Le Thalys va à Bruxelles, il est assis au fond du wagon, près de la fenêtre, dans un club 4, séparé du couloir par une cloison vitrée ; son attachée de presse est à côté de lui.
Il nous fait signe de les rejoindre.
Hélène, ma boss, la rédac chef, lui tombe dans les bras. Elle a l’effusion bruyante, surjouée. Elle minaude, comme minaudent les adolescentes de quarante piges habillées en Zadig et Voltaire :
– Elias… Ah, Elias, comme tu es beau ! Mais comment tu fais pour un avoir un teint pareil ? C’est quoi ton secret, hein, c’est quoi ? Courchevelle ? Santa Monica ? Tulum ?
J’ai un peu honte pour elle, pour nous. Elle est où la « distance journalistique » ?
Pour toute réponse, il lui offre un sourire ravageur, se passe la main dans ses beaux cheveux bouclés, esquisse un rire sitôt avorté. Lui aussi minaude, en fait. Sauf qu’il a du talent pour ça.
Je ne sais pas si c’est à force d’avoir vu son visage en quatre par trois partout pendant des mois, mais je lui trouve un visage lumineux, irréel, et en même temps, étrangement familier… Un visage… cinématographique. C’est ça, cinématographique. Comment un type qui a tenu le rôle principal de Danse avec les Djinns n’aurait pas une gueule de cinéma ?
L’attachée de presse, une trentenaire eurasienne aux lèvres couleur carmin, plante ses yeux dans les miens l’air de dire C’est qui celle-là ?
Ma boss intervient :
– C’est Mathilde, notre stagiaire. Elle travaille sur notre site web, nous aide à créer du contenu pour les médias sociaux… Depuis que le New York Times s’est lancé là dedans, que Vice cartonne chez les jeunes, c’est devenu hyper tendance. Le Directeur ne jure que par ça. M’enfin, pas sûr que ce soient des vidéos de quinze secondes qui sauvent la profession de l’obsolescence programmée…
Un speech qu’elle ressort systématiquement dès qu’elle doit me présenter… De la fausse autodérision toujours accompagnée d’un rire aussi gênant qu’un like sur son propre statut Facebook.
J’installe mon barda pour la sortir de l’embarras : caméra GoPro fixée sur l’accoudoir de mon siège, smartphone en back up, je demande à l’acteur si je peux accrocher mon micro à sa veste. Ma mansuétude n’est pas récompensée.
« Mais c’est quoi ces manières Mathilde ? On n’est pas aux pièces ! Laisse à Elias le temps de prendre ses marques », s’emporte la rédac chef, vexée de se voir imposer le tempo. L’acteur tempère :
– Elle a raison. Le trajet est court jusqu’à Bruxelles, autant s’y mettre tout de suite !
« Vingt-six jours, Mathilde, plus que vingt-six jours… et tu n’auras plus à supporter cette c.… » Il suffit de cette pensée pour qu’un texto de Laetitia s’affiche sur l’écran de mon smartphone : « Do you survive the bitch ? Et lui, alors, il est si beau que ça, en vrai ? »
Moment de panique. Je saisis brusquement l’appareil posé sur la tablette centrale. Hélène, la boss, peste encore. Mais l’essentiel est sauf : elle n’a, semble-t-il, rien lu du message. Lui, si, visiblement. Je lis dans ses yeux verts en amande une irrépressible envie de rire. Il m’adresse un léger mouvement de sourcil. C’est vrai qu’il est beau, l’enfoiré. Je rougis, ou un truc du genre. Pff, il ne manquerait plus que moi aussi, je commence à minauder… L’attachée de presse est agacée de ne pas comprendre la raison de cette soudaine complicité. Elle me fusille du regard. C’est officiel, on ne partira pas en vacances ensemble…
Occupée à chercher son carnet dans son sac, la rédac chef, elle, n’a rien capté de la passe d’armes. Son petit Moleskine posé sur ses genoux, elle a des airs d’étudiante, façon Sophie Marceau dans les vieux films des eighties. Elle pose une première question à l’acteur, son rapport avec le milieu de la culture en général, celui du cinéma en particulier. Il a cette drôle de lueur qui traverse son regard avant qu’elle ne s’efface derrière un sourire en coin. Je l’ai vue des dizaines de fois, cette lueur, en live ou en replay, plus ou moins fugace, chez les acteurs, les réalisateurs, les chanteurs, les écrivains, les politiques… Bref, tous ceux dont le métier est de sans cesse rappeler qui ils sont. Elle signifie Si je te disais vraiment ce que je pense, tu pourrais écrire un super article, mais moi, je pourrais faire une croix sur ma carrière. Mais sa réponse est un peu plus surprenante que je ne l’imaginais :
– Ah vous savez… moi, le milieu, je n’y connais rien. Eux ils parlent, ils savent. Moi, je joue. Je suis de passage.
