Reportage

Les bateliers sur Seine, une alternative Ă©cologique au transport de marchandises

35h et plus si affinités

16/04/2021

On les appelle bateliers. Dans l’ombre, ces marins d’eau douce participent en ces temps de crise sanitaire à la livraison de marchandises indispensables à la survie du pays. Rencontre sur la Seine avec le monde méconnu du transport fluvial largement sous-exploité à l’heure de la transition écologique.

Ce matin de fĂ©vrier, la circulation est dense quai des GrĂ©sillons Ă  Gennevilliers. En contrebas, sur la Seine, Vaqueros est amarrĂ© depuis la veille. Ă€ son bord, Philippe Leleu attend l’arrivĂ©e des agents de la Semoulerie de Bellevue pour livrer son blĂ© dur d’Eure-et-Loir Ă  Panzani. Les pâtes. Cet aliment indispensable en ces temps de crise sanitaire. Comme ce bon vieux mĂ©tier de batelier. Un mĂ©tier mĂ©connu lui aussi en première ligne pour faire tourner un pays tout entier, au mĂŞme titre que les hĂ´tesses de caisse, les ripeurs et autres infirmières. « On reste humble, on fait juste notre boulot Â», confie-t-il avant de reprendre de volĂ©e : « ah ne dites pas pĂ©niche, on dit automoteur ! C’est comme si on disait charrette pour un camion. » Issu d’une famille de bateliers ligĂ©riens, sur les fleuves depuis 1740 avant de muter vers le Nord, il faut dire que ce Sarthois tient Ă  son Ă©cosystème qu’il chĂ©rit depuis 37 printemps. Après avoir longtemps exercĂ© en Belgique et connu le salariat en tant que capitaine de paquebot, Philippe a choisi l’indĂ©pendance. « Ce que j’affectionne, c’est ma libertĂ© et le silence, explique ce quinquagĂ©naire qui vit sur l’eau du lundi au vendredi. Je peux prendre mon cafĂ© Ă  l’air pur, regarder la nature bouger. J’ai tout le confort d’un appartement avec internet Ă  bord. Parfois, je me retrouve en pleine brousse, le long des coteaux, au pied du château de La Roche-Guyon. Je croise les oiseaux, les cygnes, les canards. Â»

Comme ce bon vieux métier de batelier. Un métier méconnu lui aussi en première ligne pour faire tourner un pays tout entier, au même titre que les hôtesses de caisse, les ripeurs et autres infirmières

« Ce que je fais, cela Ă©vite aux camions d’Eure-et-Loir de venir s’agglutiner Â»

C’est le dimanche soir que Philippe rejoint l’écluse de MĂ©ricourt dans les Yvelines oĂą est stationnĂ© Vaqueros, son automoteur de type campinois. Dès le lundi matin, il navigue depuis Bonnières-sur-Seine direction Les Mureaux, avant de descendre jusqu’au confluent de la Seine et de l’Oise Ă  Conflans-Sainte-Honorine, capitale de la batellerie. Juste le temps de contempler la flotte Ă  l’instar de Jacques, le plus ancien remorqueur français Ă  vapeur Ă  flot, et Philippe file vers les Hauts-de-Seine pour arriver Ă  la hauteur des Docks de Saint-Ouen le mardi soir. Il lui faut ensuite un peu plus de 48 heures pour dĂ©charger ses 700 tonnes de blĂ©. « Ce que je fais, cela Ă©vite aux camions d’Eure et Loir de venir s’agglutiner sur le boulevard, sourit-il. D’ailleurs, c’est comme ça que j’ai proposĂ© mes services Ă  Panzani. J’avais dĂ©chargĂ© une fois Ă  cet endroit et j’avais remarquĂ© l’immense file de camions. C’était le bazar. Regardez-moi, je suis tout seul, j’embĂŞte personne et je transporte l’équivalent de ce que peut transporter 30 camions. »

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« Nous avons Ă©tĂ© très sollicitĂ©s dès le premier confinement Â»

