“Allah Akbar”. C’est certainement la seule expression en arabe que j’ai connue pendant des années, dans le contexte anxiogène d’attaques terroristes, depuis mon adolescence passée en France.
“Allah Akbar signifie littéralement ‘Dieu est plus grand’, en sous-entendant que ‘Dieu est le plus grand’”, explique Catherine Pinon, agrégée d’arabe, docteur en linguistique arabe, et professeure dans le secondaire. “C’est une formule islamique. Elle figure dans l’appel à la prière, par exemple.”
Malheureusement, la formule “Allah Akbar” est devenue “un marquage d’opération terroriste de la part de groupes islamistes radicaux”, poursuit-elle. “Avant de mourir, un musulman doit dire la chahada, une profession de foi qui indique que Dieu est unique et que Mahomet est son prophète.” Une phrase relativement longue pour les non-arabophones, alors que “Allah Akbar” “est une formule plus facile à mémoriser”, remarque la chercheuse. “Pour les journalistes, c’est aussi un marqueur facile à retenir.”
L’expression “Allah Akbar”*est utilisée au quotidien, comme un équivalent de l’exclamation “mon dieu !”. Elle marque la surprise – positive ou négative.
En 2019, j’ai sauté le pas : je suis retournée au Liban pour apprendre l’arabe. Le moteur de mon apprentissage n’était pas de devenir espionne, ni de comprendre “les méchants”. Je trouvais la langue belle, et j’avais aimé le pays.
En annonçant ma décision, j’ai reçu quelques questions, quelques grimaces, et l’enthousiasme était plutôt mesuré. Rien à voir avec la joie unanime (et une certaine admiration) qu’avait suscitée mon apprentissage accéléré de l’anglais durant mon adolescence.
Avant d’apprendre l’arabe, on ne m’avait jamais demandé d’où je viens, à moi la Française depuis trois générations. Désormais, cela m’arrive une fois sur deux lorsque mon interlocuteur sait que j’apprends l’arabe. “Tu as des origines ?”
Selon Nabil Wakim, journaliste au Monde, et qui explique dans son livre “L’arabe pour tous – Pourquoi ma langue est taboue en France” le rapport des Français à la langue arabe, et son propre rapport à la langue arabe en tant que franco-libanais : “L’arabe ce n’est pas une langue comme les autres, puisque ce serait d’abord une langue religieuse. Ecrire, lire, parler en arabe, ce serait voir le monde d’abord aux couleurs de l’islam et du Coran.” Une simplification trompeuse : “Non seulement la langue préexiste au Coran, mais elle est aussi la langue d’une poésie et d’une littérature, dont certaines expressions médiévales érotiques feraient aujourd’hui rosir curés et imams.”
Catherine Pinon souligne de son côté que la langue arabe “est un véhicule de l’islam comme le latin a été le véhicule de la liturgie chrétienne.”
Ma troisième langue inspire de la méfiance. Les réactions positives que je reçois proviennent presque exclusivement de personnes ayant un lien avec le Liban ou le monde arabophone.
“Tu as des origines ?”
Sur ma branche très chic du RER A, mes voicenotes sur Whatsapp en arabe me valent des regards appuyés. Surtout quand je dis “insha allah”, autre expression bien connue des Français. Autant dire que mon accent british en anglais fait moins sursauter.
On m’a aussi demandé deux fois si j’allais me convertir. Mais à quoi ? Au Liban ? À l’Arabie ? J’ai étudié l’arabe à l’Institut d’études politiques de Lille puis dans un institut privé libanais sans jamais prendre un cours d’arabe dans une mosquée – et ma prof d’arabe est chrétienne.
Lors d’une conversation en anglais et en arabe, j’ai lâché le mot “mouhafazé”, ce qui veut dire “préfecture”, car mes interlocuteurs connaissaient bien le Liban. Commentaire d’un ami français : “attention la DGSI t’écoute”.
Cette “peur des mots arabes, des mots de l’islam, tous les arabo-descendants la connaissent, moi le premier. Depuis mon adolescence, je sais que, si je veux faire peur ou troubler une conversation, il me suffit de lâcher un mot d’arabe -même faux- pour voir le regard de mes interlocuteurs changer’, raconte Nabil Wakim.
