Lundi 27 avril 2020. Armée d’un sac à provisions, de gel hydro-alcoolique et d’un masque fait maison, je me rends à la supérette au coin de ma rue : un large « Carrefour City » qui étale ses lettres vert fluo au milieu d’immeubles parisiens. J’habite dans le XIIe arrondissement de Paris : un quartier résidentiel, ni chic ni populaire, juste entre les deux. Véhiculée d’un mini trolley du même vert fluo, j’arpente les allées étroites, slalomant entre clients méfiants et employés vidant les cartons à mesure que les produits disparaissent des rayons. Habituée du marché de la Porte Dorée, je me dirige, résignée, vers le rayon fruits et légumes. Alors que je m’attends à trouver carottes d’Italie et radis des Pays-Bas, je tombe nez-à-nez avec fraises, tomates, pommes, oignons… tous d’origine française. « Oui, on propose de plus en plus de fruits et légumes français », me confirme une employée masquée empilant les laitues (françaises). Rayon viande, c’est le même constat : les labels bleu-blanc-rouge estampillent allègrement toutes les barquettes cellophanées. « J’essaie de consommer le plus local possible ! » me confie Sylvie, 57 ans et deux enfants, habitant l’immeuble d’à côté. Selon un sondage Harris Interactive, 77 % des Français auraient consommé davantage de produits d’origine française pendant le confinement. Et pour Sylvie ? « La seule chose qui a changé pour moi, c’est d’aller au supermarché, plus au marché ». Bienvenue au club.
Je suis sidérée : les bêtes de milliers d’éleveurs piétinent dans les prés et les étables, pendant que nos magasins vendent des produits étrangers
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Suite à l’annonce du confinement par le Président Macron, j’ai pris le premier train pour rejoindre la ferme familiale, un élevage bovin en Normandie. Avec le confinement, tous nos débouchés ont disparu : les frontières et la plupart des abattoirs sont fermés. Les animaux restent en surnombre sur l’exploitation et il faut continuer à les nourrir, avec un stock de foin épuisé et une herbe peu abondante. Cette réalité est celle de beaucoup d’éleveurs, qui nourrissent à perte des animaux pourtant prêts pour la consommation humaine.
De mon côté, je vais faire mes courses au petit Carrefour Market de Conches-en- Ouche. Alors que je regarde une barquette de 2 entrecôtes, emballées par le rayon boucherie du magasin, un ami me glisse, stupéfait : « Tu ne vas pas acheter de la viande irlandaise quand même ? Pas toi ? ». Mes yeux glissent le long de l’étiquette et je constate que la viande est « origine : Irlande ». Pas une viande bovine française de tout le rayon. « C’est pour proposer de la viande à prix raisonnable à nos clients, parce que la française est trop chère en ce moment », m’explique-t-on entre les rayons. Je suis sidérée : les bêtes de milliers d’éleveurs piétinent dans les prés et les étables, pendant que nos magasins vendent des produits étrangers.
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« Fraises françaises à prix coûtant », « Rôti de veau origine France », « Moules de bouchot des côtes bretonnes ». De retour dans mon appartement parisien, je déballe mes emplettes au son de la radio : les distributeurs semblent s’être passés le mot en matraquant les oreilles des consommateurs confinés à coup d’« origine France » et « à seulement 4,99€ la barquette ». Bizarrement, aucune mention de viande irlandaise ou de tomates espagnoles… Pour en avoir le coeur net, j’appelle Thierry Desouches, porte-parole du groupe Système U. « On fait tous des opérations ponctuelles en ce moment pour soutenir les agriculteurs : fraises, asperges, agneau, veau », me confirme-t-il. OK, mais alors comment expliquer la viande d’Irlande qu’a trouvé Hélène dans les rayons de son supermarché ? « Nous nous adressons à tous types de clients : on doit aussi proposer des produits premier prix et le gigot d’agneau de Nouvelle-Zélande reviendra toujours moins cher que celui de France : c’est une question de volume. » Quand je titille monsieur Système U sur la responsabilité des distributeurs, il me répond, cynique : « Si on ne vend plus de tomates marocaines, deux fois moins chères que les françaises, ça devient un produit réservé aux privilégiés, et on s’adresse aussi aux personnes précaires. »
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« Vous devriez vous lancer dans le circuit court », me lance Frédéric, propriétaire de la boulangerie des Ventes, La Belle Tradition, à 5 km de ma ferme. Le 3 avril dernier, la famille a posté un message sur leur page Facebook : « Êtes-vous intéressés par l’installation d’un rayon frais avec des produits laitiers ? ». « Si vous restez sur du produit local, c’est une super idée ! » commentent des Ventois, mais aussi des résidents secondaires, enchantés à l’idée de ne pas prendre la voiture pour se ravitailler. « Le circuit-court, ça marche du feu de Dieu ! C’est la tendance bien sûr, mais c’est un état d’esprit avant tout », continue Frédéric . Depuis le début du confinement, leur volume de vente a été multiplié par trois et leur clientèle a augmenté de 30 % environ. « Nous sommes tous les jours en phase d’acquisition de nouveaux clients, puisque nous avons ouvert il y a 5 mois. Ce qui est sûr, c’est que le confinement a donné un coup d’accélérateur », explique le gérant, avant de me montrer avec fierté sa gamme de produits locaux. Il y a les produits laitiers de L’esprit Normand, le miel d’Aurélie, le chocolat de chez Cluizel, le cochon est élevé sur paille à quelques kilomètres aussi… Sans oublier la farine, qui est Label Rouge et n’est faite qu’avec des blés normands.
