“Le langage est le bien le plus précieux et le plus dangereux qui ait été donné à l’être humain”
– Friedrich Hölderlin
8 mars 2024. Buenos Aires. La mobilisation fut massive. Des milliers de femmes, issues de divers collectifs et partis politiques, certaines seules, d’autres avec des amies ou des collègues, des passants curieux se joignant à elles, ont défilé. Il faisait encore chaud. Une pluie soudaine et menaçante s’est abattue devant le Congrès national, transformant peu à peu la marche en pèlerinage. Nos têtes et nos drapeaux trempés auraient pu y voir une malédiction, mais c’étaient les eaux de mars, et il fallait en sentir la grâce. Rien n’arrêtait les manifestantes, portées par leurs chants, leur force et leur conviction.
La répression, sous d’autres formes, plane toujours. Devant le Parlement, elle est redevenue monnaie courante. Quelque chose de sinistre, d’incertain, resurgit du passé, menaçant comme l’ombre d’un corbeau. Cet hiver, une nouvelle a marqué les esprits : un groupe de législateurs a rendu visite à d’anciens tortionnaires et militaires condamnés à perpétuité pour crimes contre l’humanité sous la dernière dictature militaire. Parmi leurs victimes, des religieuses françaises. J’ai exploré ce cas dans mon roman Le sang des papillons (Ed. JC Lattès, 2014).
Ce retour en arrière a de quoi surprendre, d’autant plus que le souvenir de Ni una menos demeure vivace. Né en 2015 après le féminicide de Chiara Páez, ce mouvement féministe a fait résonner sa colère dans toute l’Amérique latine, imposant la question des violences faites aux femmes dans l’espace public et politique.
Face à la menace de suppression de la notion de féminicide et d’abrogation de la loi sur l’interruption volontaire de grossesse, il faut affirmer que rien ne freinera – du moins sur le plan symbolique, celui que l’on tente d’attaquer – la capacité de lutte des femmes en Argentine.
Effacer les femmes, crime en cours
Un an après, les images de cette mobilisation résonnent encore comme un halo de lumière face au recul historique que traverse la société argentine, sous la menace latente d’un projet de loi visant à démanteler des droits acquis après des décennies de luttes sociales et de souffrances. Le gouvernement – qui dans ce cas avance en reculant – veut aller jusqu’à effacer du Code pénal la notion de féminicide, c’est-à-dire la reconnaissance du meurtre d’une femme en raison de son genre.
Le gouvernement argentin prépare un projet de loi d’« égalité devant la loi », visant à abolir l’agravation de la peine lorsqu’un homme assassine une femme. Mais les chiffres des féminicides contredisent cette logique : en Argentine, un féminicide est enregistré toutes les 29 heures. En 2024, 255 cas ont déjà été recensés. La loi, adoptée en 2012, visait précisément à rendre visible cette violence structurelle contre les femmes.
Pendant ce temps, le président argentin, en pleine tourmente médiatique avec le scandale « cryptogate », a enflammé le Forum de Davos par ses attaques contre le féminisme, le changement climatique et la communauté LGBT. Ces outrances ont provoqué une manifestation massive le 2 février – contre le fascisme et le racisme – réunissant environ deux millions de personnes à travers l’Argentine.
Alors que j’écris ces lignes, le Salon national des arts visuels a supprimé les quotas féminins, travestis, trans et fédéraux. Chaque jour apporte une nouvelle tentative de démantèlement symbolique, un effondrement de certains droits, comme si de rien n’était.
Démanteler, effacer, réduire au silence. Le texte (du latin textus) signifie entrelacement, tissu, trame. Comme le postule Barthes, il est un processus de tissage constant, une émanation de la langue et un espace social qui participe d’une « utopie sociale ». Or, aujourd’hui, ce texte est attaqué de toutes parts : par le narcissisme des réseaux sociaux, “l’ efficacité » de l’intelligence artificielle, la désinformation et la glorification du succès individuel prôné par le néolibéralisme. Mais ici, les tisseuses de la mémoire résistent. Elles redonnent du sens, encore et encore, à l’histoire qui s’écrit au nom de l’équité.
Un peu d’histoire
Dès 1857, en Amérique du Nord, un groupe d’ouvrières du textile descend dans les rues de New York pour réclamer de meilleurs salaires, des conditions de travail plus justes et une réduction de leurs longues journées de labeur (auxquelles s’ajoutaient encore les tâches domestiques et les soins à la famille). La répression policière est brutale, coûtant la vie à 120 d’entre elles. Je les imagine vêtues de tabliers et de bonnets gris, les mains marquées par le travail, les semelles de leurs chaussures rafistolées avec du carton pour affronter le froid, la neige. Elles ont porté un acte héroïque, initiant un mouvement en quête de dignité, de respect et d’égalité des droits.
