Chronique

Libre de travailler : la fausse promesse du télétravail

35h et plus si affinités
Pamela, jeune écrivaine basée à Caracas, pensait avoir trouvé un bon plan en décrochant un job en télétravail pour une compagnie internationale. Mais c’était avant d’en découvrir son revers orwellien…

J’ai accepté ce travail parce qu’il n’avait pas l’air si difficile ; c’était quelque chose que je n’avais jamais fait, mais je pouvais apprendre.

J’avais l’impression qu’il me laisserait un peu de temps libre, pour écrire, avoir une vie sociale, regarder des séries. C’était ce que j’avais cru. Eh bien, je m’étais trompé. C’est seulement après avoir signé mon contrat qu’on m’a présenté les conditions réelles de travail : 8 heures de travail par jour, 6 jours par semaine, avec installation sur l’ordinateur d’un programme capable de détecter la chaleur humaine et de savoir si tu n’es pas devant l’écran.

Au début, j’étais contente d’être embauchée ; je vis dans un situation précaire où le moindre job est une aubaine pour mon porte-monnaie. Le travail consistait en un cours de publicité pour un Youtuber. Je gagnerais 400 pauvres dollars, le tarif de de l’exploitation sud-américaine. Je me suis vite rendue compte que l’entreprise n’avait recruté que des Vénézuéliens, après une remarque de Charlie, le manager lors d’une des réunions Zoom que nous avions tous les matins – remarque qui se voulait humoristique, mais qui en réalité m’a rendue plutôt triste. A l’écran, Charlie a commencé à nous saluer, son intervention interrompue par un flot de notifications de personnes se reconnectant à la réunion. « On dirait que le courant était encore parti pour tout le monde en même temps. » a-t-il dit en riant. Même si je connaissais la réponse, j’ai demandé : « – Il n’y a que des Vénézuéliens dans l’équipe ? » ; « – Oui, nous ne recrutons que des Vénézuéliens ici ! »

J’ai souri, tout en ravalant ma colère pour encaisser tout le cynisme de la situation à laquelle je devrais désormais participer.

Simone de Beauvoir disait que le travail était la seule chose qui pouvait garantir aux femmes d’être totalement libres, et d’une certaine manière, elle avait raison. En travaillant, on gagne de l’argent et l’argent te donne de la liberté. Toutefois, pour obtenir cette liberté, il faut nous accrocher à la cage du labeur, et avec beaucoup de chance, nous finirons par aimer cette cellule, nous prendre de passion pour elle. Si on est malchanceux, la seule chose qui nous passionnera dans cette cage, c’est la compensation financière que l’on recevra pour en avoir léché les barreaux.

Simone de Beauvoir disait que le travail était la seule chose qui pouvait garantir aux femmes d’être totalement libres, et d’une certaine manière, elle avait raison. En travaillant, on gagne de l’argent et l’argent te donne de la liberté

Si on bosse dans un bureau, le temps que l’on prend pour aller aux toilettes, manger ou parler avec un collègue fait partie intégrante du temps de travail. Quand on travaille depuis chez soi, sous l’œil vigilant d’un robot qui semble conçu par le leader fasciste d’une dystopie sur le travail, le temps libre cesse peu à peu d’exister. L’horloge prend la forme d’un œil invisible ; tu le vois compter les minutes sur ton ordinateur et tu commences à te sentir coupable de faire une pause. Chaque minute où tu ne travailles pas est une minute de plus qui repousse l’heure à laquelle tu arrêtes de travailler.

La journée 9h-17h s’allongeait invariablement ; à moins que tu aies envie de passer toute la journée le cul collé sur ta chaise, tu y étais inévitablement jusqu’à 19h. Si tu veux aller chercher un verre d’eau, tu dois mettre l’horloge sur pause. Si tu veux aller aux toilettes, tu dois arrêter l’horloge. Si tu veux parler avec ton copain, tu dois arrêter l’horloge. Si l’on ne clique pas ou que les touches n’émettent pas de vibrations, l’entreprise considère qu’on n’est pas en train de travailler, comme si réfléchir n’avait plus aucune valeur.
Clic, clic, clic. C’était ça pour eux le travail.

Quand le robot buggait, ce qui arrivait souvent à cause des coupures de courant – une chose malheureusement fréquente au Vénézuela – ils chargeaient parfois un employé de vérifier par webcam que nous étions bien devant notre ordinateur à taper au clavier. De temps en temps, cet employé ne se manifestait pas, ou laissait couler, et j’aimais penser qu’il s’agissait là d’un clin d’œil silencieux que nous échangions entre personnes qui, faute de mieux, avaient accepté ce misérable boulot.

