Raconter le monde par l'intime

|| Thérapie de Groupe

Le volcan que j’ai vu naître

Par Clarisse Gorokhoff

C’est la petite sœur, la petite dernière, la petite princesse. Celle qu’on aime choyer, gâter. Pour Clarisse, sa petite sœur, c’est la violence. Celle qui, un jour, s'est mise à menacer, à faire peur. Quand elle parle d’elle, c’est souvent pour dire qu’"elle est folle”. Pourtant, officiellement, il n’en est rien.

« Sale pute ». Il est 6h et des poussières. « Crève, espèce de merde !  » J'aime, en hiver, me lever un peu avant le soleil. « Arrête de faire ta sainte, je vais te défoncer. » Devancer de quelques minutes sa lumière. « Bouffe ton téléphone, vieille conne ! » Faire bouillir l'eau en lançant le dernier épisode de Métamorphose, mon podcast préféré. « Je polluerai tous tes comptes de poufiasse jusqu'à ta mort. » Mon portable vibre, encore, clignote - je regarde d'un oeil distrait. Ce n'est pas elle, c'est sa maladie... Ce n'est pas elle, c'est sa maladie... Je suis contente qu'un jour les hindous aient eu la brillante idée d'inventer les mantras. Et le yoga. Et la méditation. Je vais en avoir, aujourd'hui encore, bien besoin. 

Je l’ai vue naître un soir, dans un hôpital du nord de Paris. Un très beau bébé, au regard détonnant. La veille de ce même jour, Jean-Claude Romand butait sa femme et ses deux enfants, après de longues années de mensonges. Je ne devrais pas associer ce fait divers atroce à la naissance de ma petite sœur, mais je ne peux pas m’en empêcher, car dans les deux cas il est question de famille et d’aberration. J’avais trois ans et demi, je me souviens très bien des néons blafards de la chambre d’hôpital. Et des premiers cris de ce bébé qui, deux ans et demi plus tard, perdrait sa maman. Elle n’aurait alors plus que… tout le reste : le monde entier moins sa mère (et je connais cette peine étrange qui nous ampute et nous renforce). 

Difficile de raconter cette “histoire” dont l’héroïne a 48% d’ADN commun avec le mien. Je dis souvent d’elle, dans un soupir qui se passerait de mots : « Elle est folle… ». Ce qui revient à dire « C’est la vie… ». En réalité, ça ne signifie rien d’autre que : « Quelque chose me fait souffrir, m’échappe, et me renvoie à ma toute impuissance ». Ce quelque chose, c’est ma petite sœur. Ou plutôt, ce qui se trame en elle depuis des années. Un drôle d’air, un souffle violent et emporté qui ébranle tout ce qu’il traverse. Une bourrasque de haine qui la détache du monde, des autres – et avant tout d’elle-même. Parfois, je me demande si elle n’est pas possédée. Cette histoire a beau être « vraie » et en cours, je suis pressée qu’elle prenne fin. C’est d’ailleurs pour cela que je la raconte : avec le désir féroce d’en choisir moi-même la fin – bonne. Ne devient-on pas écrivain pour arranger la vie à notre sauce ? La tordre dans le sens qui nous convient le mieux ?

C’est donc l’histoire de ma petite sœur, tout juste trentenaire, qui depuis plusieurs années est dans une souffrance que j’imagine colossale, mais qu’elle ne verbalise pas, et qu’elle propulse sur les autres. Pourquoi ? (silence…). Dans le monde des créatures dotées d’un cerveau et d’une conscience, il faut des parce que et des par conséquent à tout va. Rien n’arriverait par hasard, pas plus la folie que l’amour ou la vie – et encore moins la mort. Et il faut mettre tout ça sous forme d’histoire, avec un début, une acmé et une fin. 