En parlant “d’arabo-descendant”, avant d’apprendre l’arabe, on ne m’avait jamais demandé d’où je viens, à moi la Française depuis trois générations. Désormais, cela m’arrive une fois sur deux lorsque mon interlocuteur sait que j’apprends l’arabe. “Tu as des origines ?” Comme si cela pouvait être la seule explication, comme si apprendre la langue arabe n’était pas captivant en soi.
Ces réactions et questions ne m’atteignent pas dans mon identité, au contraire des Français dont l’arabe est la langue familiale. Elles ne peuvent pas constituer des micro-agressions qui pourraient me faire sentir que je n’appartiens pas vraiment à la société française. Elles sont seulement révélatrices de l’infériorité dans laquelle mes concitoyens tiennent les dialectes arabes et leurs locuteurs, colonisés sur plusieurs générations par la France.
Compte-tenu de l’importance accordée aux diplômes en France, je pensais que l’agrégation et la thèse de Catherine Pinon lui attirerait une certaine admiration. Apparemment pas. “Cela dérange beaucoup de gens que je sois professeure d’arabe, y compris certains chefs d’établissements scolaires qui ne veulent pas proposer de cours d’arabe pour ne pas faire fuir d’autres élèves… le présupposé derrière ça, c’est que seuls les enfants d’origine arabe choisissent d’apprendre cette langue. Le racisme cristallise autour de la langue.”
La présomption de communautarisme également, avec derrière elle l’idée que les immigrés et leurs descendants ne sont pas assez intégrés.
Catherine Pinon note, au fil des années, que les jeunes dont les parents sont arabophones parlent de moins en moins bien l’arabe. “D’une génération à l’autre, l’arabe n’est transmis que dans 50% des familles, une transmission plus faible que dans les familles hispanophones ou lusophones.” Pour elle, l’emploi de quelques mots d’arabe ou des formules telles que “wallah” (je jure sur Dieu) ou “starfoullah” (je demande pardon à Dieu) permet “de marquer une appartenance à la communauté, qui se définit par exclusion : ces jeunes se mettent dans la catégorie dans laquelle la société veut bien les voir.”
Apprendre la langue arabe (libanaise) aura eu le mérite de me faire regarder ma propre société en face. Désormais, lorsque j’entends des gens parler arabe en France, je suis plus occupée à essayer de deviner quel dialecte ils parlent plutôt qu’à me méfier de leur religiosité ou de leurs convictions. Lorsque je comprends que mes voisins dans le train discutent des modifications de la Constitution en Tunisie, forcément, j’ai moins tendance à penser qu’ils n’ont qu’une idée en tête : partir faire le jihad. C’est bon pour la lutte contre le racisme, ça.
Il est probable que vous ayiez eu besoin de votre empathie pour entrer dans la langue arabe car pour apprendre une langue, il faut sortir de ses codes sociaux culturels
Bérangère Thirioux, docteure en neurosciences-neurophysiologie et chercheuse en neurophysiopathologie des maladies psychiatriques
Pourquoi mon empathie n’est-elle pas sans borne ?
En apprenant la langue arabe, ce n’est pas seulement un processus de l’ordre de la raison qui s’est joué en moi. Mon cerveau en lui-même a changé. Il a dû se réorganiser pour faire de la place à cette troisième langue pratiquée au quotidien, mais j’ai aussi découvert qu’il a accru ses capacités d’empathie.
Etrangement, ma découverte commence par un tremblement de terre. Le 6 février 2023, un séisme énorme dévaste la Turquie et la Syrie. Je me rends rapidement compte que je lis davantage d’articles sur la situation en Syrie, et surtout, je regarde des dizaines de vidéos de sauveteurs syriens.
Je comprends ce que les sauveteurs disent, et la réponse des enfants (dont cette petite fille qui faisait la liste de ce qu’elle voudrait quand elle serait dégagée – un jus d’orange !). Environ un million de personnes syriennes habiteraient en ce moment au Liban. Je mets donc mon empathie immense envers eux sur le compte de la proximité. Pourtant, je suis aussi allée en Turquie et je suis revenue fascinée.
Cette question de l’empathie se repose encore plus fortement à moi depuis les massacres commis par le Hamas en Israël, puis depuis le début de la guerre à Gaza, à propos de laquelle la Cour internationale de Justice a estimé, le 26 janvier, qu’ “au moins certains des actes (…) commis par Israël à Gaza semblent pouvoir relever des dispositions de la Convention [pour la prévention et la répression du crime de génocide]”.
