochers, subir les reproches des clients de l’hôtel qui nous trouvaient trop bruyants, se chamailler en jouant aux cartes et pour savoir qui aurait la fenêtre.

Et je connaissais bien la Ship House, mais seulement de l’extérieur.

Elle a été construite sur un terrain qui divisait la baie en deux criques. Le jardin derrière l’édifice se terminait sur une falaise, qui donnait sur le large. La maison elle-même, carrée et robuste, faisait face à la plage située à l’intérieur d’une crique, et était frappée par les vagues à chaque montée de la marée.

Maman nous la montrait toujours, dans un soupir. Ses parents avaient loué la maison pour que mon grand-père puisse échapper au smog londonien. C’est sans doute la raison pour laquelle elle avait travaillé à l’hôtel. Mais je ne lui ai jamais posé la question. Puis son père était mort, et sa mère n’avait plus de raison de quitter Londres. Quand sa mère s’est remariée, elle a déménagé à Birmingham.

— Nous y sommes ! dis-je soulagée d’avoir tenu parole.

J’ai garé la voiture derrière la maison pour la protéger du sable et de l’eau salée. Maman s’est exclamée :

— C’est la Ship House. Tu crois qu’ils vont nous laisser entrer ?

Susan se demandait qui pouvait être à l’intérieur. D’habitude, la porte restait ouverte. Mais Maman aurait balayé dehors. Papa pourrait être assis avec les pêcheurs, à discuter pendant qu’ils réparent les casiers à homards. Elle connaissait sa toux, le souffle de sa respiration, le poids de son bras quand elle le ramenait à la maison. Avait-il besoin de son aide à cet instant ?

— Ils m’ont donné une clé, ai-je répondu.
— Tant mieux, parce que j’ai vraiment besoin d’aller au petit coin.

Une fois que j’avais chassé du pied le sable accumulé autour de la porte, nous avons pu entrer dans le hall. Maman a foncé vers les toilettes. Bien qu’elle ne soit pas vraiment sûre de qui j’étais, elle savait exactement où aller dans cette maison où elle n’était pas venue depuis plus d’un demi-siècle.

— Ca va mieux. Maintenant, allons nous faire un thé, dit-elle se dirigeant vers la cuisine.

Je l’ai suivi.

J’accomplissais ma promesse. J’avais promis à Maman que nous retournerions ensemble à Hope Cove pour les vacances. Dans cette maison qu’elle avait tant aimée.

Susan jeta un oeil dans la plus grande chambre. Celle de ses parents. Puis dans sa propre chambre. Confortable, familière et pourtant, différente. Comme rentrer chez soi et se rendre compte que quelqu’un d’autre a été là, bougeant les choses de place. Des gens qui auraient dû être là étaient, eux, absents. Au lieu de cela, une femme qui lui semblait trop âgée pour être sa fille n’arrêtait pas de l’appeler « Maman » et lui commandait sans cesse ce qu’elle devait faire. Comme si elle ne savait pas comment prendre soin d’elle-même. Après tout, elle s’était bien débrouillée toute seule après la mort de son mari. Oui, il était mort. Elle le savait. Une certitude qui la réveillait chaque matin. Des pensées engoncées comme la vase au fond d’un étang.

*

Au cours des deux jours suivants, les autres sont arrivés.

Mon frère, que ma mère avait prénommé Jeremy — Jez pour le reste du monde — a été accueilli par cette réflexion : 

— Je suis désolée, je sais que je te connais, mais je n’arrive pas à me souvenir comment tu t’appelles…

Sa femme, Anna, a été mieux lotie.

— Je me souviens de votre mariage ! 

Elles ont toutes les deux souri à ce souvenir, plus besoin de nom.

J’aurais pu faire passer n’importe qui pour David, mon mari. Chaque fois que je lui présentais, Maman posait la même question : 

— Mon mari ne s’appelait-il pas William ?

Et je confirmais :

— Oui, c’était son prénom.

Et mon fils, Ryan, dont Maman avait été la première à s’occuper à l’hôpital avant que je revienne de l’anesthésie générale de ma césarienne d’urgence, lui était étranger.

— Qui est ce gentil jeune homme ? demandait-elle chaque fois que Ryan l’aidait à se lever de sa chaise.

