Ce matin de février, la circulation est dense quai des Grésillons à Gennevilliers. En contrebas, sur la Seine, Vaqueros est amarré depuis la veille. À son bord, Philippe Leleu attend l’arrivée des agents de la Semoulerie de Bellevue pour livrer son blé dur d’Eure-et-Loir à Panzani. Les pâtes. Cet aliment indispensable en ces temps de crise sanitaire. Comme ce bon vieux métier de batelier. Un métier méconnu lui aussi en première ligne pour faire tourner un pays tout entier, au même titre que les hôtesses de caisse, les ripeurs et autres infirmières. « On reste humble, on fait juste notre boulot », confie-t-il avant de reprendre de volée : « ah ne dites pas péniche, on dit automoteur ! C’est comme si on disait charrette pour un camion. » Issu d’une famille de bateliers ligériens, sur les fleuves depuis 1740 avant de muter vers le Nord, il faut dire que ce Sarthois tient à son écosystème qu’il chérit depuis 37 printemps. Après avoir longtemps exercé en Belgique et connu le salariat en tant que capitaine de paquebot, Philippe a choisi l’indépendance. « Ce que j’affectionne, c’est ma liberté et le silence, explique ce quinquagénaire qui vit sur l’eau du lundi au vendredi. Je peux prendre mon café à l’air pur, regarder la nature bouger. J’ai tout le confort d’un appartement avec internet à bord. Parfois, je me retrouve en pleine brousse, le long des coteaux, au pied du château de La Roche-Guyon. Je croise les oiseaux, les cygnes, les canards. »
Comme ce bon vieux métier de batelier. Un métier méconnu lui aussi en première ligne pour faire tourner un pays tout entier, au même titre que les hôtesses de caisse, les ripeurs et autres infirmières
« Ce que je fais, cela évite aux camions d’Eure-et-Loir de venir s’agglutiner »
C’est le dimanche soir que Philippe rejoint l’écluse de Méricourt dans les Yvelines où est stationné Vaqueros, son automoteur de type campinois. Dès le lundi matin, il navigue depuis Bonnières-sur-Seine direction Les Mureaux, avant de descendre jusqu’au confluent de la Seine et de l’Oise à Conflans-Sainte-Honorine, capitale de la batellerie. Juste le temps de contempler la flotte à l’instar de Jacques, le plus ancien remorqueur français à vapeur à flot, et Philippe file vers les Hauts-de-Seine pour arriver à la hauteur des Docks de Saint-Ouen le mardi soir. Il lui faut ensuite un peu plus de 48 heures pour décharger ses 700 tonnes de blé. « Ce que je fais, cela évite aux camions d’Eure et Loir de venir s’agglutiner sur le boulevard, sourit-il. D’ailleurs, c’est comme ça que j’ai proposé mes services à Panzani. J’avais déchargé une fois à cet endroit et j’avais remarqué l’immense file de camions. C’était le bazar. Regardez-moi, je suis tout seul, j’embête personne et je transporte l’équivalent de ce que peut transporter 30 camions. »
« Nous avons été très sollicités dès le premier confinement »
En effet, selon la Fédération des entreprises fluviales de France (E2F), le tonnage disponible dans les cales françaises équivaut à 25 000 camions pour 1 042 unités fluviales. Sans parler des 500 000 tonnes de CO2 évitées chaque année dans l’hexagone grâce au transport fluvial, soit 3 millions de camions retirés des routes. Installé en Seine et Marne et batelier de père en fils depuis six générations, Andy Fouquier, 54 ans, est une figure du milieu. Ces statistiques, il les connaît bien. Membre du syndicat La Glissoire et d’E2F, ce marinier porte un regard éclairé sur une profession qu’il embrasse depuis 1987. Au terme de différentes aventures en Allemagne et d’autres rives, voici 12 ans qu’il navigue uniquement sur la Seine et l’Oise. Les céréales représentent 50 % de ses marchandises régulières. À bord de son Bornéo construit en Belgique en 1966, il fend les flots chaque semaine en compagnie de sa femme Esmeralda et d’un apprenti nommé Maxime, au départ de Montereau-Fault-Yonne (77). Direction Rouen. « Ah j’en vois du pays, et la traversée de Paris on ne s’en lasse pas, dit-il. D’ailleurs, être confiné, on sait ce que sait. Nous n’avons pas de relations avec des personnes à terre pendant plusieurs jours et avons l’habitude de prévoir des réserves alimentaires à bord. Cela n’a pas trop changé notre quotidien. » Il avoue malgré tout avoir livré beaucoup plus de céréales qu’en temps normal. « Nous avons été très sollicités dès le premier confinement. Des dizaines de collègues sur le Rhône ont même été appelés pour transporter en urgence des commandes de gel hydroalcoolique. » Mais comment expliquer que le fret fluvial, malgré ses atouts écologiques, reste un mode de transport largement sous-exploité ? Pour Andy, « l’Etat ne fait que du bla-bla alors que nous pourrions apporter beaucoup plus ». Il poursuit : « Il y a eu le Grenelle de l’Environnement qui devait favoriser le fluvial et le ferroviaire. Mes 1 150 tonnes équivalent à 35 camions. Nous sommes de loin le mode de transport le plus sobre en gaz à effet de serre par tonne de marchandise déplacée. On ne tue personne. On ne crée pas de bouchons. Et puis une maison au bord de l’eau, ça prend de la valeur, non ? Alors qu’une maison au bord d’une route ou d’un chemin de fer, ça en perd. » Ce qu’il fallait dire.
