Raconter le monde par l'intime

|| Après c'est moi qui suis folle

Ep. 1/3 – Névrose made in Sao Paulo

Par Tati Bernardi

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Est-ce que j'ai des raisons de souffrir, d'être folle et angoissée ?
La plupart des voix dans ma tête me disent non
car je suis privilégiée. 

Les raisons pour lesquelles vous devriez vous isoler sont flagrantes et rabachées dans la presse, les groupes WhatsApp et les réseaux sociaux. Oui, vous devez vous protéger, protéger votre famille, vos employés, les personnes âgées, les immunodéprimés, et surtout, ne pas vous joindre au cortège des idiots qui veulent voir s'effondrer le SUS.
Cela dit, je me sens maintenant obligée de vous mettre en garde contre autre chose : en ces temps d'enfermement, n'ayez pas peur de découvrir à quel point vous pouvez être malheureux. Du calme, l’ami, on peut tous y arriver.
Si vous avez trouvé que la maternité est la joie suprême, l’apogée de votre vie, vous comprendrez que cela n’est le cas que parce que vous sortez de chez vous plusieurs heures par jour — pour ne pas dire l’essentiel du temps.
Si vous pensiez que votre mariage allait « raisonnablement » bien, vous allez commencer à faire les comptes pour savoir si c’est encore viable de se séparer.
Si vous aviez trouvé jusque-là dans votre petit coin de jardin « un délicieux moment d’évasion », vous comprendrez enfin que vous vivez comme un rat, terré dans un appartement merdique, une ville irrespirable. Vos plantes n’ont fait illusion que parce que vous partiez trop tôt, en retard, et que vous reveniez tard, fatigué.
Oui, mon ami, la vie, c’est chiant. Et puis, c’est tout. Et au fond de votre âme, vous l’avez toujours su, mais vous étiez trop préoccupé par les bouchons et vos problèmes de boulot pour vous l’avouer.
Je vous dis cela parce que je compatis et parce que je travaille de chez moi depuis plus de dix ans — et partage un bureau avec mon mari depuis environ trois ans. J'ai donc l'habitude de vouloir tout envoyer balader et partir en courant. Et je peux vous l'affirmer : ça ne vous passera pas.
Il y a des gens qui sont gravement malades, au chômage, en deuil, qui élèvent trois enfants sans l’aide de personne. À ces personnes, je demande pardon pour ce texte un peu léger.
Mais pour moi, et probablement pour vous, les jours de quarantaine ne feront que montrer à quel point nous sommes ingrats et combien pouvoir s’évader est ce qui nous maintient à flot.
Bien sûr, j'aime ma fille et j'aime mon mari — d’accord, j'aime beaucoup plus ma fille — et j'apprécie beaucoup mon petit coin de jardin. Mais aimer ne signifie pas se sentir constamment enthousiaste. Et je ne me sens épanouie que parce que j'ai une réunion de programmée. Je suis désolée, mais c'est vrai.
Je ne suis heureuse que pendant les vacances car je pense à tout le travail que je pourrai faire quand je reviendrai, plus reposée. J’ai réussi à me sentir moins folle pendant que j’allaitais seulement parce que j’avais un petit carnet, posé à côté, pour noter des idées.
J'éprouve un immense plaisir à jouer avec ma fille parce que dans les huit heures qui ont précédé ce moment, j'ai accompli des tâches, étudié, lu, fait avancer des projets, reçu des compliments sur mon travail, payé mes factures.
Maintenant que mes cours se sont arrêtés, que mon travail qui dépend de réunions en présentiel a dû s’arrêter, je peux encore écrire. En d'autres termes : j'ai encore un endroit où je peux m’évader. Ce serait bien si vous en aviez un aussi, mon ami.
Allez-y doucement ! Avant de dire à votre cher et tendre combien vous le détestez, avant de traumatiser votre fils adolescent avec la phrase « qu'est-ce que j'ai fait de ma putain de vie » et avant de basculer dans la folie et de casser vos pots de fleurs ridicules, respirez et répétez après moi : la vie est chiante pour tout le monde.
Ma vie est nulle. La vie de votre voisin est insupportable. En réunion, sous la clim’, on avait une telle hâte de rentrer à la maison, dans cet appartement exigu et dans cette vie « aux jours qui se se suivent et ressemblent » qu’on ne se rendait même pas compte.
Vous vouliez davantage de la vie, je sais. Oh, comme il était agréable d'être seul, de n'en faire qu'à sa tête, de faire des dates, de voyager sans contrainte sur le jour ou l’heure de retour. C’était bien, hein ? Hein ? Non, pas du tout. C’était même pénible. Une putain de solitude. Seulement, on ne s’en était pas rendus compte parce qu’on était en réunion. En résumé, restez chez vous et lavez-vous les mains. 

