Pour se reconstruire, on peut choisir l’inconnu voire l’exil. Ou tout simplement revenir là d’où l’on vient. Vers ses racines. J’ai suivi la deuxième option il y a six ans, en quittant mon Sud adoptif direction les Yvelines. Après quelques mois à bord d’un éphémère bon plan logement sur Paris, j’ai filé en charmante compagnie vers le 7-8 comme on dit. Cet ouest parisien, en Grande Couronne, j’y ai grandi. Au cœur d’un petit village de la vallée de la Drouette, niché à la frontière entre la Beauce eurélienne et le massif forestier de Rambouillet, à une soixantaine de kilomètres de Paris. De vastes horizons. Des plateaux de basse altitude. Des plaines et des buttes. J’y ai passé toute mon enfance, de 1984 à l’an 2000. Je me souviens de Bayram, un fan du club turc de Galatasaray qui habitait le lotissement d’en face, avec qui je partais jouer au foot jusqu’à la tombée de la nuit. Je me souviens de ces échappées belles en solitaire dans le colza, les sous-bois et hameaux voisins. De la grisaille soudaine. De ces allers tôt le matin sur ces routes de campagne en Fiat Uno, ma mère au volant, me déposant en ville avant de choper son train direct pour Montparnasse. Je marche puis elle court. De ces retours en bus depuis la gare routière quand il fait déjà nuit. D’un dimanche sous la grêle au stade de Trappes, le long de la route nationale 10. Si loin, si proche de Paris. On en souffre comme on en est fier. On s’y sent en marge. En liberté. C’est notre Île-de-France. Notre région parisienne version campagne. Notre refuge provincial. Cette banlieue rurbaine, diverse et multiforme où plus de cinq millions d’habitants vivent dans un intra-extra permanent. « Pour plein de gens, l’Île-de-France, c’est Paris », me confie Fabien, qui a grandi à Mézières-sur-Seine dans le Mantois. Comme moi, il a vécu quelques années en Provence où on lui renvoyait souvent en pleine figure les clichés associés au Parisien, cet ultra-citadin arrogant qui n’aurait jamais vu pousser des légumes. Cela n’empêche guère les Parisiens intra-muros de colporter eux-mêmes d’autres préjugés sur la grande banlieue… « Je me souviens de ce jour à la fac où j’ai dit aux autres que j’avais une carte de transport six zones, poursuit Fabien. Ils ne m’ont pas cru. J’avais ensuite invité des potes chez moi. Ils me disaient que mon bled était à perpète, que ça ressemblait plus à la Normandie qu’à la banlieue. Pour eux, c’était le bout du monde, alors qu’en vérité, ce n’est pas si loin. Mais pour un Parisien intra-muros, se déplacer plus loin que le périphérique, c’est souvent vu comme une galère. Je n’ai jamais su l’expliquer. Ils sont habitués à avoir tout à proximité. Nous, c’est sûr, on a peut-être plus d’aisance pour bouger car on en prend l’habitude très tôt. » Bouger. Aller de ville en ville. Rien que par curiosité. Pour les études ou le travail. Pour flâner ou s’inventer un ailleurs. Pour comprendre et se confronter à l’ensemble. Partir à pied près d’un champ labouré et se retrouver une heure plus tard en plein Châtelet. « De la campagne à Paname », comme le dit Tim Dup, un Rambolitain auteur de la chanson à succès « TER Centre », le train de mon adolescence.
