Reportage

Les vilains petits canards du master de droit

35h et plus si affinités

19/07/2023

Leurs parents ne sont ni aisés, ni Parisiens, encore moins juristes. En études de droit, ces étudiant·es ont fait le triste constat du manque d'équité. Burn-out, remise en question, injustices… Avant même d’entrer sur le marché du travail, ces étudiants en ont vu les pires aspects. Récits croisés d’apprentis juristes en quête de justice.

Le cœur qui penche à gauche, un désir vibrant de justice depuis l’enfance et une volonté presque naïve de changer le monde. Stella*, Thomas* et Ambre* partagent des principes de justice sociale qui les ont menés vers les bancs de la fac de droit. S’ils ne savent pas forcément ce qu’ils feront une fois leur master 2 obtenu, ils désirent agir pour plus d’équité et ne lâchent rien malgré les obstacles.

Et ils sont nombreux. À l’inverse de beaucoup de leurs camarades de promo, Stella, Thomas et Ambre n’ont eu aucun exemple au sein de leurs familles de personnes ayant fait du droit. Ils n’ont pas non plus été autant aidés financièrement par leurs proches (Stella, elle, n’a pas été aidée du tout). Cette réalité les a frappés dès le début de leurs études et s’est confirmée à chaque rentrée universitaire.


Une compétitivité savamment entretenue par les professeurs

“Une anecdote m’a marqué quand je suis entré en première année de licence, sourit Thomas. Le professeur qui nous accueillait nous a dit : “Regardez les deux personnes à côté de vous sur la photo de promo. L’une d’entre elles ne sera plus là l’année prochaine, et peut-être les deux, parce que ce sont des études exigeantes.”

Ambre, qui entre après le lycée dans une classe préparatoire de droit très sélective, déchante vite. “Le jour de la rentrée, on a eu un contrôle surprise sur le livre qu’on était censés avoir lu pendant l’été. Ceux qui se connaissaient déjà s’étaient passé le mot. Si tu étais seule, tu n’avais pas reçu l’info et c’était mort pour toi.” À peine sortis du lycée, les mécanismes de sélection par les relations se créent.

Une compétitivité savamment entretenue par les professeurs, qui semblent habitués à monter les étudiants les uns contre les autres. “En troisième année de licence, l’un d’entre eux nous a dit que si on avait 10 de moyenne, il ne fallait pas qu’on postule en master parce qu’on allait prendre les places de gens plus méritants. Qu’on n’arriverait jamais, par exemple, à devenir avocat, parce que c’était une anomalie statistique”, se souvient Thomas.

Autre enseignante, même son de cloche pour Stella, qui rapporte des propos tranchants de la part d’une directrice de master 2 : “L’année dernière, certains élèves ont fait des burn-out et des dépressions. Quelle idée ! Si vous n’avez pas les épaules pour faire du droit, ne faites pas de droit.” Le cadre est fixé : Stella, Thomas et Ambre ne pourront compter que sur eux-mêmes pour réussir, même s’ils traversent une passe difficile.

J’ai reçu un mail d’une condescendance folle. Elle affirmait que c’était mon problème, que je n’avais qu’à mieux bosser, et qu’au regard de la faiblesse de mes notes au premier semestre, il fallait que je refasse une année. On dirait que c’est pour t’inciter à décrocher

Stella – Étudiante en Master 2

“J’ai redoublé pour 0,2 point”

Les difficultés personnelles, justement, s’amoncellent au fil des années et viennent ternir les résultats de ces trois étudiants. Stella, en rupture familiale, est suivie par une assistante sociale du Crous et par la psychologue de l’université. “J’ai raté mes partiels au second semestre. J’ai réussi à avoir 12 de moyenne, mais je n’ai pas pu compenser, même aux rattrapages. Je n’arrivais pas à me concentrer” se rappelle l’étudiante. Le couperet tombe : elle doit redoubler sa première année de master pour 0,4 point.

