Je verrouille la porte et ma respiration se remet aussitôt en route. Elle est d’abord saccadée, rapide, hachée, happant goulûment l’air qui lui manquait tandis que j’écoutais JB. C’est dans un réflexe de survie que j’ai fui le sourire des autres, qui me semblait de plus en plus carnassier, et me suis élancée dans les escaliers étroits pour m’isoler ici. Me voici donc, aspirant à plein poumons la puanteur des toilettes d’un bar qui, passé une ou deux heures du matin, n’essaie plus de sauver les apparences, renonce à obliger les employés sri lankais à nettoyer l’excès d’alcool et de tristesse de ses clients.
Mais je me suis prise au jeu. Peut-être les Spritz aidant, je me sentais finalement bien dans ce rôle de la sachante, de celle qui « éduque »
C’est pire qu’un cauchemar récurrent. Un cauchemar récurrent, au bout d’un moment, on a compris que c’est un cauchemar, on sait qu’il va se reproduire, on devient familier de l’horreur. Bon, ça ne se passe peut-être pas exactement comme ça, la relation à son cauchemar favori. Mais disons que j’aime me l’imaginer ainsi. Tandis que là, je suis toujours prise par surprise. Une soirée sympa, on s’amuse bien, je rencontre une nouvelle tête, une conversation anodine, je ne sais jamais comment on arrive à parler du « pays » mais peu importe, en général c’est inoffensif et on glisse sur le sujet. Je suis toujours surprise de constater que non, cette fois-ci on ne glisse pas, ce gars est à moitié camerounais, cette fille y a fait un stage de fin d’études, cet autre en revient justement. Et c’est parti ! On me demande comment se cuisine le ndolè et où est-ce qu’on peut en manger du bon, du vrai, à Paris, on veut mon avis sur le dernier scandale politique dont tout le monde parle, on évoque, trop content de trouver une oreille connaisseuse, un tube de mbolè qui secoue les boîtes de nuit là-bas et ailleurs, on m’affirme que je me rappelle forcément cette victoire de l’équipe nationale de foot, on me fait confiance pour décrypter l’enjeu culturel de telle ou telle situation à la lumière de ma double culture.
Double culture, tu parles. Avant que j’aie compris à quel moment le traquenard s’est mis en place, je me retrouve à me justifier
Double culture, tu parles. Avant que j’aie compris à quel moment le traquenard s’est mis en place, je me retrouve à me justifier. Pas comme je le faisais avant, un sourire supérieur aux lèvres signifiant « Je ne suis pas ce que tu crois, c’est si peu mon pays, là-bas, je suis tellement française. Comme toi, en fait ! ». Pendant des années, j’ai tenu à montrer patte blanche et à me dissocier de tout ce que l’imaginaire de mon interlocuteur pouvait avoir plaqué sur « le pays ». J’en savais peu, cultivais cette ignorance, ça m’allait bien. Aujourd’hui je bégaie, m’excuse, fuis dans les toilettes. Et je donnerais beaucoup pour correspondre au moins en partie à cet imaginaire, pour pouvoir parler du pays en connaisseuse. Mais j’ai perdu tout cela en route et il ne me reste qu’une enveloppe de mélanine que je porte avec la prestance d’un imposteur aux aguets.
Je repense à cet article, une femme qui racontait sa fierté de montrer que oui, elle, la Blanche, connaît les moindres détails de l’histoire du Bénin, qui est celle d’une partie de ses aïeux et donc — par une histoire de sang, mais surtout de lien continu avec ses racines — la sienne. « Je sais qui je suis, je n’ai pas besoin de votre validation. » Une affirmation tranquille qui avait généré en moi une incommensurable jalousie. Connaître sur le bout des doigts l’histoire qui nous a enfanté, être sûr de son identité, déguster les interrogations, jouir du décalage entre l’être et le paraître.
