Récit

Le film jamais terminé de Kubrick

35h et plus si affinités

2/07/2020

2001 l’Odysée de l’Espace et Eyes Wide Shut, les deux classiques de Stanley Kubrick auraient pu ne jamais exister sans "Ce virus venu de l'espace", le seul film jamais sorti du réalisateur américain.

I.

Lors d’une visite à New York en décembre 1964, Bryan Forbes appela Stanley Kubrick pour le rencontrer sur Park Avenue, dans un café à deux pas de chez Stanley. Stan fut surpris, mais aussi heureux d’entendre la voix de Forbes. Son appel ne pouvait pas mieux tomber : il voulait tester avec lui cette idée folle, un concept qu’il retournait dans tous les sens depuis un certain temps. Son film Dr. Strangelove, sorti récemment, portait déjà les germes d’une réflexion sur l’avenir de la science. La question lui trottait donc dans la tête depuis un certain temps. Mais ce jour-là, il réussit enfin  à l’exprimer de manière concrète à une personne extérieure à son entourage immédiat. 

D’où lui venait cette idée ? Depuis son plus jeune âge, Stanley adorait en secret les histoires d’aventures spatiales, une passion qu’il partageait avec sa femme, Christine. Mais de la en à faire un film,  c’était une autre affaire, un développement majeur. Qui sait, peut-être était-ce l’influence inconsciente de l’architecture qui l’entourait. Après tout, tous les architectes connus s’essayaient maintenant à de nouveaux styles, délaissant l’Art déco épuré de l’Empire State et sa façade de calcaire et de granit au profit d’un nouveau type de matérialité où le verre et l’acier étaient très présents, ou pour de grands ensembles brutalistes modulaires où le béton coulé participait à en faire des oeuvres incroyables, quasi surnaturels. 

Peut-être était-ce aussi tout ce sensationnalisme autour des films récents des cinéastes soviétiques. Prenez Pavel Klushantsev, par exemple, et la frénésie, deux ans auparavant, autour de sa Planète des Tempêtes.  Bien qu’il n’ait pas été projeté aux États-Unis, il y avait des rumeurs selon lesquelles Roger Corman travaillait sur une adaptation américaine, et que même Peter Bogdanovich, très proche d’Orson Welles, était intéressé par la réalisation d’un projet similaire. Qu’est-ce qui attirait tant d’esprits créatifs vers ces thèmes ?

Il l’ignorait. La seule chose dont il était certain, c’était que c’était un nouveau territoire à explorer. Qu’il s’y sentait prêt désormais. Il était tellement excité ce jour-là, qu’il ne prît  pas la peine de mettre un bonnet. En descendant la rue, il sentit le froid le gagner jusqu’aux os. Il s’arrêta donc dans un drugstore et acheta une casquette matelassé en fausse laine pour supporter le vent glacial un moment. C’était son genre de malice, désormais il était sur son terrain. 

Forbes était venu en ville pour accompagner la sortie de son dernier film, Le Rideau de Brume, annoncé comme un thriller repoussant les limites du genre. Forbes était présenté par les studios comme l’une des étoiles montantes du cinéma britannique. Son premier film, Le vent garde son secret, sorti en 1961, et son deuxième film, La chambre indiscrète sorti un an plus tard, furent tous les deux salués par la critique. Il était donc précisément au point de sa carrière où un auteur sent que toutes les portes s’ouvrent à lui. Kubrick l’avait déjà ressenti dans son attitude voilà quelques années, à sa manière de porter un jugement définitif sur à peu près tout. Il se souvenait même de cette diction snob sûrement apprise à l’Académie royale d’art dramatique, où il avait débuté comme acteur. Mais Stanley ne s’en préoccupait pas. En fait, il n’aimait même pas les films de Forbes, mais c’était un ami et il aimait suivre ses processus de création. Il voulait laisser sortir son idée et voir ce qui se passerait ; Forbes verrait certainement le projet avec suspicion, mais pourrait-il aussi formuler quelques remarques astucieuses ?     