En effet, selon la FĂ©dĂ©ration des entreprises fluviales de France (E2F), le tonnage disponible dans les cales françaises Ă©quivaut Ă  25 000 camions pour 1 042 unitĂ©s fluviales. Sans parler des 500 000 tonnes de CO2 Ă©vitĂ©es chaque annĂ©e dans l’hexagone grâce au transport fluvial, soit 3 millions de camions retirĂ©s des routes. InstallĂ© en Seine et Marne et batelier de père en fils depuis six gĂ©nĂ©rations, Andy Fouquier, 54 ans, est une figure du milieu. Ces statistiques, il les connaĂ®t bien. Membre du syndicat La Glissoire et d’E2F, ce marinier porte un regard Ă©clairĂ© sur une profession qu’il embrasse depuis 1987. Au terme de diffĂ©rentes aventures en Allemagne et d’autres rives, voici 12 ans qu’il navigue uniquement sur la Seine et l’Oise. Les cĂ©rĂ©ales reprĂ©sentent 50 % de ses marchandises rĂ©gulières. Ă€ bord de son BornĂ©o construit en Belgique en 1966, il fend les flots chaque semaine en compagnie de sa femme Esmeralda et d’un apprenti nommĂ© Maxime, au dĂ©part de Montereau-Fault-Yonne (77). Direction Rouen. « Ah j’en vois du pays, et la traversĂ©e de Paris on ne s’en lasse pas, dit-il. D’ailleurs, ĂŞtre confinĂ©, on sait ce que sait. Nous n’avons pas de relations avec des personnes Ă  terre pendant plusieurs jours et avons l’habitude de prĂ©voir des rĂ©serves alimentaires Ă  bord. Cela n’a pas trop changĂ© notre quotidien. Â» Il avoue malgrĂ© tout avoir livrĂ© beaucoup plus de cĂ©rĂ©ales qu’en temps normal. « Nous avons Ă©tĂ© très sollicitĂ©s dès le premier confinement. Des dizaines de collègues sur le RhĂ´ne ont mĂŞme Ă©tĂ© appelĂ©s pour transporter en urgence des commandes de gel hydroalcoolique. Â» Mais comment expliquer que le fret fluvial, malgrĂ© ses atouts Ă©cologiques, reste un mode de transport largement sous-exploitĂ© ? Pour Andy, « l’Etat ne fait que du bla-bla alors que nous pourrions apporter beaucoup plus Â». Il poursuit : « Il y a eu le Grenelle de l’Environnement qui devait favoriser le fluvial et le ferroviaire. Mes 1 150 tonnes Ă©quivalent Ă  35 camions. Nous sommes de loin le mode de transport le plus sobre en gaz Ă  effet de serre par tonne de marchandise dĂ©placĂ©e. On ne tue personne. On ne crĂ©e pas de bouchons. Et puis une maison au bord de l’eau, ça prend de la valeur, non ? Alors qu’une maison au bord d’une route ou d’un chemin de fer, ça en perd. Â» Ce qu’il fallait dire.