Tout en vomissant, je pense déjà au prochain mojito ; quand je remonterai là-haut sous les décibels assourdissants. Car il s’agit d’oublier. Oublier quand Marie s’est mise à dire qu’elle adore la musique africaine et notamment les chansons de Yannick Noah. Je ne sais pas quelle tête j’ai faite mais un silence docte s’est fait autour de moi quand j’ai calmement expliqué que je ne mettrais certainement pas les albums de cet artiste dans la catégorie « musique africaine ». Marie avait l’air de se repentir sincèrement quand j’ai parlé de bikutsi, de dombolo, d’assiko, d’afro hip hop, de jazz ethiopien et, assez rapidement — mais qu’est-ce qui m’a pris ? — de représentations postcoloniales, de fétichisation, d’essentialisation et tant d’autres mots en -tion et en -isme entendus ici et là. Marie se taisait, résolue à montrer sa bonne foi, son ouverture d’esprit, sa posture d’alliée et toutes ces choses que les dominants les plus malins ont intégrées sans résistance pour avoir la paix face aux autres sans pour autant renoncer à leurs privilèges. J’aurais dû m’arrêter bien avant, aux frontières de ma légitimité, puis lancer une boutade et changer de sujet. Mais je me suis prise au jeu. Peut-être les Spritz aidant, je me sentais finalement bien dans ce rôle de la sachante, de celle qui « éduque ». Puis quelqu’un a dit « Ah bah tiens, voilà JB ! ». En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, je perdais du terrain face à ce grand blond au sourire inflexible.
Tout en vomissant, je pense déjà au prochain mojito ; quand je remonterai là-haut sous les décibels assourdissants. Car il s’agit d’oublier. Oublier quand Marie s’est mise à dire qu’elle adore la musique africaine et notamment les chansons de Yannick Noah
Chargé des affaires culturelles auprès de l’Ambassade de France dans « mon » pays. Qu’est-ce que tu veux faire face à ça ? Assez rapidement je me suis sentie dépossédée de quelque chose qui, par ailleurs, ne m’avait jamais appartenu… Si nous avions le même avis sur ce bon vieux Yannick Noah, au bout de dix minutes je bafouillais sur la scène camerounaise contemporaine, j’admettais que non, je n’étais pas sûre, que oui j’avais très bien su à une époque mais un peu moins ces dernières années. Centimètre par centimètre, j’avouais, de guerre lasse, à quel point le pays n’était chez moi qu’un vernis, si facile à gratter. Marie commençait à reprendre du poil de la bête, à me fixer en se demandant si j’étais bien ce que je semblais être, à me poser des questions pour soudain les interrompre d’un « Non, peut-être, JB, tu sauras mieux ? ». Le petit cercle se détournait imperceptiblement de moi, je n’étais plus là.
Tout en gardant un sourire jauni, je repensais au journaliste Nabil Wakim, qui à chaque séjour dans son Beyrouth natal, au bout de cinq minutes de trajet avec un chauffeur qui l’a immédiatement identifié comme libanais, se voit contraint d’interrompre le monologue pour dire « Désolé, je ne parle pas arabe ». Et ce avec un accent libanais impeccable.
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Connaître ses limites, donc. Eh bien, il faut croire que ce ne sera pas pour ce soir. Empuantie mais efficacement réanimée, je ressors des toilettes sans me regarder dans la glace et rejoins la faune dansante. JB discute avec d’autres personnes, je me cale dans un coin avec un mojito et l’observe. Il est très grand, mince, blond, très blond, des mains longues et fines, le genre de type qui n’est pas mon genre, mais que ce soir j’ai envie de connaître mieux et dans les bras duquel je commence à envisager de passer la nuit. Il a ce regard chaud des gentils, des gens qui sont suffisamment sûrs d’eux pour être gentils. Mon amie B. m’avait dit un jour en parlant d’un ex « je ne l’aimais pas, mais j’aimais le couple qu’on formait ». Je regarde JB et me projette : ni lui ni moi n’avons la tête de l’emploi, on sera la caution l’un de l’autre, et une sacrée curiosité pour les autres. Plus j’aspire dans la paille en bambou, plus il devient clair que sortir avec lui va être mon objectif de la soirée. Un mauvais objectif, soyons clairs. Une chose que l’on fait pour de mauvaises raisons, qui peut mener très loin si on s’obstine, et j’ai la réputation d’être déterminée.