Réveillon 2024. Coupe de champagne à la main, on se souhaite “bonne année” ! Nous revenons d’un ballet ukrainien. C’était émouvant de voir le bleu et le jaune des drapeaux dans le hall du théâtre des Champs élysées.
En m’extasiant sur la viande fumée, avec ce couple d’amis ukrainien, nous revenons sur mon séjour très court dans leur pays, et leur vie en France depuis l’invasion de leur pays par la Russie, il y a plus de trois ans
Nous cheminons prudemment dans notre conversation : la guerre est un passage à gué qu’on négocie avec discernement.
Je leur demande s’ils parviennent à aller à Kiev de temps en temps. Ils poursuivent : “Pourquoi veux-tu rentrer à Beyrouth alors que la guerre n’est pas terminée ?”
Je leur dis que je suis partie sans dire au revoir à mes amis, que cela me pèse et que j’ai vraiment besoin de rentrer, maintenant. Nos six yeux se croisent en miroir et quelque chose s’ouvre à l’intérieur — un gouffre .
Nos trajectoires sont différentes, mais nous avons été projetés dans des réalités extrêmes, imprévisibles.
En parlant des guerres qui empêchent nos vies, la conversation glisse sur Donald Trump. Le Liban est en sous cessez-le-feu, mais on se demande ce que Trump a en stock pour l’Ukraine.
Trois ans auparavant, je me serais collée des claques à placer un espoir en lui. Mais face à l’incapacité des Européens à comprendre qu’ils sont bercés de pacifisme jusqu’à l’aveuglement, l’échec du droit international à se faire respecter, aux “deeply concerned” répétés à longueur de communiqués, je me surprends à placer une paillette d’espoir en Trump.
Même sans champagne, il y a de quoi vaciller : devoir m’en remettre à un homme orange, incapable d’articuler une cause à sa conséquence pour penser l’avenir de l’Ukraine, du Liban et de Gaza, ça me donne le vertige.
Après tout, le sort du Liban s’est en partie joué dans un restau du Michigan : pour gagner les voix des Libanais de ce swing state, Donald Trump a rédigé une lettre promettant de mettre fin à la guerre — condition posée par le propriétaire des lieux pour l’accueillir pendant son déplacement.
Comme le beau-fils de Trump est Libanais, on a cru, un instant, que les choses allaient peut-être s’arranger. D’autant que le 45e — et désormais 47e — président des États-Unis a l’habitude de gérer ses affaires en famille. Le père de son gendre, Massad Boulos, est aujourd’hui son conseiller pour le Moyen-Orient.
Un coin de nappe pendant une campagne présidentielle et des relations personnelles plutôt que la diplomatie et les droits humains, donc.
Depuis la guerre en Ukraine, mais plus encore, depuis les massacres commis par le Hamas le 7 octobre 2023 et la guerre génocidaire à Gaza dans laquelle le gouvernement israélien s’est ensuite embarquée, doublé de guerres expansionnistes en Cisjordanie, au Liban, en Syrie, j’ai souvent eu l’impression d’être passée de l’autre côté de l’humanité.
C’était avant ces guerres, qui sont venues percuter les repères intellectuels et moraux qui m’avaient été inculqués. Il m’arrive de penser que je ne sais plus ce que je pense, ou que je ne sais plus penser.
Rétrospectivement, en France, j’ai l’impression d’avoir grandi avec un film plastique alimentaire tendu à la verticale entre moi et toute une partie du monde en dehors de l’Occident. L’éducation que j’y ai reçu m’a insidieusement persuadée que je ne pouvais pas partager une communauté de destins avec d’autres habitants de la planète.
C’était avant ces guerres, qui sont venues percuter les repères intellectuels et moraux qui m’avaient été inculqués. Il m’arrive de penser que je ne sais plus ce que je pense, ou que je ne sais plus penser.
Il faut rembobiner.
Le 24 février 2022, quand la Russie a envahi l’Ukraine, j’ai pleuré. J’ai pleuré ensuite devant les images de cadavres gris dans les rues d’Irpin et de Bucha. C’était quand je disais encore : “mais c’est pas possible c’est pas possible”. Je pensais que le dévissement allait être de courte durée.
On vacille.
La Russie est sanctionnée depuis 2014 par l’Union européenne mais je m’affole de la lenteur des Européens quand il s’agit d’aider concrètement l’Ukraine à se défendre.
