Claire fréquente Nicolas, un jeune homme élégant, spirituel, énigmatique. Mais depuis quelques temps Nicolas est obsédé par les insectes qui envahissent son appartement. Elle observe ce petit manège de loin, habituée à ses excentricités. Mais pour Nicolas, cela devient une obsession : il faut exterminer ces moucherons ! Claire voit l’homme qu’elle aime sombrer dans la folie, sans rien pouvoir faire.

Il avait déclaré la guerre aux moucherons.
Depuis quelques temps, ils avaient envahi son studio. Il les comptait régulièrement, la plupart posés sur ses double-rideaux blancs. Aucun dans la salle de bains, c’est sûr, ils venaient de la cuisine. Il en avait comptabilisé jusqu’à 25. Un record. Les exterminer était son idée fixe.
Il avait acheté une machine qui ressemblait à un radiateur d’appoint : en réalité une sorte de grille pain géant qui dégageait une lumière bleue. À chaque moucheron grillé, la machine émettait un claquement qui me faisait sursauter fort et mon cœur palpiter. Il comptait les cadavres mais craignait que le piège n’attire une coccinelle, ou pire, une abeille. Je l’avais vu en sauver une, un après-midi d’été. Elle avait échoué dans son évier. Il lui avait donné quelques gouttes d’eau sucrée, elle avait bu, repris des forces quasi instantanément et s’était envolée. Il avait dit que c’était le plus beau jour de sa vie. J’avais ri, comme souvent grâce à lui.
Il avait redescendu le radiateur tueur à la cave et était revenu à la bonne vieille méthode de la tapette à mouches. Concentré, précis, il éliminait d’une gifle les moucherons les uns après les autres. Mais il en revenait toujours ; ça l’inquiétait, l’indisposait, l’envahissait. Il songeait à une plante carnivore mais il la craignait aussi. Elle avalait et digérait ses proies, ça le répugnait, et si elle attrapait une coccinelle ? J’avais dit non au papier tue mouches, je craignais que mes cheveux y restent collés. Il avait finalement sorti l’aspirateur et avait englouti une à une les petites bêtes. Il avait nettoyé l’évier, inondé ses canalisations de produits chimiques et posé des verres sur les bondes. Les moucherons avaient disparu. Cela lui avait pris une bonne semaine mais il avait gagné la guerre. Il s’apaisait un temps.

J’adorais le voir danser. Il se déhanchait en rythme, déliait ses membres avec souplesse, élégance et discrétion sur des airs de jazz. Quelques pas en arrière, yeux fermés, ses longs cils comme une caresse, dans son décor rouge et noir: moquette bordeaux, mur en crépis peints en rouge, draps noirs, meubles noirs, piano noir. Il n’était pas beau mais il dégageait un charme au sens premier du terme, une magie, un enchantement. J’étais souvent happée mais je gardais la tête froide : notre relation était aussi spirituelle, cérébrale. Nos échanges souvent drôles, complices, légers alors que nous ne l’étions ni l’un ni l’autre. Les gestes entre nous avaient d’abord été tendres, la tendresse restait toujours. Puis ils étaient devenus sensuels, caressants. Cela avait pris du temps mais c’était maintenant un registre supplémentaire sur lequel nous aimions jouer.

Les moucherons étaient revenus, plus nombreux encore. Leur présence semblait s’étendre à tout l’arrondissement : il les cherchait et les retrouvait dans chacun des lieux où il se rendait ; bars, restaurants, cinémas, leurs plafonds étaient colonisés. Il les comptait méthodiquement, cherchait des informations sur le net, fouillait les forums spécialisés et alertait la gardienne de son immeuble, en vain. Il s’était fait livré une raquette sophistiquée, de celle qui électrocute les insectes, et se livrait plusieurs fois par jour à une tonique partie de squash. Les moucherons l’indisposant, il mangeait avec parcimonie et avait donc commencé à maigrir. Je ne m’inquiétais que vaguement, habituée à ses excentricités.
Nous nous voyions régulièrement et nous nous écrivions tous les jours. Je l’aimais tendrement. Il avait des manières de chat : il dormait et se déplaçait sans bruit, s’amusait à me faire sursauter pendant que j’étais concentrée à cuisiner pour nous deux. Ses poignées et ses chevilles étaient fins, ses gestes doux, son port de tête élégant. Un chat bourgeois, précieux, qu’on avait toujours l’impression de déranger dans une forme de contemplation altière. Et qui se rêvait O’Maley, malheureusement bien trop délicat pour l’aventure à laquelle il aspirait.