En temps de crise, les inégalités s’accroissent et on ne se rend pas compte des dégâts économiques qui vont toucher les plus modestes
Pascale Hébel, directrice du pôle consommation et entreprise du CRÉDOC
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Et le circuit court s’installe jusque dans les faubourgs parisiens ! La Ruche qui dit Oui !, entreprise fondée en 2011, fait l’intermédiaire entre 200 producteurs « soigneusement sélectionnés » et des « ruches », à savoir des lieux de distribution à proximité de ces producteurs. À la Ruche d’Hervé Debreu, dans le 11e arrondissement de Paris, on trouve aussi des produits « locaux » : des micro-pousses de coriandre de La Belle Pousse à St Denis (5 km) aux yaourts fermiers de chez Jubert en Seine-Maritime (111 km). Hervé a vu ses commandes doubler depuis le confinement. « Certains clients ne veulent plus aller en grandes surfaces par peur de la contagion. Ils ont aussi plus de temps et sont plus flexibles par rapport aux contraintes habituelles de créneaux de distribution. Et certains sont vraiment sensibles aux circuits courts », précise Hervé. Depuis mars dernier, l’offre de livraison à domicile en Ile-de-France de La Ruche qui dit Oui ! a explosé : « le nombre de commandes journalières est passé de 100 à 700 », m’explique Grégoire de Tilly, le patron de la Ruche qui dit Oui !.
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C’est pourquoi le drive a aussi tiré son épingle du jeu au cours de cette crise. À 6 km de notre exploitation, La Ferme de Grohan produit des fruits et légumes biologiques. Avec le confinement et face à l’affluence, il a fallu se réinventer. C’est le système de drive que Stéphane et Claire, le gérant et sa compagne, ont décidé de mettre en place. La boutique de la ferme est ouverte tous les mercredis et vendredis après-midi et les commandes en drive sont limitées à 20. « Le quota est quasiment atteint à chaque vente et les clients réservent même une semaine à l’avance », m’explique Claire. L’expérience est une franche réussite. Patrick, 57 ans, récupère sa commande passée sur internet 2 jours plus tôt : « Le confinement m’a permis de connaître le mode de fonctionnement des circuits-courts, et je compte bien continuer. »
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Côté grande distribution, le succès du drive m’est aussi confirmé par Monsieur Système U, Thierry Desouches : « Les ventes en drive ont bondi de 30 %, m’assure- t-il, cela va sans doute perdurer, nous devons nous adapter à ces nouvelles habitudes d’achat. » Ok, donc plus de drive et une volonté plus affichée de soutenir les petits producteurs par les circuits-courts… Mais est-ce qu’il s’agit d’une tendance durable ou d’un sursaut ponctuel ?
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Pour répondre à cette question, il faut regarder quelques années en arrière. « Les crises de 1992 et de 2008 ont été l’occasion d’une redirection des achats vers le made in France. Puis les anciennes habitudes sont revenues au galop », m’explique Pascale Hébel, directrice du pôle consommation et entreprise du CRÉDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie). Selon la chercheuse, même si le confinement a permis à une partie de la population d’acheter en circuit-court, cette redirection reste minoritaire (24 % de la population consommait déjà en circuit-court). « Il y a un critère discriminant : la richesse. On oublie de s’intéresser à l’autre partie de la France. » Il s’agit des Français pour qui le poids du logement représente parfois jusqu’à 80 % du budget mensuel. «En temps de crise, les inégalités s’accroissent et on ne se rend pas compte des dégâts économiques qui vont toucher les plus modestes » met en garde Pascale Hébel.