Un grand parc s’étire de l’autre côté d’une route qui file en contrebas. Le ciel est dégagé. Il fait beau, il fait doux. Un petit café coloré se tient tout près. A l’intérieur, on passe du Gorillaz et La Femme. L’image vieillie d’une Varsovie grise et communiste a pris un coup de banana bread et d’oatmeal cookies. Le centre ville de la capitale polonaise est branché, tendance anglo.
Ce café, c’est le point de rendez-vous choisi par Natalia Broniarczyk. La jeune femme rentre tout juste de vacances et commence par s’en excuser. “Je suis très fatiguée entre le décalage horaire et le vol. J’espère que je vais pouvoir répondre correctement à vos questions. Et je suis désolée d’avoir tardé à répondre pour le rendez-vous”. Sous les traits tirés, les yeux clairs pétillants s’assombrissent à nouveau. “Je suis aussi rentrée avec une mauvaise nouvelle”. Dans sa boite aux lettres, un pli de la police. Elle doit appeler aujourd’hui pour savoir exactement ce qu’ils lui veulent et elle n’est pas rassurée. Sa collègue et amie Justyna Wydrzyńska est en ce moment même en procès, accusée d’avoir aidé une femme à avorter. Quand nous nous rencontrons, elles se préparent pour la troisième audience. Depuis, le procès a à nouveau été reporté et la prochaine audience doit se tenir le 11 janvier 2023.
Je n’ai jamais été activiste avant, je me demandais pourquoi l’avortement était un tabou, mais ça restait théorique. Je suis tombée enceinte en 2017, c’est devenu personnel, et le personnel est politique
Ces dernières années, des lois plus restrictives en matière d’avortement fleurissent. Après les batailles gagnées, les révolutions féministes fructueuses, vient le temps du point mort, voire de la marche arrière. La Pologne, comme les Etats-Unis, compte parmi les pays qui régressent. Katarzyna Swed fait partie d’un collectif d’avocats en faveur de la légalisation de l’avortement. Elle explique que jusqu’en 93, l’avortement était libre en Pologne. Ce n’est que récemment et petit à petit que ce droit s’est rétréci.
“Chaque jour, 4 personnes polonaises se rendent à l’étranger pour avorter. Chaque jour, au moins 90 personnes avortent avec les pilules. En Pologne, dans le cadre de l’application de la loi anti-avortement, 107 avortements ont été effectués dans les hôpitaux publics en 2021.” Ce post Facebook de l’association Aborcyjny dream team témoigne de la difficulté actuelle d’accès à l’avortement. Natalia et Justyna ont fondé cette organisation qui lutte pour le droit des femmes à avorter librement et en sécurité. D’après Justyna, en 2021, 34000 personnes ont contacté l’association et 1500 sont parties avorter à l’étranger avec son concours.
En Pologne, c’est une véritable chaîne qui s’est mise en place pour que les personnes enceintes soient soutenues à tout moment. Le but n’est pas forcément d’aller jusqu’à l’avortement d’ailleurs, mais de permettre de se renseigner pour faire un choix libre et éclairé. “Nous méritons de recevoir des informations correctes. Quand ça nous arrive, nous sommes seules et ça ne devrait pas être le cas”.
Justyna sait de quoi elle parle. Comme beaucoup d’autres activistes, son engagement a débuté lorsqu’elle a elle-même vécu ces obstacles. “Tout a commencé avec mon propre avortement. J’étais une simple mère de famille, avec trois enfants. Je faisais partie de ces gens “normaux”, avec un travail, des activités etc. Et juste après cet événement, j’ai commencé à aider les autres femmes. Parce que j’avais vu à quel point ça avait été difficile. Je n’avais accès à aucune information et il m’était impossible de partir dans un autre pays. Je savais que la pilule abortive existait, mais je ne savais pas où trouver des conseils fiables”.
Lorsque Natalia a dû prendre une décision, elle était beaucoup plus informée. Elle travaillait déjà notamment sur les études de genre. Mais les données théoriques sont une chose, prendre une décision pour soi en est une autre. “En 2011, j’étais dans une grossesse non désirée, et j’ai réalisé que même en faisant partie des personnes qui conseillent sur la santé sexuelle et même en connaissant tout de la contraception, je ne savais pas quoi faire de cette grossesse.”