Mais je ne peux pas. Car l’héroïne ignore que je raconte son histoire, et que si elle le découvrait, l’histoire risquerait encore de se compliquer – ce serait terrible. Mais surtout parce que je ne sais pas à quel moment de l’histoire nous en sommes. Je ne sais pas si le pire est déjà passé ou encore à venir. Tout ce que je sais c’est que la résolution semble lointaine, très lointaine – peut-être même qu’il n’y en aura jamais. Je crains que sa fin soit saturée de stupeur et de détresse. Que le rideau se referme dans le drame et la douleur… Puisque le personnage principal ne cherche aucune résolution. Puisque l’héroïne est enfermée en elle-même, enfouie au plus profond de son propre mystère, à tâtonner dans les ténèbres de son identité. Elle se trouve là. Dans ces abysses, des profondeurs noires d’où ne peut émaner qu’une voix caverneuse, qui n’arrive pas à hurler « Mais qui suis-je ?? Aidez-moi !! Aimez-moi, quoi… ».

Nous t’aimons, Alma, et nous n'avons jamais cessé de vouloir t’aider.

Depuis tes premiers accès de violence – panache d’injures et de menaces –, nous avons tenté (ta famille et tes amis) de t’approcher, en douceur, de comprendre. Et surtout : de t’aider à t’extirper de ce bas-fond dans lequel tu es enlisée. Mais chaque main tendue t’a fait redoubler d’agressivité et de défiance. Tu nous as pris, tous, pour tes ennemis jurés, et as préféré continuer à vociférer cette haine spectaculaire du soir au matin, par sms, notes vocales, mails, ou en commentaires sur les réseaux sociaux. Ce n’est pas Alma, c’est sa maladie. Voilà ce qu’il faut se répéter, comme un mantra, pour ne pas finir, nous aussi, par te maudire. Ce n’est pas Alma, c’est sa maladie. Mais quelle est ta maladie, Alma ? Et toi, où te caches-tu ? Guide-nous vers toi, je t’en prie. Pour qu’à défaut de pouvoir t’aider, on puisse au moins continuer à… t’aimer. Malgré tous les efforts que tu déploies pour que le monde entier lâche l’affaire et se détourne de toi, te laissant sombrer dans un marécage que tu n’as pas choisi. Est-ce cela que tu souhaites ? Rejouer la perte irréfragable de ta naissance ? Personne jamais ne t’a abandonnée, Alma, pas plus ta mère en mourant, que le reste du monde. Tu sais bien que nous naissons seuls et mourons seuls. Entre les deux, il y a des tentatives de compréhension et d’ajustement – mais ne devrait régner que l’Amour.  

Alors… Que faire ? Indique-nous seulement comment avoir accès à ton « vrai » toi ; à ce qu’il y a de si beau, précieux et génial en toi. La Alma que tant de personnes ont aimée et voudraient aimer à nouveau : cette jeune femme espiègle, créative, drôlissime, qui dessine si bien et ouvre ses beaux yeux gris sur le monde et ses complexités, avide de les déchiffrer. Car nous en plus d’être impuissants, nous sommes démunis, nous n’avons plus aucun moyen de te signifier que nous t’aimons et que nous désirons la paix avec toi, mais surtout la paix pour toi. Nous sommes là et le serons toujours, quelle que soit l’épaisseur du panache que tu éructes quotidiennement.

Si le cas de ma petite sœur me touche particulièrement, étant de très près concernée, il est loin d’être isolé. Des milliers de personnes souffrent de maux non diagnostiqués, et des milliers d’autres personnes, qui sont leurs proches, souffrent de leur totale impuissance. Au cours des nombreuses démarches entreprises pour aider Alma, nous avons eu à faire à plusieurs interlocuteurs et institutions (psychiatres, psychologues, avocats spécialisés, policiers, etc.), et malgré leur capacité d’écoute (plus ou moins généreuse) et leurs conseils (plus ou moins pertinents), il en ressort un constat triste, affligeant. Rien ni personne ne peut aider un individu majeur (18 petites années sur cette drôle de Terre) à aller mieux et à rentrer dans des soins, si celui-ci ne le souhaite pas… À condition qu’il mette sa vie ou celle des autres en danger. Il faut donc un danger physique irréfutable, et une preuve de ce danger, pour qu’un petit rouage dans le système se débloque. Mais quid de la souffrance psychique causée sans relâche et dans la durée ?

