En 2017, le CIO, le Comité International Olympique, vote à l’unanimité l’attribution des jeux 2024 à Paris et, dans la foulée, l’agence pour laquelle je bossais à ce moment-là est missionnée pour trouver une opération de communication qui doit relancer l’intérêt du public autour des jeux. Parce que les gens se lassent de tout. Même des exploits. Surtout des exploits.
Je travaillais depuis longtemps en binôme avec Victoria [BIIIP]. On avait fait pas mal de gros coups. Mais rien de cette envergure. L’idée de base, c’est elle. Et comme absolument toutes ses idées, moi j’ai trouvé ça génial tout de suite. On n’a jamais imaginé que ça puisse finir comme ça…
Ce soir-là, je suis chez moi, devant la télé, quand Victoria m’appelle. Victoria, elle avait la voix d’une de ces femmes qui courent tout le temps. Elles courent pour amener les enfants à l’école, quand elles ont le temps d’en avoir. Elles courent au bureau. Elles courent les magasins. Elles courent les bars. Elles courent les hommes. Elles courent après le temps. Et quand il leur en reste un peu, elles courent. Tout court. Quand elle m’appelle ce soir-là, y’a pas de “bonsoir”, y’a pas de “ça va ?”… Non. Elle me déroule son idée directement.
L’idée, c’est ça : on désignerait un homme ou une femme quelconque dans la population civile, pour participer à toutes les épreuves, en compétition avec les athlètes, dans toutes les disciplines. Grâce à sa médiocrité, son incapacité à performer, cette personne servirait de référence pour permettre au public de retrouver son admiration pour les sportifs.
J’ai trouvé ça génial. C’était impactant. C’était fun. C’était événementiel. Potentiellement viral. Pour le bullshit RSE, on pouvait même raconter que c’était éducatif. C’était parfait. Il nous manquait juste un nom.
Alors, ça m’est venu. J’ai dit… “Olympic Man”.
Dès qu’on a eu la validation du CIO, on s’est lancés dans un très long processus de mise en place pour rendre ça possible, surtout légalement. Ça a pris deux ans. Ensuite y’a eu le Covid. Et donc en 2022, tout est prêt. Tout est prêt pour le projet Olympic Man. Tout ce qu’il nous manquait, c’était… notre Olympic Man.
On avait développé un algorithme pour nous désigner le profil parfait. On a croisé des millions de gens en fonction de leurs activités en ligne, sur les réseaux sociaux, leur historique internet. Une sorte de portrait robot. On voulait pas d’un influenceur. On voulait pas d’un type qui allait faire sa pute et profiter de la situation pour faire exploser ses abonnés. On voulait “Monsieur tout le monde”. Évidemment ça existe pas. On allait le fabriquer. Mais il nous fallait une bonne base. Ce qu’on savait c’est qu’on voulait un mec, pour être tranquille avec les féministes. On savait que ça ferait bien de montrer un homme perdre contre des femmes, dans tous les domaines. L’algorithme avait plutôt bien fait son boulot et nous a sorti plusieurs noms. On a viré ceux qui étaient trop beaux, ça posait un problème d’identification. On venait de sortir des élections législatives, c’était encore tendu, alors on a aussi viré ceux qui étaient même un tout petit peu politisés. Et alors on est tombés sur lui…
Il a juste dit… “Oui ?”
Et on a su. Il nous a touché tout de suite. Quand on lui a expliqué le concept, en enrobant bien les choses pour pas le froisser, il nous a répondu qu’il était pas intéressé. Mais il a pas raccroché. Ce serait facile de dire qu’il avait qu’à raccrocher. Mais je sais pourquoi il l’a pas fait. J’ai compris tout de suite. C’était Victoria. C’était un pauvre type, qui sentait que la femme qu’il avait au téléphone devait être au moins aussi belle que sa voix. Il savait aussi qu’une femme comme ça le regarderait jamais dans la rue, ni nulle part ailleurs. Et que ce serait sa seule chance de s’en approcher. De faire se frôler leurs deux existences. Victoria l’a compris tout de suite, aussi. Et elle en a joué. C’était la pire chose qu’on pouvait lui faire. Aujourd’hui, je sais que j’aurais aimé que ce soit un des autres. Un connard qui rêvait d’être une star. Mais non. C’est tombé sur lui. On est tombés sur lui. Il a accepté de nous rencontrer. On l’a fait venir à l’agence.
