Témoignage

L'amour perdu est un exil solitaire

Love Better

10/02/2021

Que faire quand, du jour au lendemain, on se retrouve en exil d’une ville ou d’un être, dans l’impossibilité de retourner là où on a été le plus heureux ?

Qu’est-ce qui blesse le plus de ne plus jamais revoir ? Une personne ou un lieu ? Un amour ou une ville ? Le béton ou la chair ? La question me trotte dans la tête alors que je joue distraitement avec une pièce dans le wagon vide qui me transporte à travers les champs recouverts de givre. La faible lumière d’après-midi reflète tour à tour chaque face du petit disque doré : pile, face, pile, face.

Bercée par le doux mouvement de bascule du train et l’atmosphère surchauffée qui contraste avec le froid mordant du dehors, je ferme les yeux et m’endors. Quand je les rouvre me voici ailleurs, dans une ville dont je suis un jour tombée amoureuse et que j’ai perdue.

Retour en arrière :

La lumière berce Damas d’un tendre bleu canard. L’aube, probablement. Sur les dalles disjointes ou le ciment lisse mes pas résonnent d’un mur à l’autre. Mes narines captent éventuellement la poussière portée par les tourbillons d’une brise aux milles frissons. J’entends peut-être la clameur de la ville, apercevant les ombres passantes ou les visages aux contours familiers des âmes du quartier. Aucune sensation pourtant.

Mon frère est avec moi cette fois-ci, accompagné d’un ami. Me voici si contente de leur faire enfin découvrir Bakdash : nous nous précipitons dans les rues couvertes du souk, à la recherche d’une glace à l’italienne enveloppée dans un épais manteau de pistaches. « On dirait que le toit de tôle est criblé de balles ai-je pensé en visitant le souk pour la première fois. Il transforme les rayons de soleil en une myriade d’étoiles, conférant à tout ce qu’elles touchent un air enchanteur. » Nous tournons à gauche, puis à droite, dévalons des escaliers et passons devant étals vides et fontaines. Dans une mosaïque de souvenirs entremêlés, le temps, le lieu et les passants changent brusquement. L’aube est encore là mais la brise est plus fraîche et les gens autour de nous portent d’épais vêtements en laine. La chasse à la glace est terminée, nous voici désormais en train de parcourir les rues à la recherche de son alter ego hivernal : « Désolée Mademoiselle, nous sommes à court de sahlab, revenez demain. Du Milo sinon ?? » Fondu au noir.

Un autre jour. Le soleil est désormais au zénith. Comme un chat je savoure son étreinte chaleureuse, un sourire aux lèvres trahissant la satisfaction et la sérénité d’être chez soi. Alors que je descends les ruelles étroites qui rident le Mont Qassioun, mon sourire s’agrandit comme le tissu que l’on déchire. Enfin, me voilà de retour. Cette fois, j’ai réussi à entrer en Syrie en rampant sous une clôture. Le mois précédent, je m’étais faufilée sous le nez du douanier à la frontière. À chaque fois je me retrouve de manière inattendue à Damas, comme ce personnage de théâtre dont la scène est sur le point de commencer. Silence…on tourne.

Dans mes rêves, Damas est la ville de ma jeunesse, la capitale de l’exil. La douleur d’une histoire d’amour interrompue au plus fort de sa passion

Tel est le pouvoir des rêves.

Car je rêve de Damas, une fois par semaine ou presque, depuis neuf ans. Indéfiniment, mon esprit retourne là où mon corps ne peut plus aller. De la même façon que les doigts tracent le visage d’un amant perdu dans l’obscurité, j’erre dans les rues de ma ville bien-aimée. J’en ai même cartographié ma propre version. Et dans ces recoins de mon esprit où je me sens en sécurité, je peux revivre ces jours dorés.

Parfois, dans mes rêves, les amis et membres de la famille qui n’ont pas eu la chance de me rendre visite lorsque j’y vivais me rejoignent. Enfin, je peux leur montrer cette part de moi qu’ils connaissent très peu. Peut-on oublier le théâtre de ses années étudiantes ? Au fil du temps, elle devient une reconstruction idéalisée de notre jeunesse. Le terrain de jeu de notre « moi » adulte.

Je retourne guère sur les traces des endroits où j’ai vécu : cette garçonnière nichée à flanc de montagne, l’école enfouie au creux des arbres d’Abu Rummaneh, le bureau près de l’Autostrad, les appartements de mes amis éparpillés dans la ville, l’auto-école sur la route de l’aéroport, le café Rawda où nous avons regardé tous les matchs de l’Euro 2008 à côté du Parlement, les discothèques de la vieille ville et de la ville nouvelle… Non. Les endroits où j’erre en rêve sont les fruits de mon imagination, lointainement inspirés de la topographie de la ville. Je les pétris comme bon me semble, les traîne d’une scène à l’autre, nuit après nuit. Je ne sais jamais où je vais me retrouver, ni comment seront les choses quand je commencerai à rêver, mais Damas est toujours là, rassurante. Parfois, des tensions rodent en arrière-plan, mais la plupart du temps, la scène est calme et baigne dans cette lumière tamisée.

