Témoignage

Un désert de sel : depuis l’étranger, une Américaine regarde se jouer la politique de son pays

La révolution et après ?

2/12/2020

Depuis Londres, où elle habite depuis plusieurs années, Emily Ochoa voit son pays embrasser un destin qu'elle n'imaginait pas.

A mi-chemin, pour un commandement brisé,
        La femme fit son interminable halte,
Et aujourd’hui, symbole étincelant,
        Elle se tient dans le désert de sel

(A.E. Housman)

La nuit de l’élection de Trump en 2016 n’a pas été une nuit très joyeuse pour moi. Sur la seule photo que j’en ai, je porte un chapeau en plastique blanc avec un ruban en carton aux couleurs du drapeau américain autour de la couronne, les pouces levés vers l’appareil photo. Un bol de bretzels est posé devant moi, et les premiers résultats des sondages de sortie des urnes s’étalent sur le grand écran derrière moi. Je souris.

Lorsque les tâches rouges se sont changées en vague et qu’il me semblait qu’elle porterait Trump jusqu’au bureau ovale, j’ai décampé vers le bar pour acheter du whisky pour la table. Peu après, dégoûtée à la vue de l’écran et trop en colère pour être entourée d’autres personnes, je suis sortie pour rentrer chez moi, en titubant dans les rues de Midtown Manhattan. 

Une fois chez moi, je commençais à recevoir des messages WhatsApp de mes amis d’Europe qui venaient de se réveiller : « S’il-te-plaît, dis-moi que je rêve ? » d’Amsterdam. « Arrêtez le monde, je veux descendre » de Londres. Je voulais en descendre aussi, de ce monde. Je détestais tout ce qui essayait de continuer à exister.

À ma grande surprise, ce brouillard noir n’a duré que quelques mois. Je commençais à peine à m’en remettre, que l’horreur de l’administration Trump s’est abattue sur nous en même temps que les tempêtes d’hiver. Lorsque le fameux ‘‘muslim ban’’ a été annoncé fin janvier, je me suis jointe à un rassemblement organisé à la hâte au Washington Square Park. Par une soirée glaciale, des centaines d’entre nous sont venus avec leurs enfants, leurs chiens et des pancartes pour scander « No ban, no wall, New York is for all”(Pas de ban, pas de mur, New York est pour tout le monde) » dans le vide. 

C’était un sentiment incroyable. Nous avions été en colère séparément, maintenant nous pouvions l’être ensemble. Nous pouvions nous comprendre, compatir avec les uns et les autres et ensemble, nous battre avec le monde entier. Le fait que nous soyons tous de parfaits inconnus n’avait pas vraiment d’importance. Nous l’avions tous compris, et cela faisait de nous une équipe. 

Je n’ai jamais été une sportive. Un match de football international ou une finale du Grand Chelem vont retenir mon attention le temps d’un jeu, mais je m’en désintéresse à l’instant où le dernier point est marqué. J’ai pu me libérer beaucoup d’heures de loisirs grâce à ce manque d’intérêt. Mais j’ai consacré toutes ces heures, et bien plus encore, à lire et à parler de politique.

J’utilise ici le mot « politique » par extension, parce que la politique est pour moi extensive — il n’y a rien au monde qui ne lui appartienne. Les clubs de lecture, les applications de rencontre, les expositions d’art, les drames familiaux, les choix alimentaires : aucun sujet n’est à l’abri. J’aime regarder le monde de cette façon, trouver des liens entre des choses disparates et lier les décisions banales de ma vie quotidienne aux plus grands problèmes du monde. Si vous devez faire la lessive de toute façon, autant lui donner du sens.

Je sais que cette façon d’être n’est pas universellement populaire. Si tout a un sens, alors tout — même la lessive — vaut la peine d’être discuté. Cela ne m’a jamais beaucoup dérangé. La politique est mon sport, ou ce qui s’en approche le plus. 