Gosia, elle, n’a jamais avorté. C’est pourtant sa grossesse qui a été un tournant. Aujourd’hui basée à Berlin, elle fait partie du maillon qui se charge notamment de faire le lien lorsque des femmes doivent voyager de Pologne en Allemagne. Pour que la chaîne de soutien ne se rompe pas. “Je n’ai jamais été activiste avant, je me demandais pourquoi l’avortement était un tabou, mais ça restait théorique. Je suis tombée enceinte en 2017, c’est devenu personnel, et le personnel est politique. J’étais heureuse, et je suis heureuse d’être parent. Pendant la pandémie, j’avais du temps, et avec la nouvelle loi polonaise, j’ai voulu aider. Je n’ai pas moi-même avorté, mais je pouvais imaginer.”
Pour la majorité des aidantes, leur combat se fait sur le terrain bénévole. Gosia l’admet, “ce n’est pas toujours facile, parfois c’est trop. Ça me prend plusieurs heures par jour et il faut être prête à répondre à toutes les situations. Et parfois le téléphone n’arrête pas de sonner”. Seule Natalia est maintenant salariée. Sa lutte est devenue son travail. “C’était devenu trop de conjuguer ce temps en étant aussi professeure, j’ai quitté l’université en décembre 2021” dit-elle.
En Pologne, c’est une véritable chaîne qui s’est mise en place pour que les personnes enceintes soient soutenues à tout moment. Le but n’est pas forcément d’aller jusqu’à l’avortement d’ailleurs, mais de permettre de se renseigner pour faire un choix libre et éclairé
De l’autre côté, les femmes qui ont besoin d’assistance peuvent les solliciter à tout moment. Tout commence par un coup de fil ou un mail. La porte d’entrée peut être Abortion without Borders, une organisation créée en 2019 qui regroupe 6 entités dans le but « d’apporter des informations, soutenir, y compris financièrement les personnes en Pologne qui veulent avorter, en Pologne avec la pilule abortive ou à l’étranger”. Gosia explique que la procédure est très respectueuse de la vie privée et de l’intimité. “On ne demande pas de détails sur le contexte, juste les informations nécessaires pour donner un conseil adapté”. Beaucoup de personnes appellent pour avoir seulement des informations. D’autres souhaitent avorter et ne savent pas comment s’y prendre. Quand il faut partir à l’étranger, le voyage est organisé par les associations. Sur place, une autre logistique se met en place. Interprètes, personnes qui offrent une ou plusieurs nuits chez elles, professionnels de santé répondent présent en plus de celles qui se relaient sur la logistique.
Les militantes doivent aussi naviguer à travers les lois. Car une fois qu’elles font sortir des personnes enceintes, c’est la loi du pays accueillant qui s’applique. Et elle n’est pas toujours aussi flexible qu’on l’imagine. En Allemagne par exemple, l’avortement est techniquement illégal. Plusieurs exceptions existent, notamment si la santé mentale ou physique de la personne enceinte est en danger. L’avortement est aussi possible dans les 12 premières semaines de la grossesse si deux obligations sont respectées : suivre une session obligatoire de conseils avec un professionnel et attendre trois jours entre cette consultation et la procédure.
Il est donc parfois plus simple d’avorter en Pologne, tout dépend des cas. “Commander les pilules pour un avortement médicamenteux n’est pas une infraction. C’est seulement ceux qui aident d’autres personnes à avorter qui sont poursuivis. Ce qu’ils veulent, c’est que l’on soit seule et que l’on ait honte d’avorter » Justyna.
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Katarzyna précise ce point juridique. Les personnes qui avortent ou qui sont en possession de pilules abortives ne sont pas en infraction selon la loi polonaise. Ce qui est criminalisé c’est le fait d’acheter ces pilules dans le but de les introduire sur le marché par exemple. Mais la frontière peut être mince entre ce qui est considéré légal et ce qui ne l’est pas. C’est cette zone grise qui rend l’aide encore possible mais c’est aussi cette opacité qui est dangereuse, car le glaive de la justice peut alors s’abattre de façon arbitraire. Une implication militante risquée, comme le prouvent les poursuites contre Justyna. La femme qui l’a contactée pour obtenir de l’aide souhaitait partir en Allemagne. Elle a dû abandonner l’idée suite à des menaces de la part de son conjoint. Justyna raconte qu’elle lui a alors envoyé ses propres pilules. Le mari l’a su et c’est lui qui a appelé la police pour les dénoncer.
Justyna risque 3 ans de prison. “Je mentirai si je disais que je n’ai pas peur” avoue-t-elle, mais il faut plus pour la faire plier. Interrogée le jour de son audience en octobre dernier, elle répond : “je ne ressens aucune culpabilité. Je crois que j’ai fait quelque chose de bien”.
© photo : J. Halun