Parfois, les rêves deviennent plus rares mais ils finissent toujours par revenir. Dans mes rêves, Damas est la ville de ma jeunesse, la capitale de l’exil. La douleur d’une histoire d’amour interrompue au plus fort de sa passion. Me serais-je autant attachée à Damas si j’avais pu y retourner ? Probablement. Mais avec davantage de maturité, après avoir connu des hauts et des bas ensemble. Damas, je t’aurais aimé pour le meilleur et pour le pire. Mais je n’ai vécu que le meilleur avec toi.

Damas, ville de ma frustration et de ma culpabilité, frustration de ne pouvoir aller là où mon désir me pousse Moi petite privilégiée dont le passeport européen me permet de parcourir librement la majeure partie du monde, me voici bloquée à la frontière pour une fois…Même si je supplie, pleure, demande gentiment, menace ou implore. Même si j’en ai vraiment, vraiment envie. Frustration face à une interdiction de séjour arbitraire dont j’ignore la raison et ne peux en contester la légitimité. Culpabilité de ne pas avoir respecté la promesse de revenir faite à des amis de longue date ou d’un jour. « Vous voyez, encore une étrangère qui a passé du bon temps en Syrie et qui est repartie là d’où elle venait, ses albums photos remplis de ceux à qui elle ne daignera pas en donner une copie, voire ne reverra jamais ? » Culpabilité de se sentir si démunie face aux larmes et au sang qui se sont déversées depuis sur ces terres ensoleillées comme un barrage qui cède. Culpabilité enfin de souffrir d’un mal si bénin alors que tant de personnes ont perdu bien plus qu’une amourette de jeunesse envers une ville.

Depuis plus de dix ans, Damas me hante. Et l’apparition surprise au cours de ce banal trajet en train de rêves dissipés il y a bien longtemps fait soudainement écho à un sentiment d’exil plus récent, encore à vif, animé par un amour perdu. L’exil en quelque sorte est l’impossibilité de retourner chez soi. L’endroit, tangible ou non, où l’on se sent le plus à l’aise, qu’il s’agisse d’un lieu, d’une époque révolue ou d’un être aimé. Est-il objectivement mieux qu’un autre ? Difficile à dire, mais quelle importance ? Ce qui compte, c’est que nous y ayons été heureux, passagers en escale ou résidents à plein temps.

De la même manière que perdre une ville s’apparente à une histoire d’amour tragique, ce « chez soi » révolu peut-être quelqu’un que nous ne voyons plus. Ou plus précisément, une relation qui a disparu. Pile, face, désormais sans éclat le petit disque est toujours dans ma main, alors que le soleil s’est souché derrière les haies floues. L’exil, c’est l’amour nié, vidé de ses personnages principaux. Une blessure qui peut même être affligée par la présence de l’autre. Dans ce cas, l’exil prend la forme de différentes pièces, immatérielles, dans laquelle les amoureux errent chacun de leur côté, incapables de faire tomber les murs des non-dits – et des non-écoutés..

L’exil amoureux peut aussi prendre la forme d’une promesse non tenue, celle d’un avenir qui ne vient pas et qui par son absence devient une obsession, compromettant toute autre source de bonheur. La pièce manquante, jamais possédée, désormais nécessaire pour se sentir à nouveau entier. La fuite, en avant, en arrière, de côté, sur des milliers de kilomètres, des milliers d’années, ne nous rapproche en rien d’elle. Jamais. Ce chez soi comme une félicité conjugale promise, comme un mirage, insupportable dans sa potentialité. Inatteignable, suspendu à la merci de l’autre qui soudain devient à la fois source de toute cette angoisse et a clé pour déverrouiller la prison mentale dans laquelle nous nous sommes, seuls, enfermés.

L’exil amoureux peut alors devenir physique, prenant la forme d’un logement que l’on s’obstine à meubler et à décorer, compensant la solitude qui resserre d’un cran sa prise quand on se retrouve délaissé dans un pays étranger, tout à tour invité et défendu de suivre l’être cher. Compensant ce sentiment d’être un objet précieux sur une étagère, convoité, chéri, mais totalement dénué de vie, exhibé à loisir parmi les bibelots achetés dans le but de transformer cette maison vide en foyer. Métaphore d’une farce grotesque, simulacre d’harmonie conjugale.