Il nous a expliqué qu’il avait failli ne pas venir. Et finalement, il y avait vu une sorte de devoir. Un peu comme être appelé à être juré dans un procès. Ça m’a fait un peu sourire. Ça me rend toujours un peu nerveux, les gens bien. Après avoir signé le contrat, il nous a demandé si on avait prévu quelque chose pour les Jeux Paralympiques. Victoria a répondu “On s’en fout. Personne regarde.” Quand on l’a fait sortir du bureau, toute l’agence était là. C’était prévu. On avait répété. Ils ont applaudi. Et je l’ai vu se redresser. Se tenir droit. Faire attention à son image. Peut-être pour la première fois. On aurait dû sentir, à ce moment-là, qu’on s’était trompés. Mais tout s’est emballé.
On avait une Tesla noire avec chauffeur pour l’emmener d’une séance photos à une interview, ou une conférence de presse. C’était le moment où les Français critiquaient vachement les jeux, à cause des problèmes de transports, de circulation, les enjeux de sécurité, la grosse blague autour de la baignade dans la Seine etc. Mais lui, il a très vite été intouchable. Les gens l’aimaient. Il avait des déclarations désarmantes de simplicité qui étaient reprises sur Twitter. X, pardon. Sur les réseaux, y’avait des memes sur lui, des comptes insta qui lui étaient dédiés. Des fans lui ont fait une page Wikipedia. Sa photo était partout. Même si son nom n’était nulle part. Contractuellement, personne n’avait le droit de se référer à lui sous un autre nom qu’“Olympic Man”. On pensait sublimer les athlètes grâce à lui, mais le public en avait fait son favori. Sa mascotte. Une bannière de médiocrité sous laquelle se réunir. Se reconnaître. Le symbole de la loose. C’était pas ce qu’on avait prévu. Mais tout ce qui comptait c’était l’audimat. Les vues. Les followers. Alors pour nous, c’était mission accomplie. Un jour, on a reçu un appel de Thomas Joly, le metteur en scène de la cérémonie d’ouverture, qui nous demandait d’intégrer Olympic Man dans le final de la cérémonie. Et on l’a fait. On avait créé une sorte de mythe. Un hymne à l’amour d’être humain. L’amour d’être limité. Insuffisant. Mortel.
Y’avait une vraie relation entre lui et Victoria. Elle l’accompagnait partout. Elle maîtrisait toutes ses communications, toutes ses prises de parole. Son apparence, ses déplacements. Elle était toujours près de lui. C’était son coach. Son coach sans chronomètre. Lui, c’était son champion sans exploit. Son Dieu sans foudre ni auréole. À part sous les bras. Comme vous et moi. Et puis, c’est arrivé.
Première épreuve. Le 100m. La plus populaire. Elle l’est encore plus, cette année-là. Il a évidemment eu aucun entraînement, aucun régime spécial. Il est là, il fait 1m73, 65 kilos. Les starting blocks ont été ajustés pour lui. Y’a aucun logo de sponsor, sur son maillot. Seulement les couleurs des cinq anneaux olympiques. Et son nom : « Olympic Man ». Autour de lui, tous les autres. Ces hommes de tous les pays, de toutes les couleurs, de vrais athlètes. Ils s’étirent, s’échauffent. Victoria et moi, on est sur les bancs. Je le vois qui la regarde. Elle est au téléphone. À ce moment-là, Victoria commençait déjà à être appelée par d’autres fédérations sportives, pour des opérations similaires. Elle devenait une star, comme lui. Les gradins étaient remplis. Les télévisions du monde entier crevaient d’audimat. YouTube, Tik Tok, Insta, tout était saturé de contenu sur les JO. C’était grâce à nous. Grâce à elle. Je pense que si elle lui avait jeté même un seul regard, les choses auraient pu être différentes. Mais je crois que c’est là qu’il a compris. Que ça l’a frappé. Le mépris. La grande farce. La blague dont il était la mauvaise chute. Alors il a vrillé.
