« Tuer les juifs est un devoir. » Lorsque j’ai vu circuler dans les médias la photo de ce tag antisémite, écrit en énorme sur un stade à Carcassonne, mon cerveau s’est immédiatement mis en état d’alerte. L’émotion suscitée a ravivé en moi tous ces moments où, dans mon quotidien, des graffitis similaires surgissaient contre ma religion, ma culture, une part inévitable de mon identité et de mon histoire.
Cela dit, il faut reconnaître que cette inscription, réalisée loin de chez moi, dans la foulée du massacre du Hamas du 7 octobre en Israël, a eu un effet encore plus glaçant. Une sensation d’écœurement non seulement provoquée par les images terribles de cette attaque terroriste, diffusées en boucle sur les réseaux sociaux, mais aussi par les réactions à travers le monde. J’ai vu, estomaqué, des scènes de liesse filmées dans les rues de Tunisie. Les larmes aux yeux, j’étais soulagé que mon défunt père, juif tunisien, n’ait pas pu assister à ce sinistre spectacle – lui qui aurait sans doute revécu l’exode de sa famille en 1967, peu après la guerre des Six Jours et les violentes émeutes anti-juives à Tunis. Un pays où ma mère est également née en 1943, terre d’islam alors colonisée par la France et occupée par l’Allemagne nazie. Un début de vie déjà tumultueux pour elle, marqué par l’exil forcé d’une Tunisie autoritaire et antidémocratique, vingt ans plus tard, ainsi que de la quasi-totalité de la minorité juive arabe, une blessure profonde… Dès lors, l’attachement à la terre d’Israël, berceau spirituel du judaïsme, et désormais « seul État à majorité juive du monde », devenait viscéral.
Parce que nous sommes nés juifs, souvent liés à Israël par des attaches familiales, mais aussi, affectivement, culturellement, religieusement… La plupart des membres de ma famille sont aujourd’hui de droite, quelques-uns encore de gauche. Aucun n’est vraiment favorable aux colonies (sauf exceptions), mais tous sont convaincus que, comme le Hamas islamiste, « les Arabes ne veulent pas d’un État palestinien aux côtés d’Israël, mais uniquement la destruction d’Israël », comme ma grand-mère maternelle, originaire de Kairouan et enterrée près de Jérusalem, me le martelait sans cesse.
Pourtant, j’ai rapidement voulu m’émanciper de ce cadre familial et communautaire, souvent trop centré sur lui-même, marqué par le déni des dérives du nationalisme juif et le manque d’empathie pour ce nouvel « Autre » : le Palestinien. Cet univers où l’islamophobie n’est jamais bien loin, m’a poussé à exercer toujours plus mon droit à l’inventaire, face à la radicalisation à droite d’une part croissante de mes proches ces dernières années.
Prendre ses distances avec sa famille de naissance est une chose, mais devoir aussi le faire avec son propre camp politique en est une autre.
Moi, le Français juif, de gauche (une espèce en voie de disparition), vivant près de Paris, loin de la guerre, de l’anéantissement et de la politique d’extrême droite, anti-palestinienne d’Israël, et de sa colonisation brutale des territoires occupés… Et pourtant, témoin intime, résigné, des replis identitaires qui étranglent les miens depuis des décennies, à chaque soubresaut de ce vieux conflit qui, sans cesse, impacte nos vies.
Prendre ses distances avec sa famille de naissance est une chose, mais devoir le faire également avec son camp politique en est une autre… À mesure que ma famille juive basculait de la gauche à la droite en l’espace de deux décennies, c’est au sein même de la gauche, et dans mon milieu amical progressiste — ma « famille choisie » — que j’ai vu poindre avec tristesse une hostilité antisémite.
« Nous ne sommes pas débarrassés de l’inutile culpabilité face au régime de Vichy. » Ce texte d’un militant d’Act-Up Paris, en soutien aux Gazaouis sous les bombes israéliennes, peu après le 7 octobre, et révélé dans les médias, en dit long sur l’antisémitisme d’une partie de la gauche, bien au-delà de certains membres de la France Insoumise. Tout comme ces slogans scandés lors de la dernière manifestation du 8 mars à Paris pour les droits des femmes – « Sionistes, fascistes, vous n’êtes pas féministes ! », « Sionistes, fascistes, c’est vous les terroristes ! » – contre un collectif de femmes juives, venues dénoncer les viols du Hamas. Malgré la création de l’État hébreu, né sur les cendres de la Shoah – mais synonyme d’oppression et d’humiliation pour les Arabes –, les juifs de France et d’ailleurs, quelle que soit leur position sur la question israélo-palestinienne, ne doivent pas être accusés des crimes de Tel-Aviv, ni exclus manu militari des manifestations féministes ! Aussi critiquable que soit le sionisme, surtout dans ses formes les plus abjectes et suprématistes, aujourd’hui au cœur de l’appareil d’État israélien…
Si de tels propos hostiles aux juifs ne sont évidemment pas l’apanage exclusif de la gauche — l’antisémitisme traditionnel reste structurel à droite —, la perméabilité des milieux progressistes et antiracistes à cette haine est plus douloureuse. Comme une seconde trahison, un second abandon pour nous, juifs de gauche !
Deux mémoires traumatiques, concurrentes, s’opposent : celle de la colonisation et celle de la Shoah.