Biberonnées à l’idée de la fin des guerres et de leurs transformations, deux générations dont la mienne refusent de croire au danger frontal quand elles le croisent. Je nous en veux.
Ce n’est pas seulement mon attachement à l’Ukraine qui me permet de voir les choses autrement : il y un effet Liban. Débarquée en 2011, cinq ans après la guerre de 2006 entre le Hezbollah— à la fois un parti politique libanais et une milice — et Israël, la paix et la guerre ont pris un sens pratique pour moi.
Le 7 octobre au matin, je me réveille avec les notifications, je comprends que le Hamas a commis des massacres et que c’est gros. Dans ma tête, ça tourne : “c’est pas possible. En même temps il fallait s’y attendre”. Depuis le Liban, on observe à la loupe les agissements du gouvernement israélien le plus à droite de l’histoire du pays, élu fin 2022. En Cisjordanie, selon Médecins sans Frontières, les Israéliens avaient tué 205 Palestiniens entre le 1er janvier et le 7 octobre, et à partir du mois de juin, l’armée israélienne lançait des attaques aériennes.
Mon cerveau oscille entre la sidération et la logique, l’effroi et l’anxiété.
Le 8 octobre, au Liban, le Hezbollah, armé par l’Iran, ouvre un “front de soutien” à Gaza, bombardée par Israël — lui même armé principalement par les Etats-Unis —, et balance de premières roquettes sur “l’entité sioniste”.
A partir de ce moment, on glisse collectivement le long d’une pente boueuse, stabilisés par moment par un équilibre des forces et des stratégies qui nous échappent.
La guerre devient d’abord synonyme d’un tri énorme d’information : les chaînes Telegram les plus précises sur les frappes qui arrivent au Liban et celles qui en partent sont tenues par des mecs vraiment douteux, soutiens inconditionnels de l’Iran. J’enjambe la propagande pour avoir les localisations les plus précises.
J’intellectualise à fond : chaque article, chaque podcast est un radeau pour comprendre à la fois la guerre à Gaza et dans mon pays d’accueil, le Liban.
Ensuite mon cerveau fait des scénarios : stabilisation ou escalade ? A ce stade, les experts sont formels : ni le Hezbollah ni Israël n’ont intérêt à déclencher une escalade, et appellent ce conflit une “guerre d’attrition”.
Vivre une guerre d’attrition, c’est vivre dans une cocotte minute. C’est une chorégraphie de bombardements codifiée pour ne pas être interprétée dans un camp comme dans l’autre comme une escalade, tout en poursuivant la guerre. Mais la pression dans la cocotte minute augmente inexorablement, jusqu’à ce qu’une plus grosse frappe fasse évacuer la vapeur d’eau. Pschit. Puis, tout redescend d’un cran jusqu’à la prochaine escalade. On vit presque un an à ce tempo sur lequel on n’a aucune prise.
On se sent descellés.
Progressivement, plus grand-chose de nos vies ne se déroulent sur nos propres termes : certains ont fui dès le 8 octobre les bombardements israéliens à la frontière sud du Liban avec une valise et les enfants. Pour nous à Beyrouth, l’illusion va durer des mois.
Selon les experts, une invasion terrestre de Gaza serait un casse-tête stratégique pour l’armée israélienne. Je m’en remets à la rationalité de commentateurs qui, eux-mêmes, prêtent une logique stratégique à un gouvernement israélien dont les priorités semblent avant tout de se maintenir au pouvoir — quitte à poursuivre une politique d’écrasement systématique des Palestiniens.
Collectivement, on peine à croire à cette immoralité absolue.
Il faut me déprogrammer : je continue de parler le langage des Nations Unies et de la justice internationale.
« Ça va être un génocide », je dis. Et je pleure. Les mots de Yoav Gallant, ministre de la Défense israélien — « Nous combattons des animaux humains » — prononcés le 9 octobre, tournent en boucle dans mon esprit. Je bascule dans un espace mental ultra-violent, où ce qui semblait encore impensable hier devient possible demain.
Bienvenue à destination.
Cette impression d’un glissement lent, aussi inéluctable que les poches de l’administration Biden sont profondes pour financer les armes d’Israël, me force à ouvrir les yeux en grand. La déréalisation sur le plan moral – puisque finalement on peut tuer des centaines d’enfants de moins d’un an sans que la planète s’arrête de tourner – achève de me désillusionner.