L’attitude typique de mes connaissances de Londres […] vis-à-vis de la politique américaine présente deux caractéristiques : la curiosité intellectuelle et le dédain poli

Je ne me souviens pas une seule fois avoir convoité les chaussures ou les robes de ma mère quand j’étais petite, mais j’ai essayé ses convictions politiques. Elle m’a protégé de la moindre allusion à des thèmes trop adultes dans les livres ou les programmes télévisés autorisés dans notre foyer — je suis peut-être la seule enfant américaine des années 90 qui, à ce jour, n’a jamais vraiment regardé Les Simpson. Mais paradoxalement, elle n’a pas hésité à m’exposer aux tragédies du monde réel. L’un des premiers livres pour adultes que je me rappelle avoir ouvert, à l’âge de 5 ou 6 ans, était son énorme (ou, du moins, c’était mon impression à l’époque) exemplaire de Four Days : The Historical Record of the Death of President Kennedy, avec sa photographie sur deux pages de papier glacé, montrant le moment exact où Lee Harvey Oswald s’est fait abattre par Jack Ruby.

Il m’est sans doute apparu alors que le monde ne plaisantait pas et que moi non plus, je ne devrais pas le prendre à la légère. Il était temps de comprendre pourquoi il était si mal en point et ce que les adultes faisaient précisément pour essayer de le réparer.

Mon souvenir d’un premier ralliement à cette petite “ligue” qui a été en faveur de mon édification personnelle, remonte à la saison électorale de 1992, et comme beaucoup de choses importantes, les cookies aux pépites de chocolat y jouent un rôle essentiel.

Mes parents m’avaient emmenée à un festival des fleurs dans un parc du centre-ville de Boise dans l’Idaho pour lequel, du haut de mes neuf ans et avec toute l’agitation qui remplissait mon âme, je n’avais même pas essayé de feindre un quelconque intérêt. Plus attirantes étaient les deux dames aux cheveux blancs assises dans le centre d’accueil, entre des tables où étaient empilés des sacs en plastique remplis de cookies aux pépites de chocolat, chacun entouré d’un ruban rouge ou bleu.

J’ai obtenu quelques pièces auprès de ma mère, les ai données à l’une des femmes et me suis vu demander dûment si je voulais des biscuits Bush (ruban rouge) ou des biscuits Clinton (ruban bleu). Les biscuits Bush étaient des nuages dorés et moelleux d’avoine et de chocolat. Les biscuits Clinton étaient des petites soucoupes noires de chagrin. J’ai déclaré que je voulais les biscuits Clinton.

‘’On sait pour qui tu votes ! », a-t-elle dit souriante, alors que je m’éloignais en courant.

Tout comme au Washington Square Park, ça m’a fait un bien fou. L’excitation de trouver son équipe, version petites bouchées.

J’ai grandi, quitté la maison et commencé à chercher de quoi consolider mes fondements philosophiques. J’ai lu Locke, Hobbes, Mill et Burke (pour mes professeurs de fac), Marx et Rawls (pour mon édification personnelle), et également Ayn Rand (parce que je pense que nous devrions tous le faire). Et si certaines de mes idées ont changé, d’autres sont simplement devenues plus profondes et plus nuancées. Ma mère et moi sommes en désaccord sur un certain nombre de choses ces jours-ci, mais je pense que c’est plus une conséquence de la dérive générationnelle qu’autre chose. Peut-être que toutes mes lectures ne sont qu’une façon de coudre l’uniforme que je porte déjà, et ce depuis le jour où je suis née.

L’espace mental que j’occupe aujourd’hui est un monde composé d’idées, d’allégeances et de mes sources d’information préférées, généralement de gauche. (Je me fais un devoir de lire régulièrement quelques journalistes conservateurs, mais je ne m’approche pas de Fox News pour la même raison que je n’aurais pas choisi de me construire une maison dans la zone d’exclusion de Tchernobyl).

Mon système de croyance, comme celui de n’importe qui, n’est pas étanche. Il y a des failles que l’on pourrait pointer du doigt, et les conversations suscitées par ces failles font invariablement partie des plus intéressantes qu’il m’est donné d’avoir. Richard Rorty appellerait ce système mon « vocabulaire final » — un ensemble de termes à l’aune desquels je mesure mes propres actions et celles des autres. Comme une mère pingouin qui essaie de reconnaître son bébé par son cri, je sais ce qui est à moi et ce qui ne l’est pas. Ce n’est pas une vérité universelle, mais dans un monde où elles se font rares, c’est assez solide pour s’y tenir.

En d’autres termes : c’est un uniforme d’équipe. Il est chaud et doux, et il me va parfaitement.