Alma est dans la fameuse « zone grise ». Cette zone où tout ce qu'elle dit et fait est suffisamment violent pour être nuisible – et même, traumatisant –, mais pas assez « grave » pour que quelqu'un ou une institution n'intervienne. Mais qu'est-ce qui est « grave », pour l’État ? De saigner ? De pleurer ? De tuer ? De crever ? La gravité, contrairement à la vie, ne peut pas se payer le luxe d'être inodore et incolore. Il faut qu’elle soit visible, et même ostentatoire. Que ça cogne, percute. Que ça jaillisse et fracasse. Alors la dernière fois, certes, ça a hurlé et tambouriné sur les portes et les parois de chez elle, et hurlé assez fort pour que les voisins appellent les pompiers, qui sont arrivés dans leur impeccable uniforme (qui dit de quel côté ils sont : la norme, la raison, l’ordre). Le problème, c’est que le temps qu'ils actionnent leur gyrophare et leur GPS, Alma avait littéralement "switché". Elle était non seulement repassée sur le mode « tout va bien, mes neurones sont alignés » (ce qui est le principe même de sa « maladie »), et les larmes aux yeux, leur a raconté, avec la crédibilité d’une actrice formée à la méthode Stanislavksi, qu’elle avait été séquestrée, menacée, et qu’elle était persécutée par sa propre famille pour des histoires d’héritage. « Salades de famille » ont conclu nos gentils pompiers qui sont repartis pin-pon-pin-pon vers d’autres mésaventures. Ils n’y ont vu que du feu – et n'ont pas voulu l’éteindre. 

Pourtant, les cris et les menaces d'Alma sont si fréquents, si tapageurs, que sa voisine du dessus (une mère célibataire avec une gamine) a fini par déménager, et que sa voisine de palier vit calfeutrée chez elle, quand la voix de ma petite sœur se met à gronder au beau milieu de la nuit. Alors… de quel passage à l'acte parle-t-on ? Un déménagement précipité dans la frayeur, une personne qui rase les murs chez elle, des dizaines d’autres qui portent plainte et n’osent plus regarder leur téléphone quand celui-ci se met à vibrer compulsivement… Tout ça ne vaut rien ? Pas si grave ? Salades d’êtres humains ? Faut-il attendre le grand saut dans le vide ? Les gestes qui défigurent ? Le gaz qui fait tout péter ? Quand est-ce qu'Alma pourra enfin s’asseoir en face d’une personne habilitée – par ses études et sa vocation professionnelle – à l’écouter, à la comprendre, à l’aider (et à lui faire comprendre qu’elle a besoin d’aide) ? Combien de plaintes faudra-t-il encore déposer, dans des commissariats dont les fichiers ne sont même pas mis en commun – en 2023 ! – pour que ma petite sœur ne soit plus une bombe à retardement mais un cas en détresse qui doit être contenue et aidée par l’Etat, c’est-à-dire le garant de l’ordre public et du bien-être physique et psychique de tous ses citoyens (Oups ! peut-être que je me laisse aller là à des fantasmes bien naïfs…). Cela me pousse à me demander : qu’est-ce que la société ne veut pas voir, entendre, accueillir, chez ces êtres, pourtant si nombreux – et si fragiles ? Certes, ce qu’ils expriment est la plupart du temps ahurissant, décousu, violent, confus… mais cela dit quelque chose qui nous concerne tous et que nous ne nous autorisons pas, nous autres « normaux », à exprimer, ne serait-ce qu’à l’intérieur de nous, muselés que nous sommes par des siècles de conventions, de censure et d’interdits. 

Quand je pense à Alma, je vois le panache de fumée qui explose dans le ciel. Et je vois les cendres et les gravats qui retombent sur le sol, et la lave qui coule sous nos pieds, et j’entends les cris étouffés des témoins impuissants. Alors je me dis : tous ces volcans, sublimes et en activité, que nous regardons les bras ballants…

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Clarisse Gorokhoff
Clarisse Gorokhoff est écrivaine. Elle étudie la philosophie depuis qu'elle est née, en septembre 1989, à Paris. Les diplômes l'intéressent moins que les voyages de toutes sortes - ce qui ne signifie pas qu'elle ne s'est pas forcée à en obtenir. Elle aime peindre à l'aquarelle des visages émaciés et parler aux arbres (elle n'est pas la seule). Elle vit entre un endroit mignon où un célèbre peintre s'est suicidé et des villes-monstres où des poètes méconnus tentent de survivre.