– De passage, vraiment ? Vingt-deux millions d’entrées en France, soixante millions dans le monde, César du Meilleur Espoir, Prix d’interprétation à Cannes, en course pour l’Oscar…
L’acteur s’est tassé dans son siège, comme acculé sous le poids des récompenses.
– Bien sûr, c’est extraordinaire… ça dépasse de loin ce que j’aurais pu imaginer dans mes rêves les plus fous. C’est une dinguerie, comme disent les jeunes. Mais je sais aussi que tout peut s’arrêter aussi vite que ça a commencé.
– On raconte que le soir de la montée des marches à Cannes, vous êtes reparti tôt pour être à l’heure au bureau le lendemain…
– Et pourquoi ce ne serait pas vrai ? J’ai été repéré lors d’un casting sauvage. Le tournage de Danse avec les Djinns a duré six semaines pendant l’été. À la rentrée, pour mes collègues, j’avais juste pris des vacances un peu plus longues que d’habitude, c’est tout. Quand le film est sorti un an après, j’ai presque été aussi surpris qu’eux.
– À vous entendre, on a l’impression que vous n’avez jamais eu envie d’être acteur ?
– C’est vrai, je n’ai jamais eu envie d’être acteur.
Silence glaçant dans le club 4. L’attachée de presse a les yeux revolver pour la GoPro qui n’a rien loupé de l’échange. Je ne peux m’empêcher de saliver à l’idée du buzz engendré par une telle petite phrase. Le nirvana en moins de cent quarante caractères. Mais l’acteur reprend après deux interminables secondes :
– Adolescent, je passais mon temps dans les salles. J’y allais trois, quatre, cinq fois par semaine, jusqu’à me donner mal à la tête. À seize ans, on a envie d’ailleurs. Charleville-Mézières, c’est cinquante-mille habitants et pas grand-chose à faire, une fois qu’on a fini les cours… Le dernier bus s’arrête à 19 h 30 et la ville dort après. Comme je ne suis pas Rimbaud, c’est l’image qui m’a permis de m’évader. Plus tard, j’ai commencé à m’intéresser à ce que je voyais et le virus s’est déclenché. Je n’ai jamais eu envie d’être acteur, mais j’ai toujours eu envie de jouer. J’ai juste mis du temps à m’autoriser à le vouloir. Dans ma famille, artiste, ce n’était pas un métier. Un passe-temps, au mieux.
– Et qu’est-ce qu’il s’est passé entre Charleville-Mézières et Danse avec les Djinns ?
– Il s’est passé… Bah, il s’est passé quinze ans. Un diplôme d’ingénieur, une licence Cinéma en parallèle, quelques castings ratés, un job à Paris, le hasard d’une rencontre, un premier film.
– Mais encore ?
Hélène feuillette son Moleskine visiblement intriguée. Elle poursuit :
– C’est rare qu’on vous entende parler de votre vocation, de votre parcours…
– Certains médias sont si doués pour m’inventer une vie… que je n’ai même pas besoin de la raconter.
– Vous faites référence à la polémique qui a suivi votre passage dans…
Là, il la coupe comme s’il ne voulait même plus entendre prononcer le nom de l’émission.
– Pour le coup, c’est un peu de ma faute. J’y suis allé à la one again, alors que c’était un coupe gorge : dix jours après les attentats de novembre, avec les gens qu’il y avait autour de la table, ça allait forcément mal tourner…
– Vous regrettez vos propos ?
– Non, je ne regrette rien. Le regret, c’est pas mon truc. Seulement, je n’avais pas à participer à ce débat. Je suis un acteur venu défendre un film. Je ne suis pas le mec de Bonjour Tristesse.
– Vous ne croyez pas à l’engagement ?
– Est-ce que j’ai dit ça ? Je vous dis : Je n’avais pas à participer à ce débat. Vous concluez : Il ne croit pas à l’engagement. C’est incroyable, tout de même !
– Elias Seidah, c’est vous qui jouez les naïfs pour le coup. Vous venez faire la promo d’un film dont le personnage principal, Ilyes, guidé par les voix des Djinns —des créatures surnaturelles issues de la mystique musulmane — prend en otage les collègues de la banque où il travaille, avant de se lancer dans une spectaculaire course poursuite à travers l’Europe. Vous pouvez comprendre qu’on y voit un parallèle avec la crise identitaire d’un certain nombre de jeunes Français issus de l’immigration qui basculent dans le djihad ?