Il y a deux ans, j’ai rendu mon appartement de New York et j’ai déménagé à Londres. Depuis, toutes sortes de choses ont changé.

L’attitude typique de mes connaissances de Londres (pour la plupart des Britanniques ou Européens, blancs, diplômés de l’université) vis-à-vis de la politique américaine présente deux caractéristiques : la curiosité intellectuelle et le dédain poli. Elle est similaire à la relation que j’entretiens moi-même avec les théories du complot : un désir sincère d’en savoir plus sur elles et sur leurs adeptes jusqu’au moindre détail palpitant, mais sans doute dans le but de me comparer à eux et me sentir mieux dans ma peau lorsque j’ai passé une mauvaise journée.

Tout d’abord, la curiosité.

Lorsque je rencontre de nouvelles personnes, nous commençons généralement par identifier d’où je viens exactement aux États-Unis. Je ne cesse de causer des petites déceptions car je ne viens ni de New York ni de Californie, ni d’aucun autre endroit qui offre à mon nouvel ami la possibilité de faire un rapprochement dans la conversation avec ses dernières vacances. De là, nous pouvons parler des portions de nourriture américaines. Nous pouvons parler de la culture du travail américaine. Chez les hommes, le fantasme d’un road trip en Amérique revient étonnamment très souvent. Ces sujets sont inoffensifs, aucune trace de Trump.

Avec les gens que je connais mieux, le sujet de la politique américaine n’est jamais trop loin sous la surface. Il peut surgir dès le premier dîner après un été de voyage, une fois que tout le monde a pu reprendre des nouvelles de chacun. Quelque part entre l’entrée et le plat principal, la question de savoir ce qui se passe réellement aux États-Unis sera soulevée. Puis nous nous aventurerons dans les méandres de la question du port des armes, du changement climatique, du droit de vote et de Black Lives Matter. Il y aura de nombreuses questions bien informées. Il y aura beaucoup de soupirs et de hochements de tête. Mais nous passerons ensuite au dessert.

Toute la compréhension est là, mais l’implication émotionnelle ne l’est généralement pas. Et cela peut être déroutant. Blessant, même. Comment pouvons-nous passer au dessert alors que des enfants sont enfermés dans des cages à la frontière entre les États-Unis et le Mexique ? Et le président qui soutient les partisans de la suprématie blanche ? J’en serai alors contrariée. Mais je rentrerai chez moi et je laisserai la nuit me porter conseil, et le matin je me souviendrai qu’aucun d’entre nous ne peut absorber toute la douleur du monde. Nous nous approchons de l’arbre et cueillons dans les branches qui sont les plus proches de nous. Nous commençons là où nous le pouvons.

Ce qui est plus déstabilisant que de découvrir que les autres ne sont pas animés par les choses qui vous animent, c’est de réaliser qu’ils ne vous voient pas comme vous vous voyez vous-même.

Nous en venons au deuxième élément de la relation de mon cercle social avec la politique américaine : le dédain poli.

Lorsque vous partez à l’étranger, la question de votre affiliation politique dans votre pays d’origine se retrouve en bas de la liste des choses auxquelles les gens se réfèrent lorsqu’ils se font une première idée de qui vous êtes. Elle se trouve à un niveau inférieur, moins perceptible, sur l’échelle d’acuité visuelle. Vous ne faites plus partie de l’équipe des Américains progressistes. Vous faites partie de l’équipe Etats-Unis.

C’est plus difficile à accepter qu’il n’y paraît.

Voici ce que je sais maintenant, du moins dans mes moments de lucidité : la seule véritable confrontation dans ma vie politique est entre moi et tout ce qui m’empêche de comprendre et défendre la vérité

Qu’est-ce que cela signifie ? Quand les Américains font des choses stupides, même si vous détestez ces choses stupides de tout votre cœur (cf. les enfants en cage), c’est en partie votre responsabilité, d’une manière détournée mais très réelle. Ils sont tous vos coéquipiers maintenant, peu importe à quel point vous êtes divisés dans votre pays natal.

La plupart des immigrants que je connais ressentent cette douleur à un certain degré. Les Français se donneront un mal fou à vous dire combien les autres Français sont bêtes. Les Allemands seront les premiers à évoquer les vieux stéréotypes allemands. Cela fait partie intégrante de la mentalité de ceux d’entre nous qui ont quitté leur terre natale parce qu’ils le voulaient et non parce qu’ils y étaient obligés. Nous n’avons jamais vraiment eu le sentiment d’appartenir à nos pays d’origine.

