La plage près de laquelle j’ai grandi s’appelle « Contrebandiers ». Cet endroit me fascine depuis toujours. Enfant, j’imaginais les grands trafics qui s’y organisaient lorsque la plage se retrouvait seule : des bateaux qui accostent, des cargaisons interdites, des feux de camp loin dans la nuit…Malgré mes recherches, je n’ai jamais trouvé l’origine de ce nom mystérieux. Je n’aurais jamais soupçonné la tournure qu’il allait prendre pour moi des années plus tard.
Nous avons déménagé près de Contrebandiers quand j’avais dix ans. Au départ, je ne saisissais pas pourquoi nous quittions notre petit appartement dans la ville de Rabat. Je n’avais pas encore compris que pour mes parents, l’achat d’une maison dans une banlieue financièrement accessible marquait notre passage officiel à la catégorie supérieure. J’ai mis du temps à comprendre pourquoi je ne devais pas dire que nous habitions à Temara, la ville la plus peuplée de la préfecture dont nous faisions partie. N’était-ce pas là que nous allions faire nos courses avant qu’il y ait des commerces près de chez nous ? Et puis, devant les moues méprisantes de certains camarades de classe, j’ai compris.
À Temara Plage (insistez sur le Plage) ou Harhoura (le nom officiel de notre commune), il y avait des terrains agricoles, un mini supermarché et l’océan à perte de vue. À l’époque, je me plaignais de me réveiller vingt minutes plus tôt pour me rendre au collège. Je n’avais pas encore appris à aimer l’océan toute l’année, à le regarder changer de couleur jour après jour. Je ne me mêlais pas encore à ceux qui le connaissent le mieux.
Harhoura, sable de contrastes
À une quinzaine de kilomètres au sud de Rabat, les vagues grondent. Il y a encore trente ans, Harhoura était une succession de plages et de champs. Aujourd’hui, c’est une banlieue résidentielle chic. Selon l’universitaire Chadia Arab, la plupart des villes marocaines n’ont pas été aménagées « vers » l’océan car celui-ci est associé au danger et aux attaques des envahisseurs. La côte a longtemps été considérée comme une frontière, d’où la présence de citadelles et de grandes murailles dans les villes anciennes.
Si cette perception a laissé des traces dans la psyché marocaine – sans doute jusqu’aux noms des plages – la côte a connu une forte urbanisation dans les dernières décennies. Un tiers de la population se concentre aujourd’hui sur l’axe Kénitra-Rabat-Casablanca-Safi, sur lequel se trouve Harhoura. La côte est devenue le miroir de la société marocaine, avec ses contrastes et ses contradictions.
Combien de rencontres pouvaient bien avoir lieu à Contrebandiers ? Combien de barrières invisibles se brisaient vraiment ?
La plage des Contrebandiers – L’contr pour les intimes – se trouve à dix minutes à pied de notre maison. Je devais avoir treize ans quand j’ai commencé à m’y rendre seule. J’ai toujours aimé observer la métamorphose de la corniche à l’approche de l’été : la fête foraine s’installait, les vacanciers déferlaient et les restaurants saisonniers disposaient leurs tables en plastique entre les rochers. Les effluves de barbe à papa, d’escargot et de maïs grillé se mêlaient à l’air salé de la mer.
Chaque été, dans mon entourage, c’était le même dilemme. Enfin, un dilemme pour nous, qui avions le luxe de choisir. Il y avait ceux qui partaient le plus loin possible, à des plages de riches inaccessibles en transport en commun. Et puis ceux qui restaient sur cette plage des Contrebandiers où plusieurs Maroc se retrouvaient : le Maroc qu’on appelle Morocco (sortez votre meilleur accent américain) et celui qu’on appelle Lmghrib (insistez bien sur les consonnes). Maillots longs, marmites pleines, draps noués au parasol, maillots courts, sifflements au passage des filles, cris d’enfants, balles de tennis fluorescentes jetées dans le ciel, pastèques enterrées dans le sable pour conserver leur fraîcheur, vendeurs de sucreries, de café épicé, de beignets et de glaces : combien de rencontres pouvaient bien avoir lieu à Contrebandiers ? Combien de barrières invisibles se brisaient vraiment ?
Parmi tout ce monde, les chercheurs de métaux ont toujours suscité ma curiosité. Ils se promenaient avec un bâton sur lequel était fixé un disque de détection. En fonction du signal reçu par l’appareil, ils pouvaient déduire la profondeur, la taille et la nature du métal qui se trouvait en dessous d’eux. Je les regardais fouiller le sable à marée basse en me demandant quels trésors ils pouvaient bien exhumer.
À la rencontre des chercheurs de trésors
En bonne enquêtrice, j’ai commencé mon travail derrière l’écran d’un ordinateur. Sur internet, on ne trouve pas grand-chose au sujet des chercheurs de métaux des plages marocaines. J’ai cependant appris que Contrebandiers était « une mine d’or archéologique qui n’avait pas encore livré tous ses secrets. » Dans un article de Média 24, il était question de fouilles ayant révélé l’existence d’outils en os âgés de 120 000 ans. Ces objets figureraient parmi les plus anciennes preuves que des hommes préhistoriques fabriquaient des vêtements. Voilà qui ne m’avançait pas beaucoup, mais qui ajoutait du mystère à ma recherche. Les chercheurs de métaux trouvaient-ils, eux aussi, des objets vieux de plusieurs milliers d’années ?
Tous les gens rencontrés sur la plage m’ont prévenue : faire parler les chercheurs de métaux n’est pas une chose facile.