Même si le mot d’empathie est souvent utilisé dans le contexte du “développement personnel” ou valorisé dans le milieu de l’entreprise, “c’est tout d’abord un état psychique (et non un trait de caractère) qui se module en fonction de ce qui est vécu par le sujet et qui mobilise plusieurs aires au sein de différents réseaux cérébraux. L’activité de ces réseaux cérébraux est visible à l’aide de l’imagerie neurofonctionnelle (IRM / EEG)”, m’explique Bérangère Thirioux, docteure en neurosciences-neurophysiologie et chercheuse en neurophysiopathologie des maladies psychiatriques.
“Être capable de faire preuve d’empathie, c’est voir le monde du point de vue de l’autre sans perdre le mien”, détaille-t-elle. “J’inhibe un temps mon point de vue avant de le reprendre.” Cette capacité ne doit pas être confondue avec la sympathie “qui est le fait de fusionner avec le point de vue de l’autre, de le ressentir en en faisant le sien propre, et donc de perdre son point de vue.”
Bérangère Thirioux conduit en ce moment des recherches sur les liens entre l’apprentissage des langues étrangères et l’empathie. J’ai enfin trouvé l’experte qui va pouvoir répondre à ma question : est-ce que comprendre la langue des Syriens et des Palestiniens renforce mon empathie à leur égard ?
Pour elle, la réponse est oui. “Il est probable que vous ayiez eu besoin de votre empathie pour entrer dans la langue arabe”, me dit Bérangère Thirioux, “car pour apprendre une langue, il faut sortir de ses codes sociaux culturels. Il faut donc développer de l’empathie à l’égard de l’autre culture.” Selon elle, il est désormais probable que la langue arabe que je comprends renforce mon empathie à l’égard des arabophones.
Mais la scientifique va plus loin : ses travaux démontrent qu’apprendre une langue étrangère renforce nos capacités d’empathie, et qu’être empathique nous rend plus compétents dans l’apprentissage des langues.
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Pour parvenir à cette conclusion, elle souligne les liens qui existent dans le cerveau entre les aires qui gèrent l’apprentissage du langage et celles qui s’activent lorsque le sujet entre en état d’empathie. “Il y a un chevauchement anatomique entre les zones du cerveau mobilisées. Il a été découvert que les neurones miroirs, responsables de la sympathie, – et qui sont aussi une des composantes de l’empathie – se situent, entre autres, au niveau du gyrus frontal inférieur gauche, dans ce qu’on appelle l’aire de Broca qui permet la production du langage.”
Mais si apprendre une langue étrangère renforce les capacités d’empathie de façon générale, avec trois langues à mon actif, pourquoi n’ai-je pas une empathie sans borne et égale pour les Turcs, les Syriens, les Israéliens et les Palestiniens ? “En théorie, cela devrait être le cas, répond Bérangère Thirioux. Nous devrions être capables d’inhiber nos valeurs ou nos idées, même face à l’horreur, temporairement. C’est en ce sens que la véritable empathie devrait fonctionner. Mais en réalité, nous utilisons spontanément notre empathie de façon préférentielle, en fonction de notre système de valeurs. Toutefois, l’empathie pouvant se développer et s’entraîner, nous sommes aussi capables de la convoquer en dehors de notre système de valeurs. C’est difficile mais pas impossible. Il ne faut pas oublier que l’objectif est de comprendre l’autre sans nécessairement adhérer à ses valeurs ».
En plein glissement des législations françaises qui cherchent à réduire les droits des étrangers en France, à un moment où les responsables politiques français font volontiers croire que le recroquevillement de la société française sur elle-même nous est bénéfique, alors que les Palestiniens sont comparés à des “animaux humains” par Yoav Gallant, le ministre de la Défense israélien, vous pensez qu’il est crucial de développer nos capacités d’empathie ?
Bonne nouvelle, “il n’est jamais trop tard pour les renforcer”, précise Bérangère Thirioux. Et si vous n’aimez pas prendre des cours de langue, pas de panique, “on peut commencer de façon très simple, en lisant de la littérature… cela renforce l’empathie !”