Selon lui, le problème des moucherons était global et il pensait au début d’une invasion. Il passait de plus en plus de temps à se documenter, contactait la mairie de son arrondissement, sonnait à la porte de ses voisins et s’enquérait de la présence des nuisibles chez eux. Il avait ressorti sa machine de guerre et me faisait, chaque soir, par écrit, le décompte des insectes tués. Ce thème avait pris une place croissante dans nos échanges. Les moucherons étaient devenus une sorte de gimmick qui ajoutait à notre complicité : je m’en amusais et tournais en dérision ses comptes rendus quotidien. J’étouffais la pointe d’inquiétude qui venait froisser mon cœur, habituée avec lui à ce qu’il le soit.

Au fil du temps toutefois, je peinais à communiquer avec lui. Nos messages avaient pris une tournure informative et se limitaient à ce décompte, quelques chiffres jetés là sans enrobage. Je souffrais, sa nouvelle froideur glaçait mon égo : je m’accrochais toutefois à ces chiffres, ces moucherons qui me maintenaient en lien avec lui. Nous n’arrivions plus à nous voir, il refusait mes propositions et répondait du bout des doigts à mes messages. À force d’insister, j’ai obtenu tout de même qu’il vienne chez moi un soir pour fêter une mission de rédactrice que j’avais décroché grâce à lui.

Dès qu’il est arrivé dans mon salon, un malaise s’est installé. Je le trouvais préoccupé, vieilli. Chez moi, d’habitude, il ne se posait que rarement : du canapé à la fenêtre, de la table de la cuisine à celle du salon, il déambulait dans mon espace, comme un chef de guerre dans un pays conquis. Désinvolte, il déplaçait des objets, ouvrait mes livres, mes cahiers, inspectait en surface mon quotidien. Ce n’était qu’après avoir bu quelques verres de vin rouge qu’il s’autorisait au repos et s’allongeait sur mon canapé, m’invitant à le rejoindre pour m’envelopper de ses bras. J’étais la prisonnière de la tribu qu’il avait vaincue mais j’avais de la chance, mon bourreau était magnanime.
C’était le jeu que l’on jouait, le ballet que l’on dansait : déséquilibré et inconfortable, nourri de risques et de stratégies, c’était à celui qui céderait en dernier. Je n’opposais qu’une résistance à la fois faible et feinte, car nous savions tous les deux que les dés étaient pipés : le combat c’était lui qui le gagnait.

Ce soir-là, il s’est figé sur mon canapé, son corps ramassé. Mal à l’aise, j’ai bavardé sans discontinuer, je nous ai servis à boire, je me suis activé en cuisine : mes gestes étaient maladroits et ma voix peu assurée. Je luttais pour remplir l’espace, chasser le vide entre nous et l’atteindre à nouveau. Je le voyais essayer de réagir à ce que je lui racontais : il esquissait un commentaire, émettait un petit rire en réaction à mes tentatives de drôleries… Bref, il luttait lui aussi. Cette lutte que nous menions chacun ajoutait à la gêne et me rendait triste. Nous avons trinqué sans joie jusqu’à ce qu’il s’anime au moment où, en désespoir de cause, je l’ai questionné sur les moucherons. Il m’a exposé le fruit de ses recherches sur les nuisibles et ne m’a épargné aucun détail sur ce qu’il avait appris de leur espèce. Ses gestes sont devenus amples, sa voix forte, lui dont d’habitude le charme tenait dans sa discrétion. Il s’est levé et a arpenté mécaniquement mon salon de long en large, il n’a pas touché à son assiette, ni même à son verre. J’ai bu pour deux à la fois interdite et bouleversée. J’avais imaginé cette soirée comme celle des retrouvailles ou celle de la rupture, je ne savais plus, mais je n’avais pas soupçonné qu’elle puisse prendre cette tournure bizarre, inconfortable.
« Il y en a ici ! Je les vois ! ». Il a interrompu net sa déambulation et s’est mis à brasser l’air devant son visage. Ses gestes étaient désordonnés, son visage crispé, apeuré. Des moucherons, il n’y en avait pas. Je me suis levée et j’ai enlacé sa taille. J’ai respiré calmement contre lui, son dos fermement maintenu contre mon buste. Ses bras ont cessé de s’agiter. « Ils sont partis » a-t-il murmuré en baissant la tête, ses lèvres tout près des miennes. « Je voudrais dormir » a-t-il ajouté et j’ai cru voir une larme perler sur ses longs cils. Je l’ai accompagné au lit, il s’est endormi aussitôt en me tournant le dos. Je n’ai trouvé le sommeil qu’au petit matin, inquiète. J’étais entrain de le perdre mais j’étais trop orgueilleuse pour comprendre que sa distance ne m’était pas destinée, elle grandissait à l’intérieur de lui et concernait le monde entier.
Je me suis réveillée en sursaut, sa place vide. Je l’ai trouvé dans mon salon, prêt à partir. Nerveux, pâle, confus, il m’a dit qu’il devait rentrer chez lui. Je ne l’ai pas retenu, trop épuisée.