Fret fluvial vs défi climatique
Alors que le secteur tend vers un modèle décarboné destiné à améliorer les performances énergétiques des bateaux, le transport fluvial essaie de répondre véritablement au défi climatique auquel la France doit faire face. Malgré 8 500 kilomètres de voies navigables (dont 6 700 km gérés par les VNF), leur exploitation reste pourtant marginale contrairement aux Pays-Bas où plus d’un conteneur sur trois est transporté par voie fluviale. « Même si l’État a beau afficher des ambitions écologiques, on ne sent pas des incitations particulières pour changer les habitudes des entreprises en matière de transport, observe François Manouvrier, le directeur du Centre de formations d’apprentis de la navigation intérieure (CFANI) au Tremblay-sur-Mauldre. La majorité d’entre elles trouvent toujours plus simple de mettre des conteneurs dans un camion au Port du Havre pour l’acheminer sur Paris en deux heures via l’autoroute. » Bon nombre de contre-exemples existent pourtant. A commencer par Franprix qui approvisionne ses 300 magasins parisiens en produits secs (70 % des marchandises) en utilisant le fret fluvial sur 21 kilomètres, entre Bonneuil-sur-Marne et le port de la Bourdonnais situé au pied de la Tour Eiffel. L’entreprise économise ainsi 80 000 litres de carburant par an. « Oui j’en ai entendu parler mais ce n’est pas le reflet de notre industrie, réagit François Manouvrier. Notre mode de transport souffre encore d’une image qui n’a pas raison d’être, celle d’un mode de transport lent (ndlr : leur vitesse varie de 6 à 25 km/h en fonction de la voie d’eau empruntée). Mais on ne parle pas assez de notre participation au désengorgement des routes. »
Nous sommes de loin le mode de transport le plus sobre en gaz à effet de serre par tonne de marchandise déplacée. On ne tue personne. On ne crée pas de bouchons
« Il suffit d’une volonté politique »
Du timide portage politique au schéma logistique considéré parfois comme trop contraignant par les chargeurs, le dévoiement du fret fluvial est une longue histoire. Face à un réseau vieillissant et insuffisamment interconnecté, le canal Seine-Nord Europe que les bateliers attendent depuis près de 40 ans pointe enfin le bout de son nez. En cours de construction, ce maillon manquant doit permettre à l’horizon 2028 de relier sur 107 km l’Oise au Canal de Dunkerque-Escaut, de Compiègne à Cambrai. Sur cet axe où les marchandises circulent presque exclusivement par la route, ce nouveau corridor au gabarit européen permettra d’accueillir des convois pouvant contenir l’équivalent de 200 camions, et ainsi délester chaque année l’autoroute A1 de 500 000 camions. Outre une offre alternative compétitive en termes de coûts, cet immense réseau fluvial qui s’étendra du bassin parisien au Benelux promet le recrutement de main d’œuvre et le développement de nouvelles filières liées à l’économie circulaire. Serait-ce alors un métier d’avenir ? « C’est la méconnaissance du grand public qui fait que cela reste un métier qui a du mal à attirer, affirme François Manouvrier. Nous avons entre 70 et 80 étudiants par an répartis sur trois années de formation. C’est un secteur qui recrute. Quand ils sortent de l’école, nos jeunes se lancent le plus souvent en salarié puis au bout de cinq à dix ans, ils finissent par se lancer en tant qu’entrepreneur. » Au tour d’Andy Fouquier de rebondir : « Oui c’est un métier d’avenir, il suffit d’une volonté politique derrière. Nous sommes pas loin de 300 bateaux sur la Seine, donc ça commence à faire du tonnage, à l’image des centrales à béton qui se fournissent par voie d’eau. Mais on peut beaucoup mieux faire. Concernant le nouveau canal du Nord, bien sûr que c’est une bonne nouvelle mais il y a aussi un intérêt commercial derrière. Et oui, ça va me permettre d’y retourner grâce aux grandes écluses qu’ils vont construire. » Quid ensuite du devenir de la petite batellerie face aux gros transporteurs. En off, certains mariniers craignent déjà la concurrence des pays du Nord, où les charges sociales sont moins importantes, et les flottes beaucoup plus modernes. À suivre.
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Le futur de la logistique urbaine
Pendant ce temps-là, des élus de Seine-Saint-Denis, convaincus par l’opportunité du fluvial, aimeraient relancer le projet d’une navette reliant Saint-Denis à La Défense en 15 minutes. Du côté d’Haropa Port de Paris, on multiplie les expérimentations telles que le transport de bois entre les ports de Rouen et Bruyères-sur-Oise, la 5G sur le port du Havre, ou encore une déchetterie fluviale amarrée au port de Tolbiac au cœur de Paris. Et puis il y a ces entrepôts flottants à propulsion électrique que développent par ailleurs des entreprises innovantes comme Segula ou Amme. Ainsi délaissé depuis les années 1970 au profit du transport routier, le fluvial pourrait bien revenir bousculer le futur visage de la logistique urbaine interrégionale qui souffre toujours des contraintes de circulation liées à la desserte du dernier kilomètre. Ces fameux camions qui s’agglutinent, comme décrivait Philippe. À l’approche de la pré-retraite, il se prépare secrètement à participer à la révolution du secteur. D’une façon plus sereine et contemplative, il voguera à bord de son Freycinet qu’il bichonne au présent pour organiser d’ici trois à quatre ans des croisières sur les canaux de la Mayenne et de la Sarthe. Ainsi amoureux des fleuves, tour à tour techniciens, commerçants et gestionnaires, les bateliers n’ont pas fini de se faire remarquer le long des quais.
© photo : F. Dacheux