Récit

Avec les homeboys de Saint Michel, l'autre Montréal

La révolution et après ?

1/11/2023

Été 2023. En résidence d’auteur, Karim, parisien d’origine, découvre les réalités contrastées de Saint Michel, un quartier de l’Est de Montréal. Plongée paradoxale entre mimétisme du gangstérisme états-unien et rapports - en apparence - pacifiés avec la police.

Essayer de percer les mystères de l’Octogone de Saint Michel dans l’Est de Montréal est peut-être encore plus difficile que de percer les secrets du Wu Tang Clan à New York. Je ne sais pas encore ce qu’il va se passer pendant la résidence d’auteur à laquelle j’ai été invité par l’organisme à but non lucratif LCSM, Loisirs communautaires Saint Michel. Assis sur une table de pique nique dans le parc JFP, je suis  totalement absorbé par la contemplation d’un impact de balle sur une des poubelles du quartier. Le parc JFP, situé à 20 minutes de la carte postale du Mont Royal et de son plateau, colonisé par les Français, a connu de nombreuses fusillades ces dernières années.

Contrairement à Chicago ou à Toronto, ici les jeunes tireurs sortent de la voiture et marchent vers leurs ennemis (réels ou imaginaires) avant de vider des chargeurs. L’homme avec qui je partage un repas, Riyadh Amokrane, en sait quelque chose : de jeunes gangstas lui ont tiré dessus sans raison, une nuit, dans le parc JFP. L’homme aligne 29 balais, porte le bob avec décontraction, et sera mon guide dans cette partie méconnue de Montréal, méconnue des touristes, mais bien connue du SPVM, les services de police de la Ville de Montréal. Au cœur du hood, il a monté le projet « La Station”, un studio d’enregistrement de musique et de podcasts qui permet à un paquet de mômes du quartier de rester à l’écart des ennuis. Alors que Riyadh me parle du projet, et que nous partageons un repas sur la table, dans le parc, une jeune Latina se fait arracher son sac posé sur la table de pique-nique. Le voleur est immédiatement pris en chasse par les deux médiateurs du quartier, Younes et Chafik. La jeune Latina récupère ses affaires quelques instants plus tard. « Ce genre de truc arrive tout le temps ici » lâche-t-elle dans un français mâtiné de slang américain.

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Je remarque les nombreux tags qui rendent hommage à Nahel Merzouk, adolescent assassiné par un policier à Nanterre le 27 juin 2023. ‘Nahel, on a pas mal suivi cette affaire, me dit Riyadh. Tout le monde sait que la police française est violente et raciste’

C’est à Riyadh que je dois ma présence ici. Quand vous arrivez dans un endroit comme le Parc JFP vous devez oublier tout ce que vous savez sur les résidences et les ateliers d’écriture, parce que rien ne se passe comme le prévoient les gens dans les bureaux, ceux qui « théorisent » les résidences d’auteur. La pratique m’apprend qu’une résidence commence dès qu’un jeune délinquant de 17 ans vous raconte son quotidien dans une prison pour mineurs, pour des faits qui pourraient s’apparenter à une tentative de meurtre. Mais ici les voyous  ne friment pas comme sur un disque de gangsta rap. Comme Riyadh me le rappelle souvent : « Ici tu as croisé et parlé avec des types qui ont fait des trucs de dingue et tu ne le sais même pas. » Ces types-là, à Saint Michel, font profil bas, et je devine que les enjeux criminels ont dû voler bien haut.

Je remarque que Riyadh et les homeboys du quartier observent avec une attention soutenue les voitures qui roulent au pas. Ils sont sur leurs gardes. Plusieurs fois, des gangstas ont tiré dans le parc depuis une voiture ou après avoir posé pied à terre. Un ami de Riyadh a été braqué sans raison apparente, et le jeune tireur a appuyé sur la gâchette, mais l’arme s’est enrayé.
Ce jour-là, Dieu se baladait dans Saint Michel.
Le soir du 14 novembre 2021, Thomas Trudel, un jeune sans histoire a eu moins de chance. Il s’est fait tirer dessus à l’angle de la rue Villeray et de la 20ème avenue. L’adolescent de 16 ans n’à pas survécu à ses blessures. Ce fut un tel choc que le premier ministre canadien Justin Trudeau a pris la parole : « Cette tragédie nous brise le cœur. »
Thomas Trudel n’est ni la première ni la dernière victime de la violence par armes à feu. Nombre de jeunes Noirs ont perdu la vie dans ces fusillades estivales ou hivernales, alimentant un macabre décompte des corps, huilant les statistiques du ministère de l’intérieur avec du sang à peine coagulé sans qu’un politicien ne vienne prendre la parole pour réclamer justice et sécurité.
A travers Thomas Trudel, les hommes politiques canadiens ont peut-être reconnu leur propre fils, un gamin blanc de la classe moyenne, qui n’a jamais été affilié à un gang. 