“Sérieusement ? » s’exclama Forbes, comme fou. « Stan, la science-fiction, c’est pour pour les films de série B, j’espère vraiment que tu plaisantes ! » Kubrick observa ses gestes, des haussements d’épaules presque farfelus, de ceux qui étaient trop flagrants à l’écran du temps où les films étaient encore muets. Puis il hocha la tête pour confirmer à Forbes qu’il explorait cette possibilité. « J’ai lu quelques livres, j’ai quelques idées », dit-il, sans passion, malgré l’enthousiasme qu’il avait pu exprimer, conscient qu’il était inutile en l’état de rentrer dans les détails. Leurs regards se croisèrent un bref instant, avant de se perdre de nouveau dans le trottoir à leurs pieds, voilés par l’incompréhension. Forbes n’osa pas poser plus de questions mais il sentit qu’il devait dire quelque chose. Le silence devenait gênant. Il regarda donc avec dégoût le couvre-chef en fausse laine de Stanley et dit, comme si tout cela n’était qu’une question de goût : « Tu sais Stan, tu ne peux vraiment pas te balader accoutré comme ça… » Cette réplique inattendue fit retomber la tension et Stanley continua du même ton : « Tu n’aimes pas mon style ? Tu parles vraiment comme ma mère. »

Les récits de science-fiction étaient des lieux de développements impatients qui relâchaient les tensions cosmiques sans avoir besoin d’élégance diplomatique ou de signification idéologique

Peu après, leurs chemins se séparèrent,  chacun regagnant son côté de la ville. Stanley retourna à son appartement au croisement de Lexington et de la 84ème avec la réponse qu’il cherchait. Il n’était pas vraiment déçu, mais seulement triste que quelqu’un qu’il considérait comme un ami proche puisse avoir une telle réaction. En même temps, tout cela était logique quand on considérait les choses dans leur ensemble. Sans le savoir, il avait déjà l’objet de son désir, mais il lui manquait un but. Un prétexte pour se mettre en marche. Désormais, il l’avait. La réaction puérile de Forbes était le petit choc dont il avait besoin pour assembler  les pièces dispersées.

Stanley avait désormais une idée de la façon dont le grand public pourrait réagir à son projet. Et c’était d’autant plus une raison de le faire. Il avait l’occasion de casser les codes d’un genre sous-estimé. Ou du moins le croyait-il. Ces dernières années, alors qu’il était en Angleterre pour filmer Lolita et Dr. Strangelove, il avait été fortement impressionné par plusieurs pièces radiophoniques entendues sur la BBC. L’une d’entre elles, diffusée plusieurs vendredis soirs, entre novembre et décembre 1961, les avait, Christine et lui, littéralement scotchés sur le canapé : Shadow on the Sun de Gavin Blakeney, un auteur inconnu. Stanley était certain de pouvoir transformer ces impressions en une séquence d’images séduisantes, avec son rythme cinématographique propre. Et bien que cette étape décisive venait seulement d’être franchie, il avait en fait déjà beaucoup oeuvré à la réalisation de son projet.


II.

Shadow on the Sun fut un thriller de science-fiction qui n’a pas connu un grand succès, et a probablement été perçu par son public comme un divertissement de week-end. Dans son intrigue, une météorite frappe la Terre. Une série d’événements plus étranges les uns que les autre s’en suivent. Tout d’abord — et c’est très perceptible pour tout être humain — la lumière du soleil est bloquée, produisant à la fois une ombre immense et une chute des températures. Les personnages principaux, Brighton et Neale, deux scientifiques-aventuriers joués par William Lucas et William Sylvester, suivent la trajectoire de la météorite et découvrent un étrange vaisseau spatial en Antarctique, avec à son bord un équipage plus étrange encore mais apparemment mort : des lézards de douze pieds de haut couchés à l’intérieur en état de suspension. Les scientifiques découvrent qu’ils sont en état de mort clinique seulement parce que le climat sur Terre n’est pas assez froid pour eux. L’ombre, croient-ils, serait alors une arme conçue par cette première équipe d’éclaireurs pour faire diminuer la chaleur du Soleil : la baisse des températures rendrait l’endroit vivable pour leurs métabolismes surnaturels et leur permettrait d’être rejoints par le reste de leur race. Ils retracent également la trajectoire du vaisseau spatial pour situer l’origine de ces êtres dans la lune de Jupiter, Europe, l’un des rares objets solides du système solaire disposant d’une réserve d’eau, sous la forme d’une croûte de glace, et d’une fine atmosphère, composée principalement d’oxygène.

Mais la météorite n’a pas seulement dissimulé l’atterrissage du vaisseau spatial, elle a également apporté avec elle un étrange virus extraterrestre. La maladie causée par ce virus se transforme en pandémie qui immunise les malades contre le froid qui s’intensifie. Suite à cette découverte, beaucoup commencent à exiger des perfusions de sang infecté, accélérant la propagation de la maladie. Pendant que la pandémie progresse, on observe un phénomène étrange, qui est un autre effet secondaire : les personnes infectées ne meurent pas vraiment, mais elles perdent progressivement toute inhibition sexuelle. Lentement, la pandémie devient une euphorie de combustion sexuelle, comme si les personnes infectées étaient à la fois libérées de toute convention sociale et cherchaient des sources de chaleur pour protéger ce qui reste de vie humaine en elles.     