Stella décide de s’ouvrir à la directrice de master, d’autant qu’un jury existe pour les cas comme le sien, qui peut attribuer jusqu’à 1 point de moyenne supplémentaire. “J’ai reçu un mail d’une condescendance folle. Elle affirmait que c’était mon problème, que je n’avais qu’à mieux bosser, et qu’au regard de la faiblesse de mes notes au premier semestre, il fallait que je refasse une année. On dirait que c’est pour t’inciter à décrocher”, constate l’étudiante, dépitée.

Ambre bat son record : elle redouble pour 0,2 point. À la maison, les choses vont mal : son père est atteint d’un cancer, et elle apprend, juste avant les partiels du premier semestre, qu’il risque de décéder dans les mois à venir. “J’arrivais pas à me mettre dedans, c’était impossible.” Aucune clémence ne lui sera accordée par l’équipe dirigeante ou enseignante. “Quand j’apprends que je suis ajournée pour 0,2 point, c’est la fin du monde. J’envoie un mail à la directrice de master en expliquant la situation. Elle me répond qu’elle est désolée pour moi, mais que, quand on n’a pas le niveau, on redouble.”

Des injustices comme celle-ci, Thomas en a vu plusieurs. À chaque fois, c’est le même schéma : des étudiants bosseurs, mais malchanceux et socialement défavorisés, se voient écarter sans autre forme de procès. “Rien n’est fait pour les aider. Les profs n’en ont rien à faire, ils ne cherchent pas à savoir. Et puis franchement, pour les devoirs maison, les élèves qui avaient une sorte de socialisation au droit grâce à leurs parents ont été énormément avantagés.”

“J’ai fait un burn-out. J’avais une boule au ventre tous les matins”

Thomas en est persuadé : les études de droit, dès les premières années, entretiennent l’endogamie sociale et écrèment les étudiants par l’usure et l’injustice. “Pour une dissertation, si on est aidé par quelqu’un, on peut facilement avoir une très bonne note, surtout au cours des premières années. Quand on est tout seul, c’est beaucoup plus compliqué. On ne sait pas encore comment faire les recherches juridiques appropriées, par exemple.”

Tous les trois tiennent bon, mais l’épuisement est là, et le nervous breakdown pointe le bout de son nez. “J’étais déprimée. Je me suis dit que j’aurais peut-être dû rester chez mes parents, alors que c’était catastrophique. C’était vraiment difficile psychologiquement”, se souvient Stella. “La deuxième année, j’ai fait un burn-out. J’avais une boule au ventre tous les matins, c’était une catastrophe”, témoigne pour sa part Ambre. Thomas aussi, du bout des lèvres, reconnaît qu’il a craqué : “L’année la plus dure a été le master 1, j’ai fait un petit burn-out. Je m’étais mis une pression énorme. Il fallait absolument que je prouve que j’avais ma place. J’ai mis ma vie sociale en pause.”

Autour d’eux, les élèves les moins favorisés vivent peu ou prou la même chose. Ambre garde un souvenir amer de sa classe préparatoire : “Une fille s’est retourné le diaphragme à cause du stress. Elle n’arrivait plus à parler, elle avait le hoquet en permanence. Je me souviens aussi d’une étudiante qu’un prof détestait. Il envoyait des mails à toute la classe pour la critiquer. Un jour, avant un oral avec lui, elle a vomi dans les couloirs et elle n’a pas pu se présenter. Il a envoyé un mail pour dire que c’est inacceptable, que même malgré son état, elle aurait dû faire un effort.”

Mêmes types d’abus en master 1 pour Stella : “Une copine était en dépression. Quand elle révisait ses partiels, elle se shootait avec de la caféine et d’autres trucs pour rester debout. Elle demandait à son copain de la pincer pour ne pas qu’elle s’endorme. Elle a fait un burn-out en master 2.” La jeune femme ne décolère pas : “Visiblement, quand on ne vient pas du bon milieu, pour réussir, il faut sacrifier sa santé mentale et sa santé physique. Cette notion de sacrifice est très, très ancrée. Grosso modo, si tu souffres pas et si on te torture pas, c’est que tu mérites pas de réussir.”

