Des individus venus d'ailleurs tentent de comprendre ce qui a conduit à l’effondrement de l’humanité sur Terre.

“Die Wahrheit ist, was mit der Lüge getan werden kann”

« La vérité est ce qu’on peut fabriquer avec des mensonges. »

(Peter Sloterdijk)

Quand le vaisseau atterrit, la planète semblait déserte. 

« Pas de signe de vie intelligente ? demanda le commandant du vaisseau intergalactique, Xilion à Pherea, chef de la patrouille exploratoire.

– Aucun. De la faune et beaucoup de végétation. Aussi des traces qui laissent deviner leur extinction. Tenez, par exemple, on a pu décrypter un texte datant de mars 2020 parmi les nombreux écrits sur le sujet.

Pherea commença à le lire.

– « Les poumons de la planète avaient besoin de respirer. Un jour, le monde s’est subitement arrêté, et la Terre a commencé à respirer de l’air pur. La nature est d’une telle merveille qu’elle se nettoie d’elle-même du mal qu’on a commis… » Et ça n’en finit pas. C’est incroyablement long. Pherea interrompit sa lecture et récapitula le tout : 

– Il semblerait qu’il n’y ait « rien de mauvais qui ne découle du bien », et que les bonnes choses aussi proviennent du mal. Tout est une question de « bonne gestion du mal ». Hmm… Quelle idée étrange : l’économie n’est plus « la science de la rareté », mais du mal.

Tous les éléments laissent croire qu’à la suite d’une épidémie, une quarantaine globale a été imposée. »

Les explorateurs étaient loin d’imaginer qu’il s’agissait pratiquement d’une assignation à résidence qui avait duré des années, que d’autres aspects de la vie sociale avaient été négligés, que l’économie avait fait faillite, les stocks s’étaient épuisés, et qu’était venu le moment où l’effondrement était irréversible. 

Vers midi, quelque chose était survenu dans le réseau d’énergie de l’UCTE — Réseau Synchrone d’Électricité de l’Europe Continentale — et s’était propagé sur un arc de méridien, au moment où la planète s’était déplacée. Un défaut dans la ligne 500kV avait provoqué une instabilité dynamique et engendré une panne d’électricité dans la Centrale Nucléaire de Gravelines, la plus grande de France. Le système de compensation aurait dû automatiquement débrancher une demande similaire à l’occurrence et ainsi rétablir l’équilibre. Mais il ne s’était pas activé et personne n’était là pour le faire manuellement. Une par une, les centrales nucléaires de Paluel et Cattenom en France s’étaient effondrées dans une réaction en chaîne, comme celles de types divers en Allemagne, Espagne, Belgique, Italie, Royaume-Uni et dans les pays du Nord. Elles s’étaient écroulées comme des châteaux de sable emportés par une vague ravageuse. Submergés par ce déséquilibre du système, tous les réseaux d’énergie s’étaient déconnectés automatiquement, provoquant la plus grande panne de l’histoire… 

Elle aura été la dernière.

Simultanément, tout ce qui reposait sur l’IT s’était effondré : la communication, les transports, le secteur de l’industrie, les services… Sans énergie, sans sa « force vitale », la vie sociale était à l’arrêt, répandant une tâche noire sur l’ensemble de la planète.

Dans cet État, à Buenos Aires, Juan était sorti de son confinement et, au milieu de la pénombre, il s’était rendu compte qu’il ne pourrait rien faire pour les gens de son pays. Il allait donc rentrer chez lui. Mais en atteignant la porte, il avait été pris de vertige et ne l’avait pas ouverte. Il s’était écroulé au sol… Deux heures plus tard, il avait rendu l’âme, n’ayant personne pour l’aider dans les parages.

À Pékin, Quiang était sorti. Il avait défié les gardes qui surveillaient les environs. Ils semblaient endormis. C’est du moins ce que pensait Quiang, mais ils s’avéraient déjà morts. Il avait rebroussé chemin et avait fini comme Juan.