Si loin, si proche de Paris. On en souffre comme on en est fier. On s’y sent en marge. En liberté
Une vocation agricole
Mais pour capter l’essence même des environs, il faut revenir à sa toute première vocation. Car sur ces chemins de grande couronne, nombreux sont les témoignages d’un territoire profondément rural. Avec près de 80 % de sa surface recouverte d’espaces agricoles (50 %), forestiers et naturels (28 %)*, l’Île-de-France est tout simplement la première région agricole de France, une statistique qui vient casser une image ultra-urbaine. On y cultive principalement des céréales, du cresson, des laitues et autres pois. Et malgré sa petite taille (2 % de la surface de l’hexagone), elle n’abrite pas moins de quatre parcs naturels régionaux. Soit 2 700 km2 de verdure aux portes de Paris, des moulins de Corbeil-Essonnes aux coquelicots de Nemours. Construite à partir des années 1970 dans l’idée de contrebalancer l’étalement anarchique de la capitale et ainsi remédier aux problématiques de logement, la ville nouvelle de Cergy-Pontoise illustre particulièrement bien cette alliance tantôt harmonieuse tantôt bancale entre espaces naturels et villes. Situé à une trentaine de kilomètres de Paris, ce territoire chanté par Anis en 2005 (sa sweet banlieue pourrie comme il dit) où plus de 10 000 entreprises côtoient un campus universitaire de premier plan, accueille près de 215 000 habitants répartis sur treize communes. À commencer par Jouy-le-Moutier, un ancien village viticole où l’association Ville Campagne est née en 1979 pour rapprocher le milieu rural et le milieu urbain. Préservée dans le patrimoine local malgré les expropriations en pagaille d’agriculteurs, la ferme pédagogique d’Écancourt y joue depuis un rôle crucial en matière d’éducation populaire à l’environnement. « D’un bus itinérant pour proposer aux habitants du territoire de visiter l’exploitation agricole, c’est devenu un lieu vivant composé de 17 salariés, témoigne Jérôme, un habitant de Jouy-le-Moutier qui a repris la direction de la ferme il y a deux ans. Il y a 40 ans, la sensibilisation à l’environnement était déjà présente. Ils n’ont pas attendu qu’on parle de transition écologique. C’était déjà également la possibilité d’offrir des vacances à proximité dans un cadre de campagne préservée à des familles qui ne partent pas. 40 ans après, nous poursuivons la démarche. »
Un laboratoire d’expériences
Depuis mon retour, j’ai rapidement repris conscience des atouts de cette Île-de-France qui, malgré sa succession de villes plutôt dortoirs, incarne un formidable laboratoire d’expériences nourries par une multitude d’écosystèmes ambitieux. Face à l’étalement urbain que j’observe de mes propres yeux du côté de l’agglomération de Poissy, je suis témoin chaque semaine de ces résistances en matière d’agroécologie et autres jardins maraîchers. Ces noyaux durs misent notamment sur le développement de circuits courts pour se maintenir aux portes de Paris et approvisionner la population en produits locaux. Sur ma route, j’ai notamment fait la connaissance des éducatrices de la ferme urbaine Integraterre nichée en pied d’immeubles à Achères ou encore de jeunes entrepreneurs qui développent une marque de produits laitiers depuis le plateau des Alluets-le-Roi. Alors que la crise sanitaire et les confinements successifs ont vu de plus en plus de Franciliens renouer avec leur cadre de vie, de nouvelles familles affluent, notamment du côté de Fontainebleau et son immense forêt prisée par les randonneurs. « Ce n’est pas pour rien que de plus en plus de gens viennent s’installer ici, au vert, loin du speed parisien, ajoute mon ami Fabien. Tu y trouves des logements plus grands et plus accessibles en termes de prix, tu peux avoir des trains directs pour Paris assez efficaces dans l’ensemble, des marchés, des vraies vies de village. » Je pourrais également vous parler de ces bateliers de la Seine qui, à l’heure de la transition écologique, redeviennent sexy aux yeux de l’État en termes de transport de marchandises et de tourisme vert. Depuis ma rencontre