En Argentine, les luttes féministes ont également une histoire longue et marquante. Dès le début du XXe siècle, des figures comme Cecilia Grierson, première femme médecin du pays, Julieta Lanteri, pionnière du suffrage féminin, ont œuvré pour les droits des femmes, et aussi, bien sûr, Alicia Moreu de Justo, Eva Peron, parmi tant d’autres.
Dès mon plus jeune âge, j’ai admiré la poétesse Alfonsina Storni. Née en Suisse en 1892, elle fut vice-présidente du Comité féministe de Santa Fe et membre de la Commission des droits de la femme. En 1924, elle fonde la revue Mundo Argentino, offrant un espace d’expression aux écrivaines et artistes de son époque. Militante infatigable pour l’égalité, elle s’engage au sein de l’Union nationale féministe et du Parti féministe. Dans une société patriarcale qui lui reproche d’être mère célibataire, écrivaine et actrice, elle répond en défendant l’indépendance économique des femmes. Elle s’est battue sur tous les fronts et fut parmi les premières à revendiquer le droit de vote féminin, un droit qu’elle n’a pas eu la chance de voir reconnu. Avec ironie, elle aborde dans ses poèmes un sujet encore tabou : l’égalité entre les sexes. Dès l’enfance, Alfonsina doit contribuer aux finances du foyer, d’abord en cousant des vêtements pour aider sa mère, puis en soutenant son père, propriétaire d’un café qui finit par sombrer. Très tôt, elle apprend la valeur du travail et revendique le fruit sucré des droits et de l’égalité. Pourtant, ses écrits restent longtemps marginalisés, relégués dans l’ombre. Dans le monde littéraire dominé par les hommes, elle est associée à la génération des années 80, même si les figures les plus influentes restent masculines.
En Argentine, comme ailleurs, des générations de femmes se sont battues pour obtenir le droit de vote et, plus largement, pour pouvoir décider de leur propre avenir. Dans mon recueil de poésie La lengua de Medusa (Ed. Huesos, 2021), je rends hommage à ma grand-mère et à mes grandes-tantes paternelles, italiennes pour la plupart, qui ont voté pour la première fois en Argentine, pays où elles avaient trouvé refuge. Dans ma Médusa, j’écris :
Le froid implacable de l’hiver a déchiré les galeries et les cours / avec des râteaux en fer jusqu’au cœur / Les orphelins se souviendront avec un faible enthousiasme que 1951 / Pour la première fois, ils sont entrés dans une pièce sombre, et c’est cela, voter, ce que font les hommes, semble à la limite de l’interdit. / Une frontière scellée en secret avec le politique, de l’autre côté du mur, le pouvoir souverain était fécondé par le sang, le fumier, l’innocence.
La loi sur le droit de vote des femmes est adoptée en 1947, et en 1951, elles votent enfin. Comme l’écrivait Alfonsina Storni : « Cada día más dueña de mí misma » (Chaque jour plus maîtresse de moi-même). Elles ont dû ressentir cette même détermination en franchissant l’isoloir, leur livret civique à la main. Cette conquête marque la naissance des femmes en tant qu’actrices politiques.
Mes marraines, mes guides
2008. Persepolis et Buenos Aires dans un théâtre à Paris. J’aime le Studio 28, ce cinéma chargé d’histoire. Le velours rouge qui habille les murs, les lampes-bijoux façonnées par Jean Cocteau, parrain du lieu, donnent à l’espace une aura feutrée et intemporelle.
C’est là que mon amoureux de l’époque m’a invitée à voir Persepolis, un film d’animation signé par une Iranienne encore peu connue : Marjane Satrapi. En m’enfonçant dans le fauteuil de velours, j’ai été happée par son récit, par l’histoire de la petite fille qu’elle était dans l’Iran des années 1970. Les larmes me montent encore aux yeux en y repensant.
Son histoire d’exil et de déchirement résonnait étrangement avec la tristesse que j’éprouvais pour mon propre pays. Le noir et blanc, comme un vieux rouleau photographique, portait en lui la trace d’une censure omniprésente, d’une adolescence vécue sans couleur, sans issue, sous la surveillance permanente des patrouilles, entre contrôles de papiers et cris étouffés dans la nuit des innombrables meurtres.
Mon adolescence aussi avait cette teinte sombre. Mais Marjane, comme tant d’exilées, a su tisser un pont entre la douleur et la culture, entre l’enfermement et la liberté. En Europe, elle a trouvé la couleur.
2009. J’ai eu l’honneur de célébrer à Mont-Noir le trentième anniversaire de l’entrée de Marguerite Yourcenar à l’Académie française, en compagnie de célébrités de la scène littéraire. Gisèle Halimi, avocate et militante de la cause des droits de femmes, était là aussi : vêtue de blanc comme une Athéna contemporaine, elle imposait une présence inoubliable. Parmi les autres personnes rencontrées pendant cette journée inoubliable, Annie Ernaux, pas encore auréolée de son prix Nobel, et qui portait déjà dans L’Événement et Les armoires vides une parole essentielle sur le silence des femmes.