À Madrid, Pedro était sorti… à Paris, Ivonne… à Londres, George — et la même chose leur était arrivé à tous. Dans chaque maison, pendant le confinement mondial, certains avaient tenté de faire quelque chose… Aux quatre coins du globe, les gens étaient aux abois. Pour quiconque qui parvenait à remettre le pied chez soi, les conséquences étaient catastrophiques. En seulement quelques heures, ils étaient tous morts.

Quand le chaos général a pris fin, « la planète respirait à nouveau ». Les ruines pullulaient d’insectes, de chiens, de chats et d’animaux sauvages. 

La race humaine s’est annihilée de son propre chef. Seule la progression inexorable du drame entropique vers l’équilibre absolu y a trouvé son compte : la fin.

« Qu’est-ce qui a bien pu leur arriver ? demanda le commandant au professeur Inin Zohar, un expert en virologie. 

– J’ai ma petite idée sur la question, répondit-il. C’est simple; ils étaient isolés et inaptes à s’adapter à leur environnement. Ils ont pris des mesures drastiques quand la vaste majorité des gens avait des symptômes et ne bénéficiait pas de méthode de diagnostic fiable. Ça a été une grave erreur. Par conséquent, le système immunitaire qui renforçait leurs défenses a été considérablement affaibli… Même leur immunité naturelle et les vaccins qu’ils avaient déjà ne les protégeaient plus. 

Le cycle des virus, poursuit l’expert, est un cycle d’adaptation continue. En peu de temps, la variante qui survit au changement mute et perdure — règle qui s’applique à ce virus comme à d’autres. Un virus ne mute pas de sa propre volonté; ce n’est pas une entité intelligente. Peut-on encore croire qu’un virus sait ce qu’il fait ?

C’est le résultat de la non-linéarité, de ce que l’on appelle le « chaos créatif ». Ce n’est pas non plus la vie, même si elle lui ressemble dans cette mystérieuse tentative de certains complexes moléculaires qui cherchent à aller à l’encontre du flux entropique qui pointe, comme une flèche, avec nous tous au bout. 

L’adaptation des êtres humains a nécessité des années de maladie naturelle ou d’immunité artificielle induite par des vaccins. Ils ont dû acquérir et calibrer leurs mécanismes de défense, car ils pouvaient mourir par manque ou encore par excès de réaction. Pour tout être vivant se développant dans une bulle, l’abandonner reviendrait à succomber.

– Quel dommage. Peut-être que les autres puissances gouvernementales étaient muettes, et leurs dirigeants hors de contrôle, épris d’un pouvoir presque aphrodisiaque et incapables de comprendre que ce virus et tous ceux qui existaient déjà, persisteraient. Ils n’ont pas non plus compris que l’économie n’est pas indépendante de la santé : elle est le cœur d’une société vivante, la preuve éclatante de sa vitalité. Aucun individu sensé n’arrête le flux sanguin pour freiner un virus qui circule dans un organisme. La gangrène s’installerait dans les capillaires faibles et se propagerait dans tout le corps.

– Nous avons déchiffré quelque chose sur une fresque qui dit : « Tous ceux qui souffrent de maladies incurables peuvent être guéris cinq secondes avant leur mort – Almafuerte ». C’est bien, ajouta Pherea, mais ce n’est qu’un verset sur l’espoir humain.

– C’est vrai, Pherea, reconnut le professeur. La mort, quelles que soient les circonstances, est un processus. Elle peut être rapide dans certains cas, par exemple si l’on reçoit une balle dans le cœur, mais c’est toujours un processus qui se déroule au sein d’une structure organique, jusqu’à ce que toutes les fonctions qui maintiennent la vie cessent.

C’est quelque chose qui s’est transféré au niveau de la construction collective de la population, poursuit l’expert. Avec un premier pas fatalement erroné, la société se mourait inexorablement. Et, tel un individu qui saute du bord d’une falaise, bien qu’il ait l’impression de voler dans les airs pendant la chute, de toute probabilité, c’est un homme mort à l’arrivée.