Assis derrière un tas de coquilles nacrées, Mohamed*, pêcheur de moules, a été mon premier guide vers un monde dont je ne soupçonnais pas l’existence. Il m’a examinée avec amusement, et a gentiment répondu à mes questions farfelues. Je lui ai demandé s’il savait quand les chercheurs de métaux arpentaient la plage de Contrebandiers, car je n’en avais vu aucun depuis des semaines. Il m’a dit qu’ils étaient discrets, qu’ils n’aimaient pas parler, et m’a fait découvrir les fascinantes chaînes YouTube de ملك الشواطئ (le roi des plages) et diving trip رحلة غوص – qui n’ont malheureusement jamais répondu à mes sollicitations.
Quelques jours plus tard, j’ai retenté ma chance, plus curieuse que jamais après toutes ces heures à traîner sur YouTube. Sans succès. Pas un seul homme à canne sur le sable d’or. J’ai erré sur la corniche, photographié les nuances de bleu et les roches noires. Et puis, au retour, j’ai parlé à un homme qui proposait des balades à dos de poney. Il m’a conseillé de venir très tôt le dimanche matin pour avoir une chance de les croiser.
Tous les gens rencontrés sur la plage m’ont prévenue : faire parler les chercheurs de métaux n’est pas une chose facile. Beaucoup d’entre eux s’adonnent à cette passion à l’aube ou tard le soir, en parallèle d’une autre profession. J’avais sans doute sous-estimé la précarité qui peut amener à exercer cette activité. Mais la réticence des chercheurs de métaux à témoigner s’explique aussi par la perception de cette pratique. Certains voient en eux des pilleurs.
Portrait d’un chercheur de Contrebandiers
La voix posée, calme, les yeux plissés et le regard profond : Khalid* répond à mes questions un dimanche ensoleillé de février 2024. Taxi de profession, il pratique la recherche de métaux durant les heures creuses. « Quand je ne travaille pas, je viens ici et j’oublie tout. »
Lui qui paraît réservé s’anime lorsqu’il me parle de sa passion. « J’aime bien être tout seul avec la mer. Quand je trouve quelque chose, je suis content. Quand je ne trouve rien, je me dis que j’ai nettoyé la plage d’objets qui peuvent être dangereux : des clous, des hameçons, des choses comme ça. »
« Si une femme perd une bague dans l’eau, est-ce que la personne qui la retrouve cent ans après devrait publier une photo sur Facebook pour demander à qui elle appartient ? Ça n’aurait pas de sens. » En revendant les objets trouvés, Khalid complète ses revenus, mais il ne compte pas là-dessus pour vivre. Selon lui, l’image de « chercheurs de trésors » nuit à ce loisir car ce n’est pas l’appât du gain qui le motive. « Tu peux passer des semaines à ne ramasser que des morceaux de métal rouillés et laisser tes enfants crever de faim. Il faut avant tout être passionné pour chercher, c’est ça que les gens ne comprennent pas. »
Bijoux, pièces, balles de fusil… Les objets anciens fascinent Khalid. « Tu imagines la vie d’un objet qui a vécu un, deux, trois ou quatre siècles dans les profondeurs de la mer ? » De sa poche, il sort plusieurs pièces pour me les montrer : « regarde par exemple, ça c’est une pièce de monnaie datant de 1261 (1844 dans le calendrier julien). Je n’existais pas encore quand elle a été perdue. Dieu avait prévu que je la retrouve deux cents ans plus tard. »
Natif de Temara, Khalid aime venir à la plage pour retrouver l’horizon. « Nous, les gens des villes, nous ne sommes plus habitués aux grands espaces. Quand je viens ici, je me sens reposé, comme quand je vais voir ma famille à la campagne. La mer nous rappelle que l’on est minuscule. Dieu nous a fait un cadeau en nous la donnant. On la voit comme une distance entre les humains, mais c’est en fait un lien qui unit les continents et une voie pour le commerce. Elle nous aide en cas de sécheresse ou de famine, elle est pleine de ressources. »
Protéger les chercheurs de métaux
Devant nous, les vagues continuent à rouler pendant qu’un soleil plus franc pointe ses rayons. Khalid me montre la carte de l’association dont il fait partie. Pour pratiquer sa passion en toute tranquillité, il a rejoint l’ARDM (association Rirha de détection de métaux). Créée en 2022 et rassemblant déjà 1300 adhérents, c’est l’une des principales structures qui œuvrent à l’accompagnement des chercheurs de métaux — ou détectoristes, comme on les appelle parfois. En signant la charte de l’ARDM, les chercheurs de métaux s’engagent à ne pas effectuer de fouille dans les lieux historiques, les cimetières, les sanctuaires et les terrains privés.
La pratique de la détection de métaux gagne en popularité à l’échelle mondiale. En Grande-Bretagne, par exemple, les détectoristes travaillent main dans la main avec les archéologues pour la recherche d’objets anciens perdus dans la nature. Avec ses 3500 km de côtes, le Maroc possède la façade maritime la plus longue d’Afrique. Le pays est un immense terrain de jeu pour les chercheurs de métaux. Les associations jouent un rôle clé pour protéger ce loisir et définir les lignes de conduite d’une recherche éthique.
« Il y a en l’homme un chercheur, parce qu’il y a en lui un joueur » écrit l’anthropologue Georges Balandier. Les gens qui cherchent me touchent, qu’ils soient des chercheurs de trésors, de métaux ou des scientifiques. On évoque souvent leur supposée patience. J’aime penser que leur espoir de trouver est si fort qu’il confine à la sagesse. Pendant quelques secondes, j’écoute le bruit de l’océan. Moi aussi je viens chercher quelque chose sur la plage des Contrebandiers : peut-être un apaisement, peut-être des souvenirs, peut-être la possibilité d’une rencontre.
* Prénoms modifiés
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