Cette violence infernale, elle est d’abord colportée dans les lyrics chauffées à blanc (et toujours chargés de balles réelles) des gangsta rappeurs de Chicago, une ville qui se trouve a 1350 km de Montreal. La drill y célèbre des beefs (des embrouilles) entre rappeurs accros aux réseaux sociaux, au glucose, aux Glocks et autres Desert Eagle, des flingues qui font beaucoup de dégâts organiques. Cette influence de la musique de Chicago remonte vers le Nord, à Toronto, où des rappeurs assassinent d’autres rappeurs dans ce qui semble être, comme là-bas, un sport local. Jahvante Smart AKA Smoke Dawk, 21 ans, et son manager de 28 ans, Ernest (Kosi) Modekwe se sont fait allumer sur Queen Street le 30 juin 2018. Les deux hommes ne sont plus que des tatouages sur les bras de leurs homies. À la  culture endémique du clapping (tirer sur son rival) importée des Etats-Unis est venue se greffer un phénomène  pandémique lui bien local : « En plein confinement, les gamins passaient des journées à s’insulter sur Snapchat», explique Riyadh. Et en plus certains jeunes, qui avaient bénéficié de la PCU (prestation canadienne d’urgence), une allocation versée pendant le Covid aux travailleurs indépendants et aux employés par le gouvernement canadien, d’environ 2000 dollars par mois, et bien, ils s’en sont servis pour acheter des armes. Résultat, à la fin du confinement, une fois dehors, les jeunes ont commencé  à se tirer dessus. » 

Les gangstas montréalais utilisent le vocabulaire de leurs homologues chicagoans :pour désigner leurs ennemis, ils disent OPS ;  pour venger leurs camarades tombés dans la rue, lors de fusillades à peine évoquées dans les infos du soir, ils disent scoring. Il faut égaliser. Comme dans un match de soccer. Sauf que là on parle de meurtres, pas de buts. Ces guerres silencieuses ne l’ont pas été longtemps : la police est arrivée en force, des contingents de jeunes agents originaires de régions reculées, des agents qui ne connaissaient rien à la sociologie urbaine d’une ville comme Montréal et ses quartiers populaires. Un peu comme les flics de la BAC ou beaucoup de gardiens de la paix français : Ils viennent de province et n’ont jamais fréquenté un Noir ou un Arabe de leur vie. Quand ils arrivent en région parisienne, ces flics perçoivent le territoire comme une zone hostile, et les habitants deviennent des ennemis. 

Je traîne, bouffant du bitume, à pied ou en bagnole, dans les quartiers Est. Je remarque les nombreux tags qui rendent hommage à Nahel Merzouk, adolescent assassiné par un policier à Nanterre le 27 juin 2023. « Nahel, on a pas mal suivi cette affaire, me dit Riyadh. Tout le monde sait que la police française est violente et raciste ». La police montréalaise, le SVPM, n’est évidemment pas parfaite. Les problèmes de profilage racial persistent. Mais quand je me retrouve dans les locaux du LCSM,  je suis quand même surpris de trouver deux policières en train de jouer au ping pong avec des gamins. Ces policières travaillent pour le ECCR, Equipe de Concertation Communautaire et de Rapprochement, un service créé en avril 2021 pour apaiser les tensions entre habitants et policiers. Ces équipes de policiers ne font pas d’interpellations ou d’interventions, elles se rapprochent des citoyens et des organismes communautaires afin d’améliorer la « cohabitation urbaine ».
Claude Aline Bellamy, ex présidente du LCSM travaille désormais directement depuis les locaux du poste de quartier 30, un commissariat situé sur Pie IX et la 40ème rue, et qui couvre les territoires de Saint Michel, Villeray et Parc Extension. Claude Aline est une jeune femme énergique et déterminée qui a décide de prendre le problème à bras de corps : «Les flics doivent réapprendre à interagir avec la communauté dans une atmosphère de respect et de considération».
Elle me propose une mission « Cobra », c’est-à-dire accompagner deux flics en patrouille. Je suis un peu circonspect. Voilà deux semaines que je traine dans le parc JFP avec les homeboys et je n’ai pas envie que mon immersion d’une journée dans le SVPM soit source de malentendus. Riyadh me rassure. Tout se passera bien. Je signe donc une décharge… qui exempte la police de Montréal de toute responsabilité  en cas de blessures ou de décès pendant la patrouille. Ambiance.