Plus tard, Brighton organise une alliance internationale pour construire un missile qui détruirait l’ombre. Et soudain, un retournement de situation : le corps et le cerveau du lézard sont analysés et jugés incapables d’avoir construit la technologie que les humains ont pourtant vu à l’oeuvre. En même temps qu’a lieu cette découverte, d’autres machines volantes bizarres se mettent à planer sur la Terre. Leurs pilotes sont les véritables maîtres derrière le complot de l’invasion de la Terre, et ils n’utilisent les lézards que comme des esclaves et des aliments surgelés. S’ils sont vaincus, ce même destin prévisible attend aussi l’humanité. Au final, Brighton et Neale élaborent un plan et ils l’emportent, ils piratent les machines en retournant leur énergie contre elles. Ils trouvent un remède contre le virus et l’humanité peut reprendre une vie normale. Dans les enchevêtrements complexes de l’époque de la guerre froide, les récits de science-fiction étaient des lieux de développements impatients qui relâchaient les tensions cosmiques sans avoir besoin d’élégance diplomatique ou de signification idéologique. 

III.

Stanley avait été très marqué par le rôle de Brighton joué par l’acteur américain expatrié William Sylvester, et certaines de ses répliques étaient restées longtemps logés dans un coin de sa tête. Mais il savait qu’il y avait plus que cela. La pièce n’était pas un chef-d’œuvre, mais il était convaincu que des histoires médiocres peuvent faire de grands films. Ce n’était donc pas vraiment un souci. La clé, c’était le traitement de l’histoire, la structuration cinématographique, la manière d’incarner d’étranges entités extraterrestres — sans sombrer dans le cliché des costumes kitsch, par exemple. Entre-temps, il avait chargé son producteur associé, Victor Lyndon, dès le mois de décembre précédent, de contacter Blakeney pour lui acheter les droits de son œuvre radiophonique. Lyndon s’était acquitté de la tâche deux mois plus tôt, signant un chèque de 200 livres sterling en faveur de Blakeney qui donnait une option sur son travail à Stanley si jamais le projet devait être développé. Stanley pouvait dès lors se concentrer sur la réalisation de ce projet.

Il était très au clair sur ce qui suscitait son intérêt. C’était l’articulation de l’histoire d’une crise mondiale déclenchée par le besoin physique de rester au chaud — qui conduisait inévitablement à l’explosion sexuelle — et la propagation d’un virus extraterrestre sur toute la planète. Stanley avait déjà exploré une histoire d’initiation sexuelle avec Lolita, mais ce film était encore assez soft, pensait-il. Il voulait tester des moyens plus directs d’être sexuellement explicite à l’écran. Il ne le savait pas, ou ne s’en souciait probablement plus, mais ce motif érotique avait des précédents historiques très concrets. Entre les années 1000 et 1400, l’Europe avait enregistré 32 épidémies différentes. L’excentrique médecin et écrivain français Nostradamus s’est intéressé à une poignée d’entre elles et a découvert un motif spécifique : lorsque les fléaux n’avaient pas anéanti la population, les gens ont été pris d’une frénésie sexuelle sans précédent. Rien d’étonnant alors que le sexe ait été l’un des thèmes principaux du Décaméron de Bocaccio — un recueil d’histoires de bravade voluptueuse se déroulant précisément pendant une pandémie. Il y a quelque chose dans l’imminence de la mort qui ouvre le corps à une luxure sans limite.    