En 2020, la version américaine de cette dynamique est particulièrement lourde à porter. Être un émigrant américain signifie être un ambassadeur à l’étranger d’un pays qui a été l’arrogante brute de quartier pendant au moins quelques générations (et peut-être beaucoup, beaucoup plus selon le contexte culturel dont vous venez). Et quoi de plus satisfaisant que de voir une brute arrogante se réduire elle-même en pièces ?

Être confrontée à cette satisfaction m’a montré à quel point j’étais vraiment américaine. Début septembre, lors d’une des dernières belles journées de l’été, je partageais une bouteille de vin à une table en extérieur avec des collègues, lorsque les discussions se sont tournées vers l’élection. Une fois de plus, il y avait une incrédulité collective à l’idée qu’un être humain, même doté d’une moitié de cerveau, puisse voter pour Trump. Et une nouvelle fois, je me suis retrouvée à expliquer pourquoi les Américains avec un cerveau entier (et même beaucoup d’entre eux) pourraient vouloir voter pour Trump. Je les comprends maintenant, d’une manière dont je n’aurais peut-être jamais été capable si j’étais restée à New York.

Ce sont mes coéquipiers, après tout.

Il y a un mois, je me suis réveillée et j’ai attrapé mon téléphone à moitié endormie. Une alerte aux infos dès les premières heures du matin. Ruth Bader Ginsburg, la doyenne progressiste de la Cour suprême des États-Unis, était morte.

Ma tristesse pour RBG m’a envahie lentement. Les premières heures de la matinée ont été comme un déluge de choc et de spéculations, mais le soir, j’avais tout ramené à une simple vérité : une femme juste était partie, et le fardeau de la justice reposait sur nous tous maintenant.

Il ne s’agit pas, et ça n’a jamais été le cas, d’un combat singulier entre Trump et moi. Le monde crée des conflits interpersonnels pour vendre des publicités et des abonnements. Voici ce que je sais maintenant, du moins dans mes moments de lucidité : la seule véritable confrontation dans ma vie politique est entre moi et tout ce qui m’empêche de comprendre et défendre la vérité.

Ma vision personnelle de la vérité sera toujours quelque chose que je comprendrai dans des termes américains. C’est une vérité au beurre de cacahuètes. Ses textures proviennent des réalités de ma vie, de ma famille, de mes amis et de mon entourage, comme elles le devraient. D’autres viendront et repartiront, et je pourrai me tenir à leurs côtés ou m’opposer à beaucoup d’entre eux en temps voulu. Mais je ne peux pas oublier de m’ancrer là où j’ai des principes à défendre.

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Au moment où j’écris ces lignes, Joe Biden vient d’être élu futur président des États-Unis. L’instant présent ressemble à un arc-en-ciel après une violente tempête, d’autant plus savouré que d’autres nuages s’amoncellent au loin. Les 71 millions d’électeurs de Trump sont encore bien réels, même s’ils ne l’ont pas emporté. Même le plus optimiste de mes amis se fait peu d’illusions sur la capacité des Etats-Unis à s’unir et à assumer un rôle de leader moral pour le monde démocratique.

Alors que les États-Unis se débattent avec leurs péchés passés et présents, je pense à Sodome et Gomorrhe, et à la femme de Loth. On lui a donné la possibilité de fuir sa patrie avant qu’elle ne soit détruite, et on lui a dit qu’elle ne pouvait pas regarder en arrière avant d’être arrivée saine et sauve dans les collines. Mais sa détermination n’était pas assez forte, et quand elle a regardé en arrière, Dieu l’a transformée en un pilier de sel.

Pendant longtemps, j’ai pensé que je pouvais m’échapper aussi. Mais le passé est toujours en nous, et même si les équipes changent, la quête de la vérité reste la même. Je regarde maintenant en arrière, depuis les collines désertiques, vers la vallée d’où je viens. J’espère, si quelqu’un en haut me remarque, que ça sera la Grande et Haute Impératrice Ruth Bader Ginsburg, et qu’elle me transformera en un pilier de beurre de cacahuètes.

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