Au fil des jours, nous avons pris le rythme, un rythme aussi régulier que celui des marées.

Chaque matin, j’allais dans la chambre de Maman pour la réveiller. La même chambre dans laquelle elle avait dormi quand elle était encore une jeune femme qui avait toute la vie devant elle. Elle avait déjà fait la connaissance de mon père qui travaillait les étés comme serveur au Bay Hotel.

De la porte, je pouvais la voir allongée, les bras le long du corps, immobile, les yeux fermés.

Quels rêves emplissaient sa tête ?

— Maman ?
Son corps a réagi, ses yeux se sont ouverts.

— Voilà ton thé et tes toasts.
— C’est très joli. Merci, ma chère.

J’ai posé son plateau sur le bord large de la fenêtre.

— Est-ce que tu sais où tu es, Maman ?

Elle a jeté un coup d’oeil autour d’elle, perplexe.

— Non, non, je ne crois pas.

J’ai tiré les rideaux pour dévoiler la vue sur la plage et la digue.
Elle a souri. « Ship House. Je suis à la Ship House ! »

Chaque matin, j’avais l’impression de jouer à la magicienne.

Les autres se promenaient sur les falaises, déjeunaient dans les pubs, conduisaient jusqu’à Plymouth ou même Dartmoor. Pendant qu’ils se préparaient chaque matin, j’en profitais pour aller me promener, laissant ma mère assise à la fenêtre, à admirer la vue.

Profitant de la chaleur du poêle, confortablement installée dans son fauteuil en osier, Susan regardait la crique. Sur les pentes raides et herbeuses de Bolt Tail, des troupeaux de moutons et de promeneurs, en pointillés. Elle en avait parcouru des kilomètres avec William. Ils s’étaient assis sur un banc situé un peu plus bas sur la falaise, à l’abri des regards, derrière Ship House. Ils s’étaient même aventurés dans la grotte située en dessous, mais seulement à marée basse, avant que les vagues n’arrivent de nouveau.

J’ai pris le chemin qui longe la côte, à travers les arbres, sur les hauteurs. Sur la route qui sépare l’herbe du ciel, je me suis retournée et j’ai regardé de l’autre côté de l’eau en direction de la Ship House. Le reste de la journée, j’y suis restée avec Maman.

Nous ne l’avons jamais laissée seule.

*

Chaque soir, la famille remplissait la grande cuisine de bons plats et de mauvaises blagues.
Le dernier soir, retenus à l’intérieur par le mauvais temps, Anna et Jez ont préparé un festin pour célébrer nos retrouvailles.

Alertée par les avertissements annonçant la tempête Ciara, je suis partie au magasin du village acheter du bois pour le chauffage, des bougies et des allumettes. Lorsque la tempête a frappé, la mer, calme depuis des jours, s’est déchaînée. A marée basse, nous avons regardé avec émerveillement les vagues heurter les rochers et la digue. La pluie a pilonné la plage, s’est abattue en trombes sur les fenêtres. À mesure que la marée montait, la hauteur des embruns qui venaient s’échouer sur le jardin donnant sur la falaise s’élevait d’autant.

Maman se tenait près de la fenêtre de la cuisine, hypnotisée.

Nous avons ouvert le vin, bavardé, mangé. Plus tard, Jez a proposé un Scrabble. Nous avons joué, nous nous sommes disputés à propos de mots qui n’existent pas, nous avons bu un peu plus de vin. Maman a regardé l’orage, elle est souvent allée aux toilettes du rez-de-chaussée, puis à la nuit tombée, s’est de nouveau installée pour regarder. Des canots pneumatiques amarrés avaient été retirés de la plage pour être mis à l’abri. Seules nos lumières se reflétaient sur l’eau sombre et capturaient le retour tumultueux des vagues.

J’ai proclamé mon score gagnant avant de demander :
— Est-ce que quelqu’un veut du thé ? Maman ?

J’étais dos à la fenêtre, je me suis retourné.

— J’en veux bien encore un peu, a dit David.

Je voulais entendre la réponse de Maman avant de mettre la bouilloire en marche.

J’ai quitté la cuisine.  J’ai trouvé la porte des toilettes ouverte.

— Maman ? Ma-man ?