– Non.
– Comment ça, non ? Désolé de vous le dire, mais ce n’est plus de la naïveté, c’est de la mauvaise foi.
– La mauvaise foi réside dans la façon dont vous pitchez le film. La première fois que j’ai lu le scénario, ce n’est pas du tout ce que j’y ai vu. Pour moi, c’est l’histoire d’un type dont la vie part en aquaplanning après une déception amoureuse, une sorte de Taxi Driver des années 2010. Le sujet, ce n’est pas du tout le terrorisme islamiste.
Hélène affiche une moue sceptique. Il s’emporte :
– Quand bien même ce serait le cas, je ne vois pas en quoi dévoiler mon histoire, celle de ma famille, serait venu éclairer le débat…
– Il n’empêche que vos propos ont été largement repris sur la toile, notamment par des médias communautaires — la muslimosphère, comme certains l’appellent — qui ont trouvé en vous un relais d’opinion.
– Et si je vous disais que mon père est né libanais et catholique, est-ce qu’il faudrait que je devienne l’égérie des Chrétiens d’Orient ?
L’acteur est à cran, mais c’est l’attachée de presse qui me fout les jetons : dans son regard, je lis une irrépressible envie de smasher la Go Pro pour effacer toute trace de cet échange.
Elias pousse un grand soupir, ferme les yeux. Puis, d’une voix blanche comme un mantra répété à lui-même…
– Je ne suis le relais d’opinion de personne. Je ne représente personne. Je suis en représentation. Je joue dans un film.
Alors je laisse échapper :
– Mais vous pouvez comprendre que ce que vous dites a de l’importance, que certains trouvent du réconfort dans vos propos, votre histoire, votre trajectoire, surtout en cette période difficile.
Je m’attends à voir ma boss bondir pour avoir empiété sur son pré-carré, mais elle ne dit rien. Nous sommes pendues à ses lèvres. Il regarde sur le côté, comme s’il essayait de rassembler ses pensées. Les yeux plissés, un sourire désabusé étirant son visage, c’est Ilyes, son nemesis de Danse avec les Djinns qui fait son apparition. Quelques secondes, seulement. L’acteur reprend pied, et concède :
– Je le comprends… Je le comprends très bien. Je n’ai pas attendu de faire du cinéma pour mesurer l’impact d’un nom, d’un visage, d’une image sur l’opinion des gens. Mon deuxième prénom, c’est Michel. Enfant, quand j’allais en vacances dans la famille de ma mère, c’est comme ça qu’on m’appelait. Au village, c’est comme ça que ma grand-mère me présentait aux amis, aux voisins. Elle trouvait ça plus facile. Elle disait que j’avais un prénom qui n’allait pas avec mon visage. Et moi, pour leur faire plaisir, je jouais à être Michel trois semaines dans l’année. Voilà, vous l’avez votre histoire de vocation.
– Justement, est-ce que…
– Un café, j’ai besoin d’un café. On fait une pause, hein, ça ne vous dérange pas ?
C’est une question qui n’attend pas de réponse. Il a déjà bondi de son siège, s’est glissé de l’autre côté de la cloison vitrée. L’attachée de presse l’attrape in extremis par le bras :
– Mais tu vas où, là ? Tu veux un café ? Je vais te le chercher, ce café !
– Keep calm, Valentine. J’ai juste besoin de me dégourdir les jambes, voir la tête des gens… Quinze heures d’avion plus ça, je sature.
– Elias… ! Mais, attends, je te dis… T’es plus à L.A, là, atterris… !
Elle sort de son sac une casquette qu’elle lui intime de mettre. L’acteur a la moue boudeuse des enfants qui ne veulent pas enfiler leur manteau un jour d’hiver ensoleillé. Il finit par s’exécuter. Je demande à la rédac chef si je peux le suivre pour prendre quelques plans d’ambiance. Elle a la tête dans ses notes. « Vas-y, vas-y, mais reste discrète », souffle-t-elle sans un regard pour moi. L’attachée de presse est partie pour nous accompagner, mais elle est retenue par un appel sur son téléphone.