– Un mauvais pas… Lequel, Pherea… ? demanda le commandant. « L’Exploration » avait longtemps suivi le développement de la civilisation humaine…

Je ne sais pas quoi en dire, avoua-t-il, pris de doute. Ils n’auraient pas dû se fier à certaines de leurs expressions toutes faites, ces « aphorismes », pour employer leur terme. Ils n’auraient pas dû établir de concepts de raisonnement, et prendre des décisions en fonction de ceux-ci. Ils sont faux, ou du moins incertains. Comme je le disais pour le proverbe qu’il n’y a « rien de mauvais qui ne découle du bien ». Ceux qui s’opposent à cette folie ont été dénoncés, tout comme « il n’y a pire aveugle que celui qui ne veut pas voir ». Nous connaissons la complexité du processus de « voir », d’autant plus que lorsque cela concerne une idéologie hégémonique, « voir est la même chose que croire »… Il semble que beaucoup d’humains sont allés jusqu’à l’extrême « pour voir ce qu’ils croyaient » et lorsqu’on leur a dit « qu’ils avaient tort », ils ont répondu : « c’est ma vérité ». Une telle chose n’existe pas chez nous. Certes, nous parlons de notre « point de vue » à chacun, mais cela ne suppose en rien que je puisse l’imposer aux autres. Le virus serait-il un prétexte ? demanda le commandant. 

– Pas nécessairement. Je crois que ce virus est apparu lorsque la politique, en tant que moyen de conquête du pouvoir, s’est transformée un peu partout en une « religion séculière », fondée sur quelque chose comme : « J’y crois, donc cela existe »… Sans pour autant être pris de solipsisme, on disait alors que « si on y croit tous, alors cela existe ».

Mais quelle était la vraie question que tout le monde se posait… ? Simplement celle du « bon sens ». Ceux qui n’adhéraient pas au groupe de la « logique du bon sens » devaient être éclairés — par des militants et des soldats civils qui se préparaient à la conquête du « bon sens » — ou bien être placés dans la catégorie opposée — celle de l’ennemi commun — pour les cas désespérés qui donnaient un sens à l’unité de groupe… 

L’expert avait du mal à reprendre sa respiration. 

Le langage parlé, créé par la pensée et porteur d’une idée, était l’outil de communication qu’ils utilisaient entre eux. Il était flexible, variant selon les circonstances et toujours à jour, devenant de plus en plus irréfutable et donnant naissance à une succession de vérités… Somme toute, l’axe central du marketing politique.

– Quelle vérité ? demandèrent à l’unisson ceux qui étaient réunis dans la salle.

– La nôtre, celle qui relève du bon sens ! répondirent-ils.

– Comment, par quels moyens y sont-ils parvenus — si cette triste fin peut être qualifiée d’exploit…?

– Avec les dirigeants du « vieux monde » qui sombraient et qui, pourtant, « s’accrochaient à leurs chères vies ». Ils avaient choisi de rejeter le consensus et fait appel à la coercition; « comme le centaure, mi-homme mi-animal », disaient-ils, dans la juste mesure.

– Mais était-ce légitime, Pherea ? demanda-t-on ensuite.

– Non, mais c’était légal. La pandémie a servi de prétexte pour rendre légal l’illégitime.

– Voudriez-vous ajouter quelque chose, Professeur ?

– Quelque chose d’insensé, commandant ! Qu’il y ait des virus ou pas, l’humain exerçait sa suprématie sur tout ce qui l’entourait. Il n’était pas seul, il vivait entouré de ses congénères, et a dû s’en sortir de cette façon jusque là. C’est aussi ce qui les a menés à leur perte, et pas les Sauriens. Par peur de mourir, ils ont cessé de vivre.

Regardez ce rapport de 2018 que Pherea a trouvé. Il s’agit d’un rapport officiel de l’OMS qui reprend les données des années précédentes : il y aurait eu 44 millions d’habitants et près de 29 000 morts par mois, dont environ 9 000 par infection respiratoire ou de nature inconnue. En France, avec 68 millions d’habitants, plus de 50 000 personnes mouraient chaque mois, dont environ 15 000 d’infections respiratoires.