Ils sont nombreux, ceux qui pensent qu’ils ne méritent pas de décrocher leur diplôme. En droit, entre la première et la deuxième année, le taux d’échec est d’environ 50%

“Nous, les moins que rien”

Ils sont nombreux, ceux qui pensent qu’ils ne méritent pas de décrocher leur diplôme. En droit, entre la première et la deuxième année, le taux d’échec est d’environ 50%. On estime que 85% de de ceux qui ont obtenu une licence passent en master 1, et que seuls 10% de ces étudiants passent en master 2. D’année en année, les étudiants sont essorés, triés sur le volet, et certains décident carrément de quitter le navire. “J’ai connu des personnes qui avaient des capacités mais qui ont arrêté les études. Elles auraient pu faire d’autres choses, mais le droit les a complètement dégoûtées”, confirme tristement Thomas.

Cette sélection à l’usure serait-elle un moyen de préserver, in fine, un élitisme social dans les métiers de la justice ? Quoiqu’il en soit, Stella, Thomas et Ambre ne peuvent que constater que cette sélection rude dessert ceux qui ont le moins de capitaux économiques et sociaux. “Dans mon master, la majorité des élèves sortent de prépa droit déplore Stella. Certains font un master à l’ENS ou à Sciences Po en parallèle. Je connais une fille dont la mère est avocate : franchement, elle a les capacités de réussir sans travailler autant que nous, les moins que rien.”

Elle précise : “Ceux qui “réussissent” sont toujours les mêmes. Soit ils sortent de prépa, soit ils ont des parents magistrats, avocats, hauts fonctionnaires, PDG. Ces personnes ont eu les bagages nécessaires. Nous, on paye pour toutes les difficultés qu’on se trimballe. Ma mère parlait à peine français quand j’étais petite et mon père travaillait dans le transport. Cette espèce de stratégie du burn-out assure la continuité du métier. Ce sont les mêmes personnes qui occupent les mêmes postes année après année.”

Un professeur le lui dira d’ailleurs clairement : Stella n’a pas sa place en fac de droit. “J’avais révisé comme jamais, je pensais avoir minimum 15. Je me suis tapé 2. Lors de la consultation de copie, le prof m’a dit : “Vous êtes une merde, vous êtes nulle. En fait, vous êtes juste bête, vous êtes juste nulle. Vous n’aviez qu’à apprendre votre cours.” Ça m’a dégoûtée du droit. J’ai un syndrome de l’imposteur. Je songe sincèrement à me contenter du diplôme puis à faire autre chose. Et si c’était un avant-goût de ce qui m’attend en cabinet ?”

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Un sentiment communément partagé que la profession est peu ouverte à de nouveaux entrants”

Stratégie élaborée en conscience par les professeurs et les écoles de droit ou simple reproduction sociale contre laquelle l’administration ne lutte pas, faute de temps et de conscience politique ? S’il est impossible de répondre à cette question, certains chiffres de l’Observatoire des inégalités peuvent être avancés : à l’université, les enfants de cadres supérieurs représentent 34% des étudiants, alors que leurs parents forment seulement 18% des actifs. De plus, 20% des étudiants de licence sont enfants d’employés et 12% enfants d’ouvriers (soit moitié moins que la part d’ouvriers dans la population totale). En master, ces données tombent respectivement à 13% et 9%.

Et en droit ? Peu de chiffres sont disponibles, déplore le Conseil national du droit dans un rapport de 2019. On sait en revanche que 62,9% des hommes magistrats ont un père chef d’entreprise de plus de dix salariés, en profession libérale, cadre ou profession intellectuelle supérieure, contre moins de 5% d’enfants d’agriculteurs, commerçants ou artisans et 11,7% d’enfants d’employés ou ouvriers.

Les constatations sont les mêmes année après année, comme le notait en 2017 dans un rapport au ministère de la Justice l’avocat Kami Haeri à propos du barreau français : “L’absence de données fiables et de politiques institutionnelles dédiées à la diversité” rend le manque de mixité sociale “insaisissable”, sur fond de “sentiment communément partagé que la profession est peu ouverte à de nouveaux entrants”. De quoi expliquer largement le syndrome de l’imposteur de Stella.

*Les prénoms ont été modifiés

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