En 2017, je suis rentrée quelques mois à La Réunion, mon île natale, que j’avais quittée après le lycée. Je venais de passer deux années au Canada, dans une joyeuse coloc’ façon L’Auberge Espagnole. Nos discussions tournaient souvent autour d’évènements qui faisaient l’actualité internationale et nous concernaient plus ou moins directement, selon la nationalité de chacun – des attentats en France à l’élection de Trump, aux Etats-Unis, en passant par le Brexit. Devant l’ampleur des crises qui sonnaient le glas d’une mondialisation longtemps idéalisée, se posait alors invariablement la même question : « qu’est ce qui est le plus urgent et important à tenter de résoudre pour vous dans le monde ?» Et chacun y allait de son petit argumentaire studieux.
Cécile, la plus engagée d’entre nous en faveur de l’environnement, répondait le plus souvent : « la crise écologique ». Si personne ne niait l’importance du sujet – la médiatisation de l’Accord de Paris était passée par là – il nous paraissait passer au second plan par rapport aux guerres, famines et autres polarisations en expansion partout dans le monde. Ne pourrait-on pas régler ça plus tard ?
De retour à la Réunion, j’ai pu constater que la crise écologique avait des conséquences tout aussi concrètes et immédiates que les évènements géopolitiques les plus dramatiques – et que plus tard risquait surtout d’être trop tard. Derrière la carte postale et les paysages qui font rêver, c’est un territoire au taux de précarité parmi les plus élevés de l’Hexagone qui subit de plein fouet les conséquences du changement climatique.
J’ai rejoint le temps d’un stage le collectif Temergie, spécialisé sur la transition énergétique, un des grands sujets pour une île comme la Réunion, extrêmement dépendante aux énergies fossiles, alors que le potentiel pour développer les énergies renouvelables est énorme.
Le premier jour, j’ai appris que l’île était encore autonome en énergie jusqu’au début des années 1980.
Derrière la carte postale et les paysages qui font rêver, c’est un territoire au taux de précarité parmi les plus élevés de l’Hexagone qui subit de plein fouet les conséquences du changement climatique
Cela me paraissait impensable : je me remémorais ces longs embouteillages quelques années en arrière pour aller au lycée, et ces conversations animées pendant les dîners autour du nombre croissant de voitures, du coût de l’essence qui explosait, du projet d’un train reliant le nord à l’ouest de l’île (qui a été d’ailleurs été finalement abandonné depuis au profit d’une route construite au-dessus de la mer). Et surtout, c’était en contradiction avec ce que l’on avait appris à l’école : l’explosion de la dépendance aux énergies fossiles qui s’est progressivement imposée partout depuis la révolution industrielle, la dépendance de l’île à l’Hexagone qui s’était installée depuis la Seconde Guerre Mondiale, et les soubresauts des chocs pétroliers des années 1970 qui semblaient avoir secoué le monde entier…
C’est comme si la Réunion, même si elle était française, avait été épargnée d’une partie des tumultes du monde pendant un temps, et que tout s’était accéléré juste avant le tournant du 21e siècle.
C’est toujours difficile d’imaginer des réalités que l’on n’a pas vécues. Adolescente, je me disais souvent qu’à la Réunion, tout arrivait plus tard : les films que l’on voyait 4 mois après leur sortie en Métropole, les singles qui se faisaient attendre à Virgin, les rentrées où on se précipitait dans les quelques magasins qui venaient enfin de faire des stocks de sacs Eastpak… C’est en grande partie l’insularité et la réalité économique basée dans une large mesure sur l’agriculture et le tourisme qui avaient épargné l’île des années durant de l’explosion des besoins énergétiques, et donc du tournant de l’énergie fossile.
Un territoire préservé de ce tournant pendant longtemps, mais qui est malheureusement, comme de nombreux endroits du monde, devenu un des plus vulnérables aujourd’hui face au changement climatique induit par l’activité humaine. Alors que la population a presque doublé depuis les années 80 pour frôler le million d’ici la fin de la décennie, et que le secteur tertiaire a fini par l’emporter, les effets du réchauffement climatique et les dernières prévision peu rassurantes : des cyclones de plus en plus intenses, des longs épisodes de sécheresse, en passant par des épisodes de très fortes chaleurs jusqu’à la montée des eaux. Les défis sont de taille.