Un petit coup d’oeil dans le salon. Aucune trace d’elle.

— Maman, tu es où ? Suuuuusan ?

Je me suis précipitée vers les escaliers. Ils étaient raides, elle n’était pas montée seule de toute la semaine. Sa chambre. Vide. Ma chambre. Celle de Ryan. Les salles de bain. Personne.

Quand je suis montée dans la chambre sous la mansarde, David m’a appelé. J’ai accouru.

Il était déjà sorti par la porte de derrière dans le jardin. Jez et Ryan, aussi. Je pouvais voir les torches de leurs téléphones parcourir les touffes d’herbe, mais pas beaucoup plus.

J’ai entendu Anna dire : « C’était ouvert. »

Le vent était fort, la pluie arrivait du sud-ouest.

— Elle peut être n’importe où, a dit David. Je vais essayer la plage.

— Fais attention, l’ai-je imploré. Bien qu’il soit un bon nageur, personne n’avait aucune chance dans le noir avec ces vagues frappant violemment les rochers.

Je suis arrivé à la hauteur de Jez.

Nos regards se sont croisés. Une étincelle. Nous nous sommes écriés en même temps : « Le banc ! »

Nous nous y sommes tous rués. Le jardin, d’abord lisse, se révélait plus accidenté en grimpant vers le bord de la falaise, avec des trous et des herbes hautes. Un jour, alors que nous étions enfants, Jez et moi, quelqu’un de Ship House nous avait crié dessus pour être montés là-haut.
A ce moment-là, nous nous sommes souvenus du chemin étroit qui descend du bord de la falaise vers le rivage. Un endroit où on pouvait s’asseoir et regarder la mer par temps calme et ensoleillé.
Mais sûrement pas un endroit où s’aventurer dans le noir, pendant une tempête, quand on a quatre-vingt-cinq ans et qu’on ne tient pas sur ses jambes.

J’ai réussi à retrouver Maman avant Jez. Elle était assise sur le banc en bois, les cheveux plaqués sur le front, et elle tremblait un peu.

— Tout va bien, Maman.

— Oh, mon Dieu.
Ses mains tremblaient, je les ai prises dans les miennes.

— Je voulais juste lui dire au revoir, tu sais. À William. Et à mes parents.

*

Ce fut la fin des vacances. Nous sommes repartis le lendemain matin, refermant la porte de la Ship House derrière nous. Il était temps d’aller de l’avant, de retourner à nos vies.

J’ai conduit Maman à Birmingham, où sa maison de retraite nous attendait les portes grandes ouvertes. J’ai salué Lucy à la réception et j’ai conduit Maman dans sa chambre.

— Où allons-nous ?

— C’est ici que tu habites, maintenant, lui ai-je dit. C’est un endroit que tu aimes. Tu as une belle vue sur le parc. Et des amis qui t’attendent.

— Est-ce que je me plais vraiment ici ?  

— Oui, tu t’y plais. Vraiment. Tout le monde est très gentil avec toi. Tu y es en sécurité.

— Tu vas me laisser ici ? s’inquiéta-t-elle.

J’ai hoché la tête. J’ai installé Maman sur sa chaise. Je me suis retourné et j’ai commencé à déballer sa valise.

J’ai entendu ma mère me dire : 

— Comme c’est bon de te voir, ma chère.

J’ai réalisé qu’elle ne me parlait pas à moi, mais à une jeune femme en uniforme blanc qui se tenait sur le pas de la porte.

— Je m’appelle Janice. Puis-je vous aider ?

La nouvelle aide-soignante de ma mère s’est avancée pour la préparer à sa routine du soir.

J’ai déposé un léger baiser sur la joue de ma mère, assise près de son lit :

—  Je rentre en Turquie demain, Maman. Mais je serai de retour ici avant la fin du mois de mai, je te le promets.

— Bien, j’attends ça avec impatience.
Elle a marqué une pause. « Jennifer », a-t-elle complété.

*

C’était le 10 février 2020.  Et je n’avais aucune idée de ce qui allait arriver dans le monde au mois de mai.

Ou de ce qui se passerait dans les maisons de retraite.

Je ne savais pas qu’à ce moment-là, j’avais fait une promesse que je ne pourrais pas tenir.

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