En Première, cravates et tailleurs ont les yeux rivés sur leur écran, discutent à voix basse de la réunion client qui les attend ou d’où ils reviennent, à Paris, à Bruxelles. Elias traverse incognito les deux wagons qui nous séparent de la voiture bar. Accoudé au zinc, il commande son café, plaisante avec la jolie serveuse, lui demande d’où elle vient en Belgique. « Ah, Anvers ? Flamande, alors ? » Puis enchaîne sur le même ton enjôleur dans la langue natale de la demoiselle. Elle rougit, ou un truc du genre. Minauder, etc. Il avale son café d’un trait, en me jetant un regard amusé. Je suis Lost in translation. Et il le sait. Il le sait que je brûle d’envie de lui demander des explications. Le petit Michel parlait-il flamand avec sa grand-mère ? Qui est ce père à qui il doit son nom ? Mais je joue l’indifférente, je le prends en photo et live tweet depuis le compte du magazine : En route pour Bruxelles avec @EliasSeidahOfficiel. Coming soon, l’avant-première de son nouveau film #Fratelli de Stefano Sollima #DanseAvecLesDjinnsMeetsGomorra. La photo est immédiatement retweetée une centaine de fois. Mon smartphone ronronne de plaisir. Je lui montre l’écran, mais ça ne l’impressionne pas beaucoup. « Tu veux voir la vraie puissance ? » Il sort son smartphone de sa poche et reposte la photo sur Instagram. L’appareil a Parkinson, c’est un déluge de notifications. Réaction en chaine : deux adolescents, un Noir taillé comme un roseau, un Blond au visage rond, filment avec leur portable depuis l’autre côté du wagon. « Vas-y snappe, mon frère. Snappe ! », dit le plus gaillard des deux à l’autre. De loin, j’entends « snipe ». Et l’air guerrier avec lequel ils tiennent leur appareil laisse planer le doute… Valentine, l’attachée de presse, arrive en furie :
– T’exagères ! Je t’avais dit de rien poster, ça va encore être le bordel à l’arrivée.
Bingo. Vingt minutes plus tard, à la gare de Bruxelles-midi, c’est une foule de curieux qui est massée derrière le cordon de sécurité, leur smartphone à la main.
Le chef de bord du Thalys, un peu bougon, nous aide à rejoindre le parking par une porte dérobée. Une Berline noire nous attend. Elias s’assoit à l’avant. Le chauffeur, un rebeu dans la vingtaine, le dévore des yeux par intermittence comme s’il avait Al Pacino à côté de lui. Il a du mal à respirer, tremble légèrement. L’infarctus n’est pas loin… À l’arrière, je suis coincée entre deux femmes en colère contre moi, l’une pour avoir twitté sans demander son aval, l’autre pour ne pas l’avoir mentionnée dans mon post. Ambiance.
À notre arrivée, la séance est déjà terminée. Elias Seidah rejoint le réalisateur italien, Stefano Sollima, en salle de conférence de presse. La dernière question est pour l’acteur. Un journaliste allemand lui fait remarquer que dans Fratelli, comme dans Danse avec les Djinns, le personnage qu’il incarne a des visions mystiques et entretient un rapport torturé à l’identité, avant de lui demander s’il a puisé dans son expérience personnelle pour préparer ces rôles. Elias a la même expression lassée que dans le train. Il s’essaie à désamorcer la question :
– Ce sont des outsiders, je suis un outsider. C’est un bon début pour se mettre en situation, j’imagine. Pour le reste, je n’entends pas de voix si ça peut vous rassurer…
Belle pirouette. Un bref rire parcourt l’assistance. Un journaliste français insiste :
– Et le rapport à l’identité ?
– Quelle identité ? s’étonne Elias, comme si on lui demandait des nouvelles de quelqu’un dont il n’a jamais entendu parler.
L’organisateur clôt la séance de questions. Un cocktail est organisé. L’acteur est au centre de toutes les attentions. Il sourit, répète à l’envi avec une candeur sans cesse renouvelée : « Ah yes, really ? » comme s’il s’attendait à tout instant qu’on vienne lui annoncer que tout ceci n’était qu’une parenthèse. Il est encore le petit Elias qui jouait à être Michel le temps d’un été.
Il est de passage.
Puis, on reprend le train, l’acteur s’assoit près de la fenêtre, son attachée de presse à côté de lui, Hélène et moi, dans un club 4. On pourrait poursuivre l’interview, recueillir ses impressions, mais il regarde par la fenêtre, ses écouteurs blancs sur les oreilles. Le paysage est gris, quelconque. Des champs, des maisons, quelques barres d’immeubles. Ce n’est plus la ville, ce n’est pas la campagne. Il semble chercher un point sur lequel fixer son attention. Un point d’ancrage. Un rôle.