C’est comme si la Réunion, même si elle était française, avait été épargnée d’une partie des tumultes du monde pendant un temps, et que tout s’était accéléré juste avant le tournant du 21e siècle
Depuis mon retour dans l’Hexagone, ces enjeux restent malheureusement en marge du débat public à la Réunion. Quand quatre réunionnais sur dix vivent sous le seuil de pauvreté, c’est d’abord la précarité économique qui occupe les esprits.
Le mouvement des Gilets Jaunes en 2018 a été particulièrement suivi sur l’île : les « opérations escargots » et les blocages routiers ont paralysé le territoire pendant des mois, et les accès de violences ont défrayé la chronique dans les médias de l’Hexagone. Si le mouvement a pris tant d’ampleur sur l’île, c’est que, comme dans d’autres territoires ultramarins, ou dans les territoires ruraux et les banlieues qui se sentent désinvestis par les pouvoirs publics, il y a un sentiment que l’on demande « toujours plus », alors que c’est « déjà trop ».
Car derrière les données du GIEC ou le compteur du réchauffement climatique de la météo, il y a d’abord des personnes. Et que parmi elles, les plus touchées cumulent des difficultés de plusieurs fronts, en plus de n’être que peu entendues et représentées.
C’est cette écologie plus ancrée dans la réalité du quotidien qui a timidement émergé ces dernières années, et sur laquelle que s’est notamment penché Féris Barkat, l’un des co-fondateurs de Banlieues Climat, une association qui a été lancée il y a un an dans le but de sensibiliser les jeunes à l’écologie dans ces territoires. « C’est difficile de demander la sobriété à quelqu’un qui n’a déjà pas grand-chose. Il faut faire preuve de pédagogie et expliquer que ça concerne tout le monde et que chacun peut agir à son échelle et à la hauteur de ses moyens. », analyse-t-il.
Chaque fois que je suis retournée à la Réunion depuis 2017, il me semble que le sursaut de la mobilisation citoyenne en faveur de l’écologie est encore timide. Certes : Naturalia et autres enseignes bios sont arrivés, on parle davantage de recycler ses déchets et de mobilité douce, et une partie du territoire qui abrite une biodiversité verdoyante avec des espèces endémiques a été classée au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Sur le plan social cependant, outre la revalorisation de certaines prestations sociales promises par le gouvernement, aucune proposition structurelle pour s’attaquer de front aux inégalités environnementales et climatiques n’a été avancée.
Le débat sur l’énergie continue de rester central : les factures d’électricité continuent comme partout d’augmenter, à mesure que la fracture entre les uns qui ont les moyens d’accéder à des dispositifs basse consommation et les autres qui vivent dans des passoires thermiques se creuse.
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Les solutions pour tenter de réduire cette fracture existent déjà pourtant : diverses initiatives portées notamment par le monde associatif, comme des maisons spécialisées sur l’écologie populaire dans la lignée de celle créée à Bobigny, en Seine Saint Denis, essaient de porter une autre vision de l’écologie – un mouvement écologique plus proche des gens, plus vulgarisé, alors qu’il est trop resté longtemps dans les mains des scientifiques et des franges de la population les plus privilégiées ; une écologie au coeur de l’aménagement urbain des zones les plus densément peuplées ; une écologie financée par de nouvelles formes d’imposition, comme l’avance Lucas Chancel, chercheur en économie ; une écologie qui œuvre par le biais de modèles plus participatifs comme par exemple celui de la convention citoyenne. Voilà quelques ingrédients non exhaustifs d’une écologie nécessaire si elle ne veut pas se voir récupérée par les partis politiques les plus extrêmes et les plus démagogiques.
A l’heure de la COP28 dans quelques semaines, qui devrait être marquée notamment par des accords sur le financement du coût de la transition écologique, espérons donc que ce mouvement de l’écologie populaire sera suffisamment fort pour être porté jusqu’au niveau international, et que nos fractures collectives ne viendront pas alourdir nos factures individuelles.
© photo : P. Vieux Jeanton