Il avait l’occasion de casser les codes d’un genre sous-estimé. Ou du moins le croyait-il

Et pourtant, Stanley n’était pas sûr de l’intrigue et voulait qu’un autre écrivain se penche sur l’œuvre. Son ami, le musicien Artie Shaw, qui semblait lui tout aussi passionné par le genre, lui dit d’aller voir cet écrivain, Arthur C. Clarke, lui indiquant même un roman de l’auteur en particulier, Les Enfants d’Icare. C’est ce que Stanley fit. Il s’en procura un exemplaire et lut le livre de poche à vingt-cinq cents en quelques soirées, allant même jusqu’à détacher des pages de leur reliure pour les partager avec Christine, tous les deux complètement absorbés par la relation entre certains soi-disant « Overlords » et les restes d’une future espèce humaine. Stanley fut très influencé par la façon dont Clarke dépeignait l’utopie comme forme d’ennui suprême, quand chaque problème ou souffrance à l’horizon humain est censé avoir été résolu, et que l’existence est considérée comme allant de soi ; il fut également étonné de voir comment l’écriture de science-fiction — dans Les Enfants d’Icare autant que dans Shadow of the Sun  — pouvait être lue comme une quête sociale déguisée. Il était surexcité et voulait absolument rencontrer l’auteur, mais la biographie sur le quatrième de couverture mentionnait qu’il vivait quelque part à Colombo, au Ceylan. C’était trop loin, trop compliqué, lui semblait-il. Ce n’est que quelques mois plus tard, par un coup de chance, que son ami Roger Caras, autrefois publiciste pour Columbia Pictures, lui dit qu’il était un ami très proche de Clarke. Caras lui donna l’adresse de Stanley Clarke et Stanley  écrivit immédiatement à l’écrivain. Nous étions déjà à la mi-mars 1964. 

La rencontre eut lieu le 22 avril, dans l’un des lieux préférés de Stan, le restaurant Trader Vic’s, à l’hôtel Savoy Plaza. Clarke avait eu quelques difficultés à quitter Ceylan pour ce voyage, mais comme il devait aussi voir quelques uns de ses éditeurs à New York, c’était finalement assez pratique. Quand Stanley arriva, Clarke était déjà là. Le courant passa immédiatement entre les deux hommes. Leur discussion intense se poursuivit tout le reste de la journée et jusque tard dans la soirée. Clarke était un conteur brillant, plein d’esprit et quelque peu égocentrique, mais cela restait tolérable car il était versé dans toutes les questions relatives à l’espace, à la technologie des fusées et aux histoires de science-fiction. Stan se montrait ouvert et poli, curieux et exigeant, sûr de lui et élégant dans sa manière excentrique très à lui de l’être. Stanley était certain de pouvoir le persuader de travailler sur une adaptation de l’œuvre de Blakeney — qui se penchait sur des questions qui intéressaient aussi l’auteur. Clarke n’était pas convaincu, et progressivement, suite à cette rencontre et ses autres rendez-vous en ville, il fut pressé de choisir soit un de ses propres romans, La Sentinelle, soit de développer un nouveau projet tout court. 

Finalement, Stanley se rendit compte que pour travailler avec l’un des esprits les plus remarquables de son époque, il lui faudrait céder à certaines de ses suggestions. Il poursuivit donc l’échange avec Clarke selon ses termes. Finalement, la relation se révéla très fructueuse, et le film radicalement avant-gardiste 2001 : l’Odyssée de l’espace — qui allait remettre tous les préjugés sur le genre cinématographique — en découla en 1968. Mais aussi révolutionnaire puisse-t-elle avoir été, cette conjonction séduisante entre l’érotique, le mystérieux et le futuriste n’a pas vraiment été explorée dans 2001. C’est pourquoi, en guise de rappel, Stanley a réussi à raccrocher certains éléments de l’œuvre qu’il avait laissée inachevée. Par exemple, il a choisi William Sylvester pour le rôle du Dr Heywood Floyd dans le nouveau film, et a probablement pensé qu’il pourrait continuer à travailler avec lui dans le projet original.  

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Une vingtaine d’années plus tard, à la fin des années 1980, Stanley a tenté de réveiller cette idée tenace et a envoyé un autre collaborateur — cette fois-ci Anthony Frewin — pour reprendre une option sur les droits de Blakeney pour lesquels il paya 1 500 livres. Mais le projet n’a pas décollé non plus. Finalement, Stanley a canalisé un peu de cet élan érotique dans son dernier film, Eyes Wide Shot, en 1999, basé sur une histoire d’Arthur Schnitzler, dont il avait acheté les droits également dans les années 60. Ainsi, Shadow in the Sun, et son histoire articulée autour d’une pandémie de luxure, sont restés inachevés pour de bon. Certains récits renferment des obsessions qu’aucune forme définie ne peut contenir. Et comme Stanley l’a probablement perçu, une pandémie n’est pas seulement une menace futuriste issue d’un récit de science-fiction peu plausible, mais une soudaine explosion de luxure biologique, où les folles énergies de reproduction d’un virus peuvent être imitées de la manière la plus étrange qui soit, en des temps impensables. 

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