« Ici, on vous considère comme une équipe, on recrute nos employés pour les former et les garder longtemps ; nous croyons en la loyauté » nous disait Charlie dans un vocable appris à force de regarder sur les réseaux sociaux des vidéos sur comment être un bon manager. Devant mon visage renfrogné trahissant mon ennui face à ce speech de bienvenue pour un boulot qui, en plus d’être mal payé, ne m’intéressait absolument pas, Charlie notre chef millennial au visage enfantin qui, alors que je ne l’avais vu qu’une fois, me faisait dire avec un certain dédain qu’il ne portait que des survêtements, s’est vite rendu compte de mon manque d’enthousiasme et a aussitôt ajouté : « On augmente aussi les salaires, si on voit que nos employés se montrent utiles et fiables. » Des adjectifs qui m’emmerdaient un peu, me doutant de la tournure prochaine des évènements. 

J’ai l’habitude de dire à mes supérieurs hiérarchiques ce que je pense, peut-être même que j’aime m’attirer des ennuis. Je n’ai jamais supporté l’injustice. J’ai clairement un rapport conflictuel à l’autorité ; déjà dans l’enfance je ne supportais pas les profs qui voulaient trop s’imposer, je me faisais toujours virer de cours. C’est peut-être pour ça que je suis devenue écrivaine, pour n’avoir vécu que loin des salles de classe, de la primaire au lycée, pour n’avoir jamais appris à respecter ceux que l’ordre du monde avait placés au-dessus de moi.

Je devais concevoir un cours basé sur un autre cours, visiblement téléchargé de manière illégale, où une fille montrait comment gagner de l’argent sur le réseau social TikTok. Une simple recherche Google m’a appris que ce cours coûtait 1200 dollars. Charlie, le chef, a particulièrement insisté sur sur ce point : « il ne faut pas que ce soit une copie conforme du cours, tu dois y mettre ta propre voix, faire des recherches sur TikTok, l’idée c’est qu’après moi j’en fasse un cours vidéo et que je le vende à différentes plateformes ». Je me suis imaginé les milliers de dollars qu’il allait gagner en vendant ce cours et les misérables 400 dollars qu’il me paierait pour le script dudit cours, et une fois encore je me suis tue.

Je ne pouvais pas démissionner, j’étais la seule à ce moment-là à ramener de l’argent à la maison, s’ils ne me payaient pas, nous ne pourrions pas manger le mois suivant. J’ai commencé à écouter et taper les mots qui allaient, comme le promettait avec enthousiasme la pétillante Sabrina, le véritable cerveau derrière le cours, changer votre entreprise et votre vie, et générer des milliers de dollars. « Allons, Sabrina, lui criais-je, comment t’es-tu retrouvée à troquer ta passion d’enfance pour ça ? » Mais Sabrina paraissait heureuse, et millionnaire, et elle ne pouvait pas m’entendre, ou peut-être que si et qu’elle se moquait de moi.

Charlie voulait que je fasse des recherches sur TikTok, que je visionne d’autres cours, les étudie et les compare, analyse quelles sources étaient les meilleures. Je ne comprends pas ce qui lui passait par la tête ou ce qu’il pensait de ses employés. Je n’avais aucune envie de devenir la Simone de Beauvoir de Tiktok ; pensait-il que nous n’avions rien à faire de notre vie, ou que nous étions stupides, que nous n’analysions pas ce qu’il se passait ? Je n’étais pas la seule à devoir produire un cours de ce genre, il y avait aussi une autre fille de Mérida, qui travaillait sur un cours de Marketing Facebook.

Être engagée comme rédactrice, finir par travailler comme enquêtrice, graphiste et professeur. Trois métiers qui n’étaient pas les miens et que je devais improviser, puisant jusqu’aux limites de ma patience. Sans m’en rendre compte, je me suis donné pour mission de rendre le cours aussi nul que possible. Certains ne comprendront pas et diront qu’au bout du compte, c’était un job, que celle qui en sortirait perdante ce serait moi, mais en réalité j’avais rendu le cours si simple que, une fois terminé, j’aurais pu l’enseigner à un enfant de huit ans. C’était ma petite vengeance. Quoi qu’il en soit, le chef, qui ne manquait jamais de lister les cours qu’il avait déjà à son actif chaque fois qu’il lui prenait l’envie de te donner un exemple de comment tu devrais faire ton travail, me demandait de lui écrire les exemples, parce qu’il n’arrivait pas à en trouver lui-même. Il voulait même que je rédige pour lui les paroles qu’il allait adresser au public pour les saluer – je vous laisse imaginer le niveau de créativité du gars…

Je me levais tous les jours à 6h50 pour petit-déjeuner avant de commencer ma journée de travail, d’activer l’horloge qui comptait les minutes et les heures, avec l’espoir que Charlie allait beaucoup parler lors de la réunion Zoom, racontant ses problèmes de la veille ou demandant conseil pour une important décision du genre l’achat d’un nouveau vase pour le background de ses vidéos. Je dois bien admettre que j’avais parfois un peu pitié de lui : c’était clairement quelqu’un de très seul.

Ce qui est certain, c’est que depuis la pandémie le télétravail est devenu très fréquent et souvent problématique. On parle beaucoup de l’ennui fondamental d’un travail de 9h à 17, de comment nombre de personnes le supportent parce que cela leur laisse un bon week-end ou leur permet de mener une bonne vie. Malheureusement, il y en a d’autres qui n’en tirent que de quoi vivre, si tant est qu’on puisse appeler cela vivre, de boucler les fins de mois avec des dettes et en mangeant mal, sans vacances, estimant qu’un chocolat est un luxe. Mais aujourd’hui, nous sommes confrontés à une maladie bien plus grande : que se passe-t-il quand, en réalité, toute votre journée est engloutie par le travail en ligne ?