Quand Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, prononce son premier discours le 3 novembre 2023, ma colère, ma raison, mes valeurs résonnent un fracas d’orchestre fou.
Ma colère attend ce discours avec l’impatience de la vengeance : puisque personne ne semble vouloir lever le petit doigt pour aider les Palestiniens, et que mon pays d’accueil compte déjà 46 000 déplacés, mon esprit fait de la première personne qui prétend réparer cette injustice un allié de circonstance.
Dans le même temps, ma raison s’alarme pour les habitants du Liban, et mes valeurs vomissent l’idéologie mobilisée par cette milice.
C’est le chaos cognitif : comment mon espoir de retour au calme au Liban peut dépendre de cet homme-là ?
J’ai l’impression que pour que les faits que je rapporte soient pris au sérieux, il faut les enrober dans une forme de respectabilité, bien souvent confondue avec la neutralité — alors que la neutralité n’est pas nécessairement une position morale juste.
“Bienvenue dans ma vie”, me répond une amie libanaise quand je lui explique que j’en ai assez de gaspiller ma salive en France pour faire comprendre ce qu’est le Hezbollah — et que non, cette milice n’est vraiment pas mon problème le plus immédiat dans ma vie, comparée aux agissements d’Israël. Une boussole : le nombre de morts de chaque côté. C’est quand même difficile pour des interlocuteurs de dire frontalement : “non, une vie ne vaut pas une autre vie”.
J’ai l’impression que pour que les faits que je rapporte soient pris au sérieux, il faut les enrober dans une forme de respectabilité, bien souvent confondue avec la neutralité — alors que la neutralité n’est pas nécessairement une position morale juste.
C’est aussi compliqué de ne pas tomber dans la minimisation — par omission, ou non. Quand je replace les agissements d’Israël à Gaza au centre du débat, ça ne vaut pas pour autant défense des parties adverses. Il arrive souvent qu’à un moment de ces conversations, on me demande mon avis sur la solution à deux Etats ou sur le désarmement du Hezbollah. Je réponds : « c’est aux Libanais et aux Palestiniens de décider de leur destin, pas à moi de donner mon avis”— ce qui ajoute encore à la confusion.
J’imagine que, plus d’une fois, mes interlocuteurs repartent chez eux en me pensant acquise à la propagande iranienne, rassurés, par contraste, en l’intangibilité de leurs propres positions, bien morales, ouvertes d’esprit, nuancées et démocratiques.
Indécrottablement idéaliste, j’accueille l’ordonnance de la Cour internationale de justice, qui, en janvier 2024, enjoint Israël de prévenir tout acte de génocide, comme une boussole qui indiquerait enfin le nord. Je lis aussi le rapport de Human Rights Watch publié en juillet 2024 qui documente, localité par localité, les massacres commis le 7 octobre. Le pôle Nord magnétique apparaît à nouveau sur la boussole quand en novembre, la Cour pénale internationale émet des mandats d’arrêt à l’encontre de Benyamin Nétanyahou, Yoav Gallant, et Mohamad Deif.
J’ai le luxe du temps de cette justice : je n’ai perdu personne, j’ai toujours ma maison.
La perversité de la guerre c’est qu’elle nous fait reculer sur nos solidarités pour pouvoir continuer de vivre.
Je me demande : est-ce que ce sont les lumières de la piste d’atterrissage ?
En réalité, on plonge.
La perversité de la guerre c’est qu’elle nous fait reculer sur nos solidarités pour pouvoir continuer de vivre. Tant qu’elle se déroule à Gaza, et que ce qui se passe au Sud se limite à certains villages, je parviens à rester alignée avec moi même : bombarder nuit et jour une population enfermée dans une enclave depuis 2007, utiliser la faim comme arme de guerre, déshumaniser les Gazaouis : génocide. Bombarder le Sud du Liban, larguer du phosphore blanc, assassiner des civils : crimes de guerre.
Mais la guerre qui dure, qui s’étale, complique tout. C’est un lent effritement : je m’indigne encore lorsqu’un nouveau village est touché au Liban, mais plus vraiment pour ceux qui, immédiatement situés sur la ligne de démarcation entre le Liban et Israël, sont désormais bombardés quotidiennement ; pour eux, mon indignation et ma tristesse s’émoussent. Je m’alarme des bombardements systématiques des hôpitaux à Gaza, mais les corps rassemblés par morceaux dans des sacs plastiques ne m’ébranlent plus de la même manière.