Comment ne pas évoquer également Simone Veil ? Son portrait m’accompagne partout, En 1994, c’est elle qui a signé mon décret de naturalisation. Survivante d’Auschwitz, avocate des droits des Algériens, ministre de la Santé, première présidente du Parlement européen… Le 26 novembre 1974, stoïque face aux insultes, elle défendait le droit à l’avortement à l’Assemblée nationale :
« Nous ne pouvons pas continuer à fermer les yeux sur les 300 000 avortements qui mutilent chaque année les femmes de ce pays, qui offensent nos lois et humilient celles qui les subissent. »
Mes marraines ont toujours été mes guides. Lorsque je vacille, je regarde leur photo et je ressens la conviction profonde que je dois continuer.
Fin 2020. j’ai passé toute la nuit à regarder le débat à la Chambre haute du Congrès, pour enfin entendre le 30 décembre que la loi 27.610 avait décrété que l’Interruption Volontaire de Grossesse serait légal et gratuit. Au-delà du respectable débat philosophique sur la vie, c’était la vie de millions de femmes qui sont mortes ou sont devenues stériles à la suite d’avortements clandestins qui était en jeu. Sans entrer dans les détails des cas aberrants où une jeune fille de seulement treize ans a dû poursuivre une grossesse après avoir été violée. Je ne peux m’empêcher de considérer cette loi comme un oui à la vie.
Noël 2023. Il neige à Paris quand j’arrive chez l’immense écrivaine Nancy Huston – qui, quelques mois plus tôt, nous avait accompagnées à une marche à Buenos Aires pour les droits des femmes. À la veille de Noël, d’un geste complice, elle m’a tendu un livre qu’elle avait acheté pour moi : Femme Vie Liberté, de Marjane Satrapi. J’ai sauté de joie ! Ce livre rend hommage à Mahsa Amini et témoigne de la gravité de la situation en Iran. Disponible gratuitement en persan, il permet aux Iraniens d’y accéder librement.
L’amoureux de Studio 28 avait visé juste, il y avait une immense affinité avec Marjane, qui se traduit aujourd’hui par de l’admiration. Mais le moi que je suis, que nous sommes, n’est qu’une goutte d’eau dans l’immense océan, une maille dans le tissu de l’histoire. Nous sommes une personne de plus dans un mouvement, une personne de plus parmi celles qui demandent à ne pas perdre les droits que nous avons si durement construits depuis la nuit des temps.
La mort de Mahsa Amini en 2022 a déclenché un soulèvement sans précédent. Arrêtée par la police de la moralité pour un voile jugé mal porté, cette jeune Kurde de 22 ans a succombé trois jours plus tard à ses blessures. Son nom est devenu un symbole.
Cette lutte, transmise de génération en génération, a été reconnue sur la scène internationale. En 2003, la militante Shirin Ebadi recevait le prix Nobel de la paix pour son combat pour les droits humains. Vingt ans plus tard, en 2023, c’est Narges Mohammadi, emprisonnée à Téhéran, qui était récompensée du même prix.
Dans cette continuité, en 2024, Marjane Satrapi a remporté le prix Princesse des Asturies pour la communication et les sciences humaines. Figure de la défense des droits humains, elle perpétue la mémoire de Mahsa Amini et amplifie la voix des femmes iraniennes en quête de justice.
“Femme Vie Liberté”, plus que jamais
Il s’agit de briser le silence. Pour que le nouvel avenir des femmes s’inscrive dans la vie, dans l’égalité.
Fin août 2024. Les talibans ont imposé aux femmes afghanes une loi du silence, un véritable veto sur leur voix. Les restrictions touchant 21 millions de femmes sont effroyables. Ce qu’ils cherchent, c’est condamner les femmes à l’effacement.
Dans La Cité des Dames, en l’an 1400, Christine de Pizan n’avait-elle pas déjà formulé une utopie féministe ? Six siècles nous séparent de la première écrivaine française à vivre de sa plume. Un siècle nous sépare d’Alfonsina et de son combat inlassable pour briser la prison, la cage qui est l’image du silence imposé aux femmes afghanes et à tant d’autres.
Briser le silence, c’est avoir le courage de continuer à s’exprimer, de continuer à ensemencer le XXIe siècle de savoirs, de transmettre des connaissances comme un voile déchiré qui s’envole haut, pour que vive la lumière de l’égalité. Le processus historique de Mazan en témoigne, et la figure de Gisèle Pelicot reste un exemple inégalé de courage, de bravoure et d’intégrité.
Oui, Marjane, Alfonsina, Simone, Gisèle, Nancy, Annie… Et tous ceux qui veulent entendre, qu’ils entendent : Femme Vie Liberté – Femme Vie Liberté.
Mars 2025. Et nous continuons de tisser.
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