Dans un grand pays appelé l’Inde, qui compte plus de 1, 35 milliard de personnes, on enregistre près d’un million de morts par mois, dont 270 000 d’infections respiratoires. C’était la norme. 

– Vous voyez, la peur est rarement stupide. Mais c’est souvent l’arme utilisée par l’oppresseur.

– Et quelle leçon peut-on en tirer ? Toute stratégie épidémiologique engage une lutte contre le mal de manière frontale, pas une attitude en retrait. Il est vrai que ces gens, au moyen des transports qu’ils avaient à disposition, ont tout accéléré. Le temps, l’intervalle nécessaire à la création n’était plus. Ils ont amalgamé cinq continents en un seul — pas de manière virtuelle, mais dans les faits. Il n’y avait plus d’océans qui les séparaient. Ils étaient citoyens du monde, voyageaient par milliers, un jour ici, un autre là-bas.

Le taux de contacts avait sans doute été énorme. Aussi, les médias annonçaient les taux de mortalité comme la météo, suscitant la peur à l’échelle mondiale. Il ne s’agissait donc que d’une question de jours pour trouver un remède. S’adapter n’était pas une question d’isolement, mais de gain de temps. L’humain devait survivre, ne serait-ce que pour le virus. 

Un virus à l’intérieur d’un individu mort est un virus mort. De celui-ci survivrait cette variante inoffensive, adaptée à quelqu’un résolu à tout risquer dans la course effrénée de la proie face au prédateur. Chacun a certainement fait tout ce qui était en son pouvoir, mais personne n’a fait le nécessaire. Telle était la conclusion du scientifique.

– Merci, Professeur… Une triste histoire en effet ! »

Au moment où un troupeau de cerfs poursuivi par des lions courrait se mettre à l’abri sous le vaisseau spatial et où un aigle s’envolait avec un caniche dans ses serres, le commandant donna l’ordre de partir.

Pilote Exmirt, en direction de XT-10011 vers la galaxie NG224, Andromède, telle que les hommes la nommaient. Désormais, cette planète respirera plus facilement, comme beaucoup l’avaient espéré. Il faudra attendre de nombreux éons avant que le Soleil ne l’embrasse dans sa conflagration finale pour ne pas s’éteindre seul.

Le commandant tourna la tête une dernière fois pour regarder le minuscule globe bleu qui rétrécissait au loin, jusqu’à disparaître comme un grain de poussière dans l’immensité du Cosmos.

Au même instant, le dernier humain émergeait de son sommeil, convaincu que son réveil avait pour but d’avertir le monde — que, comme Tzinacan le magicien de la Pyramide de Qaholom, du conte de Borges*, ses rêves étaient reliés les uns aux autres. Et il savait que pour les démêler, il lui faudrait revenir à la nuit de son premier cauchemar, au début de la quarantaine fatale. Horrifié, il prenait conscience que son existence ne suffirait pas…

Il poussa un cri de désespoir : « Ils ne m’enterreront pas vivant…! Ils ne m’auront pas…! » 

Soudain, tout prenait sens de A à Z, ce qui est, ce qui était et ce qui sera… L’infini, les quatorze mots magiques, la clé, alors qu’il s’élevait triomphalement vers cette lumière chaude qui l’accueillait dans les flammes…

Il y avait eu une explosion… Son coeur bondit et il la vit. Là, se découpant à contre-jour devant la fenêtre, se trouvait sa femme, inquiète.

« Il est déjà 10 heures, Carlos. Ils ont annoncé à la radio qu’ils allaient appliquer toutes les restrictions… Ah…! » s’exclama-t-elle, alarmée, en ajoutant qu’un instant auparavant, à 15 heures, la plus grande centrale nucléaire de France était tombée en panne et que la moitié de l’Europe était déjà sans électricité.

Son corps fut parcourru d’un frisson, tandis que sa femme ouvrait la fenêtre en grand, le soleil scintillant dans sa chevelure qu’agitait la brise matinale.

* Borges, écrivain argentin mort en Suisse (1899-1986). L’Aleph (1945)

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