Insidieusement, ma petite vie prend le dessus sur tout le reste.Les bombardements s’étendent, mais tant qu’ils ne touchent pas “mes” quelques kilomètres carrés, je continue ma routine. C’est de cette façon que l’armée israélienne parvient progressivement à introduire, depuis des décennies, une séparation intellectuelle et émotionnelle entre les habitants du Liban — et je suis en train de l’intégrer. Nausée.
On est pris à revers par l’explosion des bipeurs puis des talkies-walkies au Liban, les 17 et 18 septembre. Alors que les hôpitaux sont débordés et que parmi les blessés figurent de nombreux enfants, une partie de la presse française et internationale reprend le narratif d’une “opération audacieuse” du Mossad. La dissonance est totale. La cruauté aussi.
On prend conscience des profondeurs.
On sait désormais que le pire peut se produire. Alors, le 23 septembre, après presque douze mois de guerre, quand les bombardements israéliens se généralisent à l’ensemble du Liban, il n’y a pas de moment de sidération. Juste de l’horreur. La guerre ouverte est un spectre dans les esprits depuis des mois.
C’est le début d’une ellipse. Les journées sont rythmées par les messages vocaux sur Whatsapp, les envois d’argent — la guerre coûte cher —, et les notifications. D’abord, un post de l’armée israélienne sur X annonçant un bombardement imminent.. Puis les vidéos des destructions : tout devient gris — les immeubles, les objets, les gens. Ensuite les photos des morts avec des émoji, roses et cœurs brisés. Et puis, on recommence.
Il n’y a plus de place pour l’analyse. Mes préoccupations deviennent immédiates et obsessionnelles : où tombent les bombes ? Qui est où ? Je ferme les écoutilles. Les experts n’ont plus voix au chapitre.
On trempe tous, chacun à notre façon, dans le scénario du pire. On n’est plus que le produit de nos circonstances. L’impression d’irréalité est partie : mon cerveau a intégré que l’horreur, c’est ici et maintenant.
Il y a des choses pour lesquelles l’écart est très grand entre les représentations dans les films et la réalité. Prenez les boîtes de nuit : dans un film c’est sexy ; dans la vraie vie, le sol colle de bière renversée et ça sent la sueur. Un cessez le feu, c’est pareil.
Je m’étais imaginé un soulagement immense. En réalité, c’est une longue soirée de peur, un œil sur Al Jazeera, l’autre sur mon téléphone, pour rester connectée avec mes amis alors qu’Israël orchestre son déluge de mort.
Et après ? Vient le temps de la reconstruction. Dans les rues et dans les têtes, c’est un paysage ravagé : des buttes de débris marronasses, d’où émergent des sacs plastiques et des objets personnels.
Avec les cessez-le-feu au Liban, à Gaza, et les déclarations de Donald Trump sur le fait qu’il est un “faiseur de paix”, on prend une courte respiration en janvier 2025.
Vide de toute illusion, mes craintes reviennent. Le 4 février, Donald Trump évoque Gaza transformée en “Riviera du Moyen-Orient” après l’expulsion des Palestiniens. On lui oppose le droit international. Quelle blague.
Pendant ce temps, les États-Unis tordent le bras de l’Ukraine pour une paix défavorable, les bombardements sur Gaza redoublent, ceux sur le Liban reprennent au bon vouloir de l’armée israélienne.
Quand elle assassine quinze secouristes dans le sud de Gaza, qu’elle les ensevelit avec leurs ambulances, je ferme les yeux.
Je m’imagine un immense cimetière. Ici, à perte de vue, les tombes ukrainiennes ; à côté, les morts du 7 octobre. Plus loin, les tombes libanaises et enfin, le vaste quartier des tombes palestiniennes, surplombé par un plateau rythmé de monticules bien trop courts : 18 000 tombes d’enfants palestiniens.
Tout près, un monument bleu ciel. Sur sa surface, en lettres blanches : “Mémorial des droits humains et du droit international humanitaire*. 1863-2025”
Je regarde les tombes, encore : chaque corps enseveli semble emporter avec lui un peu des grands principes auxquels nous avons renoncé.
*Le comité international de la Croix Rouge est fondé en 1863 par Henry Dunant. Il est à l’origine des différentes Conventions de Genève, fondement du droit international humanitaire, dont la première, en 1864, est intitulée “Convention pour l’amélioration du sort des blessés et des malades dans les forces armées en campagne”.
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