Le professionnalisme et la maîtrise de soi des policiers montréalais m’impressionne : à Paris et dans sa banlieue, les flics qui opèrent des contrôles routiers ont la main sur la crosse et ne sont pas avares d’insultes et de menaces, surtout si les conducteurs n’ont pas la “bonne” couleur de peau

C’est un soleil chaud et paresseux qui caresse les maisons mornes du quartier le jour où j’enfile un blouson bleu siglé : Police de Montréal Observateur. Avec mon jean Carhartt et ma casquette de baseball, j’ai une dégaine d’agent des stups en civil. Issus des « minorités visibles », les deux policiers en uniforme sont plutôt cool. Pas le genre cow-boy ou accroc à la matraque. Ils m’installent sur la banquette arrière de la Dodge Charger sérigraphiée bi-colore : blanc sur le toit et bleu foncé sur les portières. La banquette arrière n’est pas confortable, et même plutôt glissante. Elle est conçue pour véhiculer le suspect fraîchement interpellé. Voir le monde (ou les rues de Montréal EST) depuis les vitres grillagées d’un véhicule de police est une expérience intéressante. Je peux lire l’étonnement ou la compassion sur certains visages que je croise. Le gyrophare couine. Le conducteur accélère, comme dans une série télé. Les immeubles se ressemblent tous. Les appartements aussi. Le premier appel concerne un homme souffrant de troubles mentaux. L’homme est sourd. Il communique en langage des signes via un référent que les flics ont contacté. Il accuse sa famille de maltraitance. Un autre appel nous amène dans une zone industrielle où une jeune femme accuse la propriétaire d’une fourrière de lui avoir volé 2000 dollars.

Les avenues flasques succèdent à des boulevards flottants dans un nuage acide et gris. Je me rappelle alors que des jeunes hommes sont morts ici, et que seuls leurs familles et quelques amis se souviennent que ces types ont versé leur sang pour une avenue sans nom, à peine un numéro. Une question me taraude, alors : quel est le nom de ce jeune qui a donné sa vie pour une parcelle de bitume  de la 13eme avenue ? 

Je rentre dans une gargote pour acheter un sandwich, accompagné d’un des flics.  Avec ma dégaine de stup, tous les consommateurs me matent. Le flic reconnaît le serveur : ils ont été à l’école ensemble. L’employé emballe mon sandwich. Que je mange au commissariat, en compagnie du binôme, alors que la nuit tombe sur Saint Michel. Les deux flics me proposent de repartir en patrouille. L’un d’eux est diplômé en sociologie. Un jeune conducteur téléphone au volant. Sa voiture est interceptée. Le professionnalisme et la maîtrise de soi des policiers montréalais m’impressionne : à Paris et dans sa banlieue, les flics qui opèrent des contrôles routiers ont la main sur la crosse et ne sont pas avares d’insultes et de menaces, surtout si les conducteurs n’ont pas la “bonne” couleur de peau.

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  L’ordinateur, relié au fichier central, crache le pedigree du jeune homme au volant : proxénétisme, voies de faits, agressions. Une liste de supermarché. Le permis de conduire a été suspendu. Mais les flics le laissent partir. Ils m’expliquent que le jeune conducteur est dans le radar des inspecteurs, des enquêteurs qui essaient de remonter des « gros poissons » et que l’arrestation du contrevenant pourrait mettre en péril les investigations. De retour au quartier, j’assiste aux discussions entre les flics et les habitants. Sur un mur de la ville, le tracé d’une bombe : « Justice pour Nahel ».
Les homeboys du coin de la rue veulent encore discuter, partager et encore discuter. Je suis épuisé. Je traverse le parc JFP, observe les écureuils joueurs et les conducteurs de voitures au moteur trop silencieux. 30 jours déjà que j’arpente l’Octogone et le parc JFP, et je réalise que plus j’en apprends, plus le mystère s’épaissit. Il faudra revenir.



Un grand merci a Riyadh Amokrane de LCSM sans lequel je n’aurais pas pu être introduit dans ces cercles d’initiés de la vie de rue.

Un grand merci à James Ley Ley, Velux (Jesse), les médiateurs du parc JFP Chafik et Younes, Obed Ego IS nO one, Claude Aline Bellamy, Sabine, Dominique et tous les autres…PEACE.

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