Il ne m’a plus donné de nouvelles et je n’ai envoyé aucun message, blessée dans mon amour propre. Toutefois, il ne se passait pas une journée sans que je ne pense à lui. J’étais de plus en plus inquiète. Je me suis décidée à le contacter de nouveau : mes messages sont restés sans réponse, mes appels aussi. J’allais donc chez lui.

Dans son hall, je remarque que sa boîte aux lettres déborde. Je doute qu’il ne m’accueille mais au premier coup de sonnette, et après avoir jeté un œil par le judas, il me fait entrer et verrouille sa porte derrière moi. C’est un choc : pâle, la peau sur les os, les yeux exorbités, irrités, un masque sur sa bouche, les mains gantées, des bottes aux pieds, il est fébrile, agité. Une forte odeur de produits chimiques me saisit au point que je plaque mes mains contre ma bouche. La pièce est si encombrée qu’on peut à peine y faire un pas, des raquettes jonchent le sol, deux nouveaux pièges à insectes trônent sur son lit.
Le masque baissé, il chuchote :
« Ils sont partout, je les vois, je vais gagner»
Il n’y a pas de moucherons.
La panique me gagne et l’odeur me pique la gorge. Je sors mon téléphone de ma poche et compose, tremblante, le 15. Il devient fou de rage et m’arrache le téléphone des mains, le balance à travers la pièce. Il crie:
« Qu’est ce que tu fais ? Personne ne doit venir, JE vais les exterminer !»
Sa voix déraille sous l’effet de la fureur. Un instant, je crains qu’il ne me frappe et je m’accroupis au sol, protégeant ma tête de mes bras. Mais c’est le crépi que son poing percute, le sang jaillit et se confond avec le rouge de ses murs. J’aperçois mon téléphone, m’en saisit, me précipite dans la petite salle de bains que je verrouille, j’appelle le SAMU.
Il hurle d’une voix désarticulée, frappe encore, me couvre d’injures. Je mords à m’en faire craquer les mâchoires dans une serviette qui me préserve mal de l’odeur de détergeant encore plus intense dans cette pièce exigüe. Je ferme mes yeux très fort, me crispant toute entière, les genoux contre ma poitrine, recroquevillée tout au fond de sa douche, le plus éloignée possible de la porte qu’il s’est mis à tambouriner.
Alertés par le bruit, des voisins cognent sur la porte d’entrée. Entendre les coups, suivis de leurs voix, le fait stopper net.
Silence. Les battements de mon cœur semblent raisonner dans toute la pièce.
Je ne sais combien de temps je suis restée figée. Lorsque je me décide à sortir doucement, je le découvre, très calme, assis sur la chaise de son bureau, l’air hagard. Je m’approche, tendue. Ses poings sont en sang, il y en a partout. Il s’essuie le front, se dessinant sans le savoir une large virgule rouge qui dégouline sur ses cils, son menton. Je m’approche, m’accroupis près de lui. Il penche sa tête que j’accueille dans mon cou, mes bras l’enlacent. Tout est calme.
Quand les secours sont arrivés, il s’est levé, leur a ouvert, a pris son long manteau noir et les as suivi docilement dans l’ambulance, comme sonné, ou résigné je ne sais pas.
J’ai répondu brièvement à leurs questions protocolaires, je dois les rejoindre à l’hôpital mais je veux avant cela rassembler quelques affaires et récupérer son téléphone pour appeler ses proches. Restée seule dans son appartement, je découvre quelques moucherons dans l’évier de sa cuisine, morts. J’ôte le verre posé sur la bonde : un moucheron en sort, suivi d’un deuxième, un troisième, un quatrième. Un flot continu surgit de la bonde, les moucherons se propulsent sur mon visage, se prennent dans mes cheveux, se collent dans mes yeux, se faufilent dans mon nez. Je hurle et ils s’engouffrent dans ma bouche, je les sens au fond de ma gorge, ils me coupent le souffle, je cesse de crier et je tombe.

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Fiction / Mini-série 66 min.

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