Se lever tous les matins pour retrouver les charbons ardents du réveil, les pierres de l’ennui et la mélodie du vide. Un vide rythmé par des touches de clavier, le cliquetis d’un dos courbé par la mauvaise ergonomie de ta chaise de cuisine ; sans t’en rendre compte, tu continues à taper au clavier avec les mains gelées après l’heure du déjeuner, sans parler à personne d’autre que toi-même pendant cinq heures ; tu es déjà pris dans une routine qui ressemble beaucoup à cette boucle obscure de 1984, mais sans aucun Big Brother, sans tache de sang, sans salle 101. Tout ça, tu te l’es imposé, pour gagner un salaire, pour continuer à « vivre » ? Sans nous en rendre compte, nous ouvrons poliment la porte à l’enfer et l’invitons à rentrer chez nous.

Il existe une plus grande liberté, mais c’est un nuage de fumée. Nous nous retrouvons enfermés chez nous comme des prisonniers, le 9-17 est mort et enterré, on travaille toute la journée, on arrête jamais de travailler, on paye le prix d’avoir un job où la limite entre le temps libre et le travail se dilue complètement.

Se lever tous les matins pour retrouver les charbons ardents du réveil, les pierres de l’ennui et la mélodie du vide. Un vide rythmé par des touches de clavier, le cliquetis d’un dos courbé par la mauvaise ergonomie de ta chaise de cuisine

Parfois, Charlie était d’une touchante naïveté, il ne comprenait pas que son mobilier n’intéressait personne, ou que toutes les questions que nous posions ne découlaient pas d’une quelconque passion de bien faire notre travail ; mais Andrea, la sous-chef, était en réalité celle que nous devions craindre, quelqu’un qui agissait directement par esprit de trahison, pour pactiser avec l’ennemi. En tant que Vénézuélienne et ayant grimpé les échelons de l’entreprise, elle connaissait toutes les astuces que nous avions pour ne pas travailler, insistait pour parler en anglais pendant les réunions où Charlie était absent, alors que lui-même était censé comprendre l’espagnol. Elle aurait pu être notre alliée, mais elle avait choisi d’être le bras droit de l’ennemi. Je sais que je ne devrais pas y accorder autant d’importance, mais il faut bien ajouter un accent dramatique au quotidien pour ne pas mourir d’ennui.

Lorsqu’elle s’occupait seule des réunions du matin, sans la présence de Charlie, elle nous dressait rapidement la liste précise de ce que nous devions faire dans la journée, presque comme si elle se chargeait elle-même de chronométrer les secondes, puis elle nous obligeait à quitter la réunion sur le champ pour nous mettre au travail. « Pas de temps à perdre, disait-elle, allez, au travail, au travail ! », et tout le monde s’en allait sans un mot. De temps en temps, nous lui disions au revoir sur un ton enjoué, et quand ça arrivait, quelque chose sur son visage se tordait, mais elle ne pouvait pas nous empêcher d’être joyeux, il n’y avait pas que le travail d’important dans notre vie et nous avions le droit d’être heureux en dépit de sa méchanceté.

Si nous tenions plus longtemps au sein de l’entreprise, cela nous mènerait-il à notre fin ? Allions-nous nous consumer dans les cours de marketing et les discours de coaching ? Avec au fond la conviction qu’on ne pouvait pas trouver mieux, que ce n’était pas si mal ? Que prendre le temps de parler était un privilège ?

L’obéissance a ses avantages, l’un d’entre eux étant la tranquillité. La rébellion, elle, est récompensée par le respect. Il est malheureux que la valeur du respect se soit perdue en même temps que celle accordée à la lenteur. Comme si plus personne n’avait le temps de réfléchir, seulement d’obéir.

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Ce que l’avenir nous réserve, je n’en sais rien, je n’avais pas le luxe d’y penser, je devais continuer à écrire ces petits scripts stupides pour gagner de quoi survivre, mais pendant tout le temps que j’ai passé là-bas, je construisais une histoire, je créais du suspense, avec les autres employés je montais une rébellion. J’y étais presque arrivée ; l’autre jour Charlie m’a appelée sur Zoom, seulement moi, pour me dire que Andrea s’était trompée, que j’avais raison à propos de tout ce que j’avais dit sur la façon dont on aurait dû gérer les choses, il fallait créer des comptes distincts, rentrer des données pour prendre les bonnes captures d’écran. Nous allions nous y mettre immédiatement, nous étions en bonne voie. Pourquoi cela m’importait-il autant, me faisait-il tellement plaisir ? Devrais-je faire attention à ne pas aller vers ma propre fin ?

Je ne devais pas me précipiter. J’apercevais une lueur à l’horizon : dans un putsch de fiction, j’allais renverser Andrea, la transformer en personnage.

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