*

La semaine dernière, j'ai acheté une flûte. Je ne joue d'aucun instrument et je n'ai pas l'intention d'apprendre à jouer de la flûte. Je ne sais même pas où je peux en acheter une. Je ne me souviens plus de ce que c'est que de porter du maquillage et des chaussures. « Ah, pauvre bichette ! Quel grand problème, n’est-ce pas, princesse ? À l’étroit dans tes angoisses de petite Blanche de la zone ouest, pas facile la vie, hein ? » Voilà l'une des nombreuses voix dans ma tête. Au moins, « le surmoi à la conscience sociale » a une voix amicale. Parfois plus amicale envers les autres que vers moi-même. Le pire, c'est quand j'entends soudain : « À terre, maintenant ! Dix pompes, on se débarrasse de ces bras flasques ! », ou « Sans un minimum de connaissance en philosophie, tu ne comprendras jamais rien, ignorante ! ». Je me fait enguirlandée toute la journée enfermée dans mon bureau. Je ne sais même plus ce que j'écris. Vous aussi, vous devenez fou ?

Les voix « la sororité est à la mode » et « compassion & psychanalyse » m’assaillent de reproches à chaque fois que je commence à lister mes haines recuites. Mais, mon Dieu, vingt-huit jours que je suis enfermée, je commence à vriller. Sous la douche, je sens monter une colère folle contre des gens avec qui je me suis disputée au lycée, à l'université, au début de ma carrière professionnelle. Hier, j'ai appelé Luis, mon meilleur ami, et j'ai commencé à dire du mal d'une de nos collègues : « Elle pensait que j'avais obtenu le poste parce que j'avais dîné avec ce type horrible. Il faut que je l’appelle MAINTENANT, elle va m’entendre ! » Il s'est d'abord tu, probablement incrédule, puis il a éclaté de rire : « Mais c'était il y a onze ans ! » Je sais, mais tout revient à la surface. Avez-vous aussi le sentiment que plus vous vous isolez, plus le passé s'isole avec vous ? Hier, je me suis souvenue que, pendant la deuxième semaine de ma relation avec Pedro (il y a plus de sept ans), il m'a emmené à une soirée « de gens du cinéma » et a disparu. Nous nous sommes disputés pendant deux heures à ce sujet. « Tu te prends pour qui ? Tu m’as fait passer pour une idiote ! Tu ne perds rien pour attendre ! À la prochaine fête, t’as pas intérêt à… si un jour, il y a de nouveau des fêtes. » Pedro m'a fait un thé et m'a dit qu’il espérait qu’un vaccin sorte d’ici un an et demi.

Est-ce que j'ai des raisons de souffrir, d'être folle et angoissée ? La plupart des voix dans ma tête me disent non, parce que je suis privilégiée. Il faudrait que je fasse des dons et m'occupe des personnes âgées de la famille. Je n’ai pas le droit de penser à moi dans un moment pareil ! Mais à vous, cher lecteur, je peux vous avouer que j'ai beaucoup pensé à moi. Dans chacune des décisions que j'ai prises, depuis mes six ans jusqu'à ce matin. Et je rumine, je réfléchis et j'essaie de tout déchiffrer, de la couverture aux motivations les plus sombres de mon personnage. Et je mets mon corps au défi de se glisser dans chaque recoin caché de la maison. Et je nettoie encore et encore me persuadant que c'est sale. Moi et la maison, une surveillance qui vire à l’obsession. Et chaque semaine, j’achète des boîtes de rangement sur Internet. Et quand je les reçois, je les nettoie au gel hydroalcoolique. Plusieurs fois.

Je sais que je peux descendre à cinq heures du matin et profiter des rues désertes. Je pourrais même danser et faire des roulades. Mais qui a envie de se réveiller à cinq heures du matin ? Je ne suis pas d'humeur à danser et je ne sais pas comment on fait des roulades. La seule fois où je suis descendue pendant cette quarantaine, le lendemain, il y a eu une circulaire dans les appartements pour dire de ne pas utiliser le hall pour se déshabiller. Quelqu'un a été très offensé par mes fesses qui tombent. Je me suis tellement imbibée de gel hydroalcoolique que j'ai commencé à me sentir coupable (d'avoir consommé tout le gel hydroalcoolique du monde) et j'ai commencé à m’asperger de Listerine. J’ai la même odeur que les toilettes d’un restaurant chicos. Tout mon dimanche a été consacré à trouver un moyen pour que les fruits et légumes sortent de l’eau sans candida. Je passe mon temps à vérifier sur Google quels légumes et fruits sont poreux car j'ai peur de faire un ulcère en ingérant l’eau des toilettes. Et voilà, un jour de plus est passé. Je n'ai même pas eu le temps de jouer de la flûte, et je n’en avais même pas envie. Au fait la papaye, c’est poreux ?