avec ces marins d’eau douce, ma vision du territoire a totalement été bouleversée. Alors que je viens d’apprendre qu’un célèbre géant suédois de l’ameublement désire développer ses livraisons depuis les voies fluviales de Limay d’ici 2026, il faut bien avouer que la région n’a jamais cessé d’être attractive. Ses activités économiques façonnent son relief, de la vallée de la Seine, berceau de l’industrie automobile (PSA Poissy, Renault Flins), jusqu’au plateau scientifique de Saclay. Ces paysages hybrides et ces contrastes, Alice Diop les filme avec tendresse dans Nous, son dernier documentaire tourné le long du RER B. Introduit par un brame du cerf dans les fourrés de la vallée de Chevreuse, le film pose un regard poétique sur ces mondes périphériques. Originaire d’Aulnay-sous-Bois, Alice Diop rend hommage à sa famille, mais aussi à « une histoire beaucoup plus grande, celle de la présence de ces communautés immigrées, de ces communautés ouvrières… », affirmait-elle aux médias après son prix obtenu à la Berlinale 2021. Alors bien sûr, je suis aussi témoin de tout un tas d’inégalités territoriales. Mais je préfère, ici, me concentrer sur le positif et ces mouvements porteurs de lien social, posant la question de comment faire société. Qu’ils s’agissent des bienfaits de la pratique du théâtre à domicile à Sevran et ses cités au pied des champs, ou des circassiens de Chanteloup-les-Vignes qui tentent de lutter contre la stigmatisation des quartiers populaires à l’endroit même où a été tourné le film La Haine il y a près de 30 ans, je prends plaisir à rendre compte d’une banlieue qui, malgré ses fractures, montre la voie si on prend le temps de l’observer.
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Une identité plurielle
Au-delà de son patrimoine en perpétuelle évolution, cette grande couronne aux vies multiples a-t-elle véritablement une identité ? Pour cette terre d’immigration et de brassage depuis les années 1930, la réponse ne peut qu’être plurielle. Basé à Marolles-en-Hurepoix, Gabriel, assistant d’éducation dans un collège de Grigny, confirme : « Ce que j’apprécie ici, c’est la mixité, les différentes cultures, le mode de vie, les transports en commun, la nature, les opportunités de travail ou de formation. Il y a des événements un peu partout, faut juste pouvoir se déplacer. La météo n’est pas toujours agréable, c’est parfois trop calme, mais je m’y sens bien. Il y a bien sûr une différence selon où on se trouve car il existe aussi une grande précarité dans certaines banlieues. Mais j’y vois une grande solidarité, de l’entraide et beaucoup de talents. » Au tour de Jérôme, depuis la ferme d’Écancourt, d’observer : « C’est toujours bizarre quand on va dans d’autres régions et qu’on se fait appeler les Parisiens, car ce n’est pas l’identité première à laquelle on pense en premier. Francilien est peut-être également un terme trop vaste. Paris, c’est l’opulence de l’offre culturelle, de l’offre en restaurants. Ici, on s’habitue à certaines carences. L’intérêt de l’Île-de-France selon moi, c’est que l’inclusion y est finalement très facile. Il y a du mouvement depuis longtemps, les gens déménagent parfois d’une ville voisine à une autre, et contrairement à d’autres endroits, tu n’as pas besoin d’être là depuis trois générations pour faire partie de la ville et être accepté. Ceux qui prétendent le contraire ne pèsent rien. C’est le fruit de grands brassages, de pleins de cultures, mais aussi d’une forme de jeunesse dans plein de villes dans un moment où les baby-boomers partent à la retraite. Cela se ressent dans l’ambiance générale. » Cette ambiance. Ce hors cadre. Je l’aime comme il m’arrive de le maudire. Installé en bord de Seine, aux portes du Vexin, j’habite une commune dont la colline est un des points culminants d’Île-de-France. Cherchez l’indice. Sur l’autre rive, la branche ouest du RER E est en construction pour relier le nord des Yvelines au nord de Paris. Enfin, mon voisin du dessous s’appelle Latif. Il est turc et supporte, lui aussi, Galatasaray. La boucle est peut-être bouclée.