Les athlètes prennent position. Lui aussi. Personne ne lui a rien expliqué. On voyait qu’il avait jamais fait attention à la façon de se tenir sur les starting blocks. Alors, il imite les autres. Il met un genou à terre. Les jambes pliées. Il pose ses doigts sur le tartan anti-dérapant, juste derrière la ligne blanche. Il regarde vers Victoria. Elle le regarde toujours pas. Si on avait bien fait notre taff, on lui aurait fait un dernier brief. On lui aurait dit de rester à sa place. Sa fonction, c’était d’être aussi mauvais que ceux qui le regardent dans les gradins, à la télé ou sur Internet. Ce qu’on attendait de lui, c’était d’être humain. Mais faut croire qu’il était fatigué d’être humain.
Le Starter lance son premier commandement : « À vos marques ! ». Les autres se mettent en position de départ. Il les imite. Le deuxième commandement arrive : « Prêts ? ». Les coureurs se mettent en déséquilibre, ils basculent le poids de leur corps sur leurs bras. Leur jambe avant forme un angle de 90 degrés. La jambe arrière, un angle de 120 degrés. Ce sont des robots. Lui, il est déjà plus à la hauteur. Mais il fait ce qu’il peut. Le Starter lève le bras en l’air. Il porte une arme à feu.
Là, je vois qu’il y a un problème. Je comprends. Je vois la peur dans ses yeux. Il a peur. Peur des coups de feu. Peur de ce qui va se passer. Peur de courir. Peur des gens. Peur du succès. Peur de l’échec. Tout son corps se tend. Je vois qu’il voudrait s’enfuir. Il voudrait n’avoir jamais décroché son téléphone. Il voudrait n’avoir jamais accepté. Il voudrait rentrer chez lui. Il voudrait partir en courant. À toute vitesse.
Son corps jaillit des starting blocks. Quelque chose se passe. C’est une antilope à côté des lions. Il ne veut pas les dépasser. Il veut les fuir. Quelque chose se passe. À chaque foulée, ses jambes s’allongent. Son souffle claque comme un fouet. Il court. Il fuit. Il fuit les yeux de ceux qui ne l’ont jamais regardé comme il fallait. Il fuit les cris de ceux qui hurlent un nom qui ne lui appartient pas. Il fuit les corps de ces adversaires qui refusent de voir qu’il existe. Et rien ne l’arrête. C’est un éclair venu du fond des âges. Un corps nu, invisible, insaisissable, qui explose l’espace et le temps. Cent mètres. Cent mètres pour aller au fond de son âme d’animal bipède et en faire sortir un Dieu qui vole plus vite que la lumière. Neuf secondes. Neuf secondes pour vivre plus vite et plus fort que les années qui le séparent de sa naissance anonyme à ce putain d’instant immortel. L’instant immortel où il franchit la ligne d’arrivée… En premier. Lui. Olympic Man.
Le Monde perd la tête. On sait tous qu’on vient d’assister à un miracle. Je suis sous le choc. Tout le monde l’est. Victoria, elle est debout. Elle s’est levée du banc. Son portable lui est tombé des mains. Elle le regarde. Vraiment. Pour la première fois. Tout ce à quoi je pense à ce moment-là c’est qu’on a créé une légende. Et là… là… j’entends la foule qui panique. Il a les jambes qui tremblent. Tout son corps tremble. Ses yeux sont révulsés. Il s’effondre sur les genoux. Avant de tomber tout entier. Raide. Il ne bouge plus. Il ne bougera jamais plus.
Les médecins ont dit que son cœur avait explosé. Y’a eu un procès. Mais on avait passé des années à se blinder. Alors on a gagné. Après ce qu’il s’est passé, Victoria a quitté l’agence, du jour au lendemain. Au procès, elle est restée muette. C’était quelqu’un d’autre. Un fantôme. Après le verdict, j’ai plus eu de nouvelles pendant un bon bout de temps. Et puis, elle a repris contact, récemment. Elle m’a appelé. Elle avait une bonne voix. Elle m’a proposé de bosser avec elle, sur les prochaines élections américaines.