*

J'aimais ma grand-mère, mais j'ai dû la tuer. Devant la maison, il y a une agence bancaire que j'aime beaucoup. C'est là que je vais quand je dois retirer de l'argent au distributeur et, contrairement à ma défunte grand-mère, il fonctionne 24 heures sur 24.
À dix-huit heures, ma grand-mère commençait déjà à bâiller. À vingt-et-une heure, elle avait les yeux qui se fermaient. Son temps de fonctionnement était incomparablement plus bas que celui d'un distributeur de billets. Ainsi, lorsque notre président m'a demandé de choisir entre ma grand-mère et l'économie, j'ai tué ma grand-mère.
Grand-mère me caressait beaucoup les cheveux. Elle me faisait des compliments, aussi : « Ma fille, tu es plus belle chaque jour. » Mais franchement, c’est rien à côté de ce que fait le salon de beauté du centre commercial : il coupe, lave, hydrate, brosse, fait du botox capillaire, des balayages et des mèches californiennes. Quand je passe à la caisse, ils me disent à quel point je suis chic, divine et puissante.
Alors quand notre président m'a dit de choisir entre ma grand-mère et l'économie, j'ai tué ma grand-mère.

Elle me manque, c’est sûr. Mais elle marchait déjà avec une certaine difficulté et, selon son médecin, ça allait difficilement s’améliorer. Notre ministre, « Chicago Boy », ne cesse de dire que l'économie brésilienne, qui est aujourd'hui plus boiteuse que ma petite mamie, va bientôt courir le marathon. C'est pour cela que j'ai tué ma grand-mère. Je vous conseille de faire de même.
Cela ne suffit pas de s’habiller en vert et jaune et d'aller sur l’avenue Paulista pour montrer que vous n'avez pas peur de la « petite grippe ». L'arme à la main, c'est pour les amateurs. Tu dois prouver que tu es un vrai patriote en tuant ta grand-mère.
Grand-mère a dit du mal de ses frères et sœurs, de ses amis avec qui elle faisait des excursions à Serra Negra et, gardez ça pour vous, elle a mis quelques raclées à ma mère. Rien à voir avec le pasteur de l'église ici dans le quartier. Lui ne parle que du bien de tous. Il dit que nous sommes choisis, bénis, merveilleux.
Le président a déclaré qu’on devait continuer à remplir les églises... eh bien, il n'a pas expliqué exactement ce que ça avait à voir avec l'économie. Mais je sais que c'est le cas parce que je ne suis pas complètement idiote.
Alors, entre une vieille commère et une dîme salvatrice, j’ai préféré tuer ma grand-mère. Entre les 100 R$ qu'elle m'a donnés pour Noël et les facilités de paiement des cartes, j'ai décidé de tuer ma grand-mère.
Entre son affectueux gâteau de morue et les Baby Back Ribs et leur délicieuse sauce barbecue Madero Steakhouse, j'ai choisi de buter la vieille.
Et puis, j'en avais assez d'être enfermée ici. Tout ça pour quoi ? Pour éviter, comme l'a dit cet homme d'affaires-présentateur (pas étonnant que sa parole soit d’évangile) la mort de dix, peut-être quinze pour cent de personnes âgées ?
J'ai lu quelque part que des jeunes peuvent aussi succomber à la maladie, mais, franchement, seulement s'ils ne sont pas athlétiques… Qu’ils prennent exemple sur l'homme d'affaires-présentateur et notre Président-Mythe. Les gens ne veulent pas aller au sport et c'est l'économie qui doit accuser le coup ?
Certains jours, je pars très tôt et je reviens très tard. En chemin, je trouve beaucoup d'oranges et de bananes, signe divin que je suis sur la bonne voie. Bien sûr, ce n'est pas facile ! Je me sens mal, déprimée, pleine de remords.
Rien au monde ne pourrait acheter ce que je ressentais allongée sur les genoux de ma grand-mère (et même si je pouvais l’acheter, tout est encore fermé et par Internet, ça peut prendre un certain temps). Mais je vois une lumière au bout du tunnel : je pense que c'est une agence de publicité restée ouverte. Tout va bien se passer.

Ces textes ont été publiés précédemment sur le journal brésilien Folha de Sao Paulo

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Tati Bernardi
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Tati Bernardi vit à Sao Paulo. Elle est écrivaine, scénariste et chroniqueuse notamment pour le journal Folha de Sao Paulo. Son dernier livre paru : "Você nunca mais vai ficar sozinha" (Companhia das Letras, 2020).