À l’image de cette « amie » antiraciste qui, au début de l’année, sur Instagram, m’a littéralement « vomi » sa haine des juifs arabes – fussent-ils israéliens. Ces mêmes juifs qui, selon elle, feraient mieux « de retourner dans les pays qu’ils ont quittés pour nettoyer les tombes de leurs ancêtres ». Vraiment ? Alors que l’exil forcé de ma famille de Tunisie, précisément à cause de cette spirale d’amalgames insupportables, ne s’explique que par une seule chose : la haine anti-juive ! D’autant plus que les juifs arabes, qu’ils soient installés en Israël ou ailleurs, savent qu’il serait impossible de retourner vivre raisonnablement en tant que minorité dans des pays comme la Tunisie, l’Algérie, l’Égypte, la Libye, l’Irak, la Syrie, le Yémen, tous gangrenés par un antisémitisme d’État. Pourtant, ils s’occupent avec soin, via des associations, des cimetières israélites des pays dont ils ont été chassés par des pogroms, des émeutes et des expulsions… Qu’importe ce que certains « progressistes » antisémites peuvent en penser. Comme celui de Sousse, en Tunisie, où est enterré mon grand-père paternel.
Cette dernière rupture amicale, emblématique d’une essentialisation et stigmatisation que je subis depuis une vingtaine d’années, est semblable à ce que de nombreux juifs français connaissent. Et cela, dans un contexte où l’antisionisme s’impose dans la gauche décoloniale et le monde arabe en général, légitimé par la cause palestinienne, mais où l’on observe aussi, de façon inacceptable, une diabolisation obsessionnelle des juifs et de tout Israël.
C’est comme si l’antisémitisme et ses préjugés ancestraux – sur la supposée « richesse », « domination » et « malveillance » des juifs, désormais perçus comme des « super-blancs » par une certaine gauche décoloniale – n’étaient finalement qu’un dommage collatéral à ce conflit israélo-palestinien violent et tellement asymétrique. Une guerre mondialisée où deux mémoires traumatiques s’opposent : celle de la colonisation et celle de la Shoah. La droite française et occidentale, bien entendu, a choisi son camp. Celui de la tolérance, voire du soutien, à la politique du pire menée par Israël face aux droits bafoués des Palestiniens. Celui de l’instrumentalisation de la lutte contre l’antisémitisme à des fins islamophobes et de discrédit de la gauche. Ce qui se fait bien entendu au détriment du combat contre les discriminations et le racisme post-colonial, qu’il soit anti-noir ou anti-maghrébin.
C’est pourquoi, pour moi, le 7 octobre n’a pas marqué une rupture, mais plutôt une continuité dans ces replis identitaires déjà bien à l’œuvre dans notre pays. Il en est de même pour la condition des juifs face à la recrudescence de l’antisémitisme depuis les années 2000. Aujourd’hui, comme avant, perdure cette crainte constante de se dire « juif » dans l’espace public, particulièrement en Île-de-France. C’est quelque chose que l’on cache, que l’on dissimule, que l’on préfère taire… Des stratégies d’évitement que de nombreux juifs, vivant en dehors de tout communautarisme religieux, adoptent depuis bien longtemps pour prévenir l’hostilité. À l’image de ma compagne dans son ancien emploi – dont la famille porte la tragédie d’Auschwitz –, ou de ma fille de 9 ans, prise à partie à l’école depuis le 7 octobre. Et sans doute bientôt, ma cadette. Elle n’a que 5 ans, mais elle intégrera vite cette norme qui est la nôtre. Après tout, enfant, adolescent, je mentais déjà avec mon frère en prétendant que seul notre père était juif : une manière de nous convaincre que nous ne l’étions pas totalement.
Lutter pour l’égalité, contre tous les racismes, voilà mon leitmotiv, ma seule marge de manœuvre.
À 42 ans, j’essaie de m’assumer davantage, malgré les turpitudes de ce conflit israélo-arabe qui empoisonne nos vies. Cela a nécessité quelques ruptures définitives avec des « amis » de gauche, qui n’en étaient pas vraiment, car incapables de reconnaître l’antisémitisme.
Lutter pour l’égalité, contre tous les racismes, voilà mon leitmotiv, ma seule marge de manœuvre en tant que Français juif de gauche. Certes, je pourrais aussi prendre plus fermement position sur ce conflit là-bas, comme certains l’exigent de moi – même si je n’ai visité qu’à deux reprises Israël (et la Palestine) pour de courts séjours. Dois-je me justifier auprès des antiracistes français pour les Palestiniens massacrés, comme certains l’avaient exigé de nos concitoyens musulmans après les attentats de Charlie Hebdo ou du Bataclan ?
Au-delà de cette injonction à se positionner, mon intérêt s’était jusqu’alors surtout concentré sur la Tunisie, le pays quitté dans la douleur par mes parents. J’y suis allé de nombreuses fois, en quête de mes racines. Mais depuis l’attentat meurtrier contre la synagogue de Djerba en mai 2023 (ma cousine s’y trouvait réfugiée), j’ai décidé de prendre mes distances avec ce pays pour un temps. Le temps de laisser la douleur s’apaiser. Le temps d’espérer que ce conflit israélo-arabe cesse enfin un jour. Que chacun apprenne à cohabiter, à s’accepter, dans le respect, l’égalité, la démocratie, et la laïcité, en Israël comme dans les pays voisins, malgré les tourments de l’histoire : l’injustice pour les Palestiniens spoliés de leurs terres, la destruction d’une partie de la population civile gazaouie, le nettoyage ethnique à petit feu en Cisjordanie, la Shoah, soldée par la création d’un État juif en « Terre promise », l’exil forcé des miens, les Israéliens tués, pris en otage… Avec la certitude que, même si ce conflit finit par se résoudre un jour, l’antisémitisme millénaire survivra. Tant il est ancré dans l’inconscient collectif, latent ou manifeste, au gré des crises du monde. Ce que cette gauche antiraciste et décoloniale – à juste titre – peine pourtant à comprendre, intégrer, reconnaître.
Sans doute, comme disait Doudou Diène, juriste et ex-rapporteur spécial des Nations unies, « quel que soit le racisme, il prospère lorsqu’il est… nié ».