Alors pour fuir cet exil intérieur on finit par s’en imposer un, un vrai. Et partir. Tout commence lorsqu’on à édifier une maison à soi afin de retrouver un sentiment d’identité, un équilibre perdu dans les tensions tues de l’amour. Où l’on se bannit volontairement de l’autre comme pour guérir, qu’il s’agisse d’un passe-temps personnel, de paysages ou des recettes appréciées seul, des chansons qui ne seront pas partagées. Un refuge vers lequel on se retire doucement, sans bruit, bien avant le tonnerre des disputes qui précède la rupture.

La pensée d’être parti afin de reprendre le contrôle sur son destin après ce qui nous a paru être une attente insoutenable devient l’unique réconfort

Une fois seulement la relation terminée l’ampleur de l’exil éclate-t-il pleinement. En quittant l’être avec lequel nous étions le plus heureux le coeur se fend tout simplement en deux. Et la pensée d’être parti afin de reprendre le contrôle sur son destin après ce qui nous a paru être une attente insoutenable devient l’unique réconfort. Peu importe qui brandit l’épée au final, la brutalité du coup étourdit car elle tue un amour qui bat encore et crache des giclées de sang frais. Ça fait mal. Mal. Mal. Les bouffées d’air d’une liberté retrouvée se mêlent à l’acidité de la douleur. Quel sentiment étrange que celui de s’exiler d’un être ayant été notre première maison après des années de déracinement. Mais la boule d’un traumatisme passé formée dans la gorge ne pouvait être transpercée par la flèche de Cupidon et avalée si facilement.

On peut alors enterrer ce sentiment de déracinement en se ruant tête baissée de l’autre côté du monde, la douleur nous suit comme une guêpe enragée, et nous pique à la seconde où nous nous arrêtons, acculés, à l’extrémité de la terre la plus éloignée jamais trouvée. Était-ce la croyance subitement brisée que la fuite nous rendrait l’être aimé, ou plutôt qu’elle nous ramènerait à lui ? Que cette relation-foyer se déploierait à l’horizon, rutilante, comme la fin d’un voyage, le but de notre quête ? Sur ces rives lointaines seul le soleil couchant darde ses derniers rayons, presque navré d’être l’unique participant de notre comité d’accueil. C’est seulement quand on arrête de courir que l’on réalise tout ce que l’on a perdu.

Si seulement la relation amoureuse s’était transformée en amitié, autorisant d’épisodiques visites comme un immigré dans son pays d’origine. Mais la maison-être parfois disparaît, volontairement absente, s’abstenant de faire partie de nos vies, refusant le moindre contact. Désertant la garnison qui lui avait été confiée, nous réduisant à errer dans un triste et solitaire exil.

L’amour perdu prend alors pleinement l’apparence d’un pays disparu sans aucune diaspora pour le ranimer, ne serait-ce que brièvement par des souvenirs. Les plaisanteries, les listes interminables de passions partagées, les promenades et les discussions, étaient cette maison. Une maison que seule la présence de l’autre rend possible. L’autre comme composant essentiel d’un monde à part entière, qui nous connecte à tellement de choses et tellement de gens – amis et belle-famille – définissant qui nous étions, pas tant socialement que de manière intime. Un univers détruit par une tempête de laquelle nous sortons seul, comme l’unique survivant échoué sur un radeau, frôlant du bout des doigts et du cœur les vestiges emportés à la hâte: une mélodie, un vieux cadeau d’anniversaire, une expression, un mot d’amour gribouillé au dos d’une enveloppe, un bouton de manteau ou de volumineux albums photos.

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Alors que le haut-parleur du train bafouille ma destination, je ramasse ce que j’ai sorti de mon sac et ai posé sur la table en m’installant, sans y avoir touché du voyage. Un gros livre écorné, trouvé au fond d’une librairie d’occasion avant le départ tombe par terre, ouvert sur l’une des dernières pages : « Une cause perdue remportera toujours une dernière victoire dans l’imagination des hommes. » écrit John Prebble en conclusion à Culloden, témoignage historique de la révolution jacobite de 1746 qui a désastreusement culminé dans la bataille du même nom. Étrange coïncidence. À la guerre comme à l’amour, le refuge perdu s’idéalise avec le temps. Sa présence dans le rétroviseur où il apparaît sous une lumière de plus en plus glorieuse, nous empêche de regarder vers l’avant. C’est ainsi que nous empruntons la route risquée de la nostalgie, glissant dans le sens contraire de l’avenir, dos à l’inévitable marche du temps. Loin de s’estomper, l’exil colle à la vie qui passe, nous offrant par flashs ce qui aurait pu être, à nous qui trébuchons comme des canards sans tête, sans savoir où aller, faute d’une autre direction.

Si l’exil d’un pays est un mal collectif, celui de l’amour est une éternelle marche solitaire. Même si, parce qu’il ne concerne que nous, l’exil amoureux peut éventuellement être guéri. Et l’empire dont nous avons été expulsés peut lentement être réapproprié, peu à peu, en transformant les souvenirs communs du passé en repères personnels et sereins pour le présent et le futur.

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