Fret fluvial vs défi climatique

Alors que le secteur tend vers un modèle dĂ©carbonĂ© destinĂ© Ă  amĂ©liorer les performances Ă©nergĂ©tiques des bateaux, le transport fluvial essaie de rĂ©pondre vĂ©ritablement au dĂ©fi climatique auquel la France doit faire face. MalgrĂ© 8 500 kilomètres de voies navigables (dont 6 700 km gĂ©rĂ©s par les VNF), leur exploitation reste pourtant marginale contrairement aux Pays-Bas oĂą plus d’un conteneur sur trois est transportĂ© par voie fluviale. « MĂŞme si l’État a beau afficher des ambitions Ă©cologiques, on ne sent pas des incitations particulières pour changer les habitudes des entreprises en matière de transport, observe François Manouvrier, le directeur du Centre de formations d’apprentis de la navigation intĂ©rieure (CFANI) au Tremblay-sur-Mauldre. La majoritĂ© d’entre elles trouvent toujours plus simple de mettre des conteneurs dans un camion au Port du Havre pour l’acheminer sur Paris en deux heures via l’autoroute. Â» Bon nombre de contre-exemples existent pourtant. A commencer par Franprix qui approvisionne ses 300 magasins parisiens en produits secs (70 % des marchandises) en utilisant le fret fluvial sur 21 kilomètres, entre Bonneuil-sur-Marne et le port de la Bourdonnais situĂ© au pied de la Tour Eiffel. L’entreprise Ă©conomise ainsi 80 000 litres de carburant par an. « Oui j’en ai entendu parler mais ce n’est pas le reflet de notre industrie, rĂ©agit François Manouvrier. Notre mode de transport souffre encore d’une image qui n’a pas raison d’être, celle d’un mode de transport lent (ndlr : leur vitesse varie de 6 Ă  25 km/h en fonction de la voie d’eau empruntĂ©e). Mais on ne parle pas assez de notre participation au dĂ©sengorgement des routes. Â»

Nous sommes de loin le mode de transport le plus sobre en gaz à effet de serre par tonne de marchandise déplacée. On ne tue personne. On ne crée pas de bouchons

« Il suffit d’une volontĂ© politique Â»

Du timide portage politique au schĂ©ma logistique considĂ©rĂ© parfois comme trop contraignant par les chargeurs, le dĂ©voiement du fret fluvial est une longue histoire. Face Ă  un rĂ©seau vieillissant et insuffisamment interconnectĂ©, le canal Seine-Nord Europe que les bateliers attendent depuis près de 40 ans pointe enfin le bout de son nez. En cours de construction, ce maillon manquant doit permettre Ă  l’horizon 2028 de relier sur 107 km l’Oise au Canal de Dunkerque-Escaut, de Compiègne Ă  Cambrai. Sur cet axe oĂą les marchandises circulent presque exclusivement par la route, ce nouveau corridor au gabarit europĂ©en permettra d’accueillir des convois pouvant contenir l’équivalent de 200 camions, et ainsi dĂ©lester chaque annĂ©e l’autoroute A1 de 500 000 camions. Outre une offre alternative compĂ©titive en termes de coĂ»ts, cet immense rĂ©seau fluvial qui s’étendra du bassin parisien au Benelux promet le recrutement de main d’Ĺ“uvre et le dĂ©veloppement de nouvelles filières liĂ©es Ă  l’économie circulaire. Serait-ce alors un mĂ©tier d’avenir ? « C’est la mĂ©connaissance du grand public qui fait que cela reste un mĂ©tier qui a du mal Ă  attirer, affirme François Manouvrier. Nous avons entre 70 et 80 Ă©tudiants par an rĂ©partis sur trois annĂ©es de formation. C’est un secteur qui recrute. Quand ils sortent de l’école, nos jeunes se lancent le plus souvent en salariĂ© puis au bout de cinq Ă  dix ans, ils finissent par se lancer en tant qu’entrepreneur. Â» Au tour d’Andy Fouquier de rebondir : « Oui c’est un mĂ©tier d’avenir, il suffit d’une volontĂ© politique derrière. Nous sommes pas loin de 300 bateaux sur la Seine, donc ça commence Ă  faire du tonnage, Ă  l’image des centrales Ă  bĂ©ton qui se fournissent par voie d’eau. Mais on peut beaucoup mieux faire. Concernant le nouveau canal du Nord, bien sĂ»r que c’est une bonne nouvelle mais il y a aussi un intĂ©rĂŞt commercial derrière. Et oui, ça va me permettre d’y retourner grâce aux grandes Ă©cluses qu’ils vont construire. Â» Quid ensuite du devenir de la petite batellerie face aux gros transporteurs. En off, certains mariniers craignent dĂ©jĂ  la concurrence des pays du Nord, oĂą les charges sociales sont moins importantes, et les flottes beaucoup plus modernes. Ă€ suivre.

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© photo : F. Dacheux

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