Fiction

Les secrets du Wu-Tang

Inspiré de faits réels

27/04/2022

Les mystères du groupe new-yorkais The Wu-Tang Clan sont épais comme les casiers judiciaires de leurs membres. L’étudiant en cinéma Petit Louis, originaire de Brooklyn, va se lancer dans une surprenante aventure : réaliser le documentaire ULTIME sur les Rolling Stones du hip-hop.

Chapitre 1 – La métaphysique de Popa Wu

Petit Louis les suit partout. Un die hard fan. Il se trimbale toujours avec lui un album maouss rempli de photos du groupe mondialement connu sous le nom de Wu-Tang Clan. Laisse-moi éclairer un instant ta petite lanterne dans ce tunnel profond, long et souvent obscur qu’est la genèse d’un groupe miraculeux.
En 2015, Petit Louis a 17 ans quand, à la fin d’un concert, il touche son rêve du doigt : il réussit à approcher RZA, le leader maximo du groupe lui dédicace le vinyl, spécialement apporté pour l’occasion, l’album 36 Chambers – une édition originale achetée sur eBay, pour le prix d’un organe, mec ! Et ce disque, il le garde précieusement dans un tiroir de sa chambre, comme une relique, comme la photo d’une apparition de Jésus au milieu des Queensbridge Houses. Le Wu-Tang, c’est les Rolling Stones du rap. Si ton daron a déjà vibré sur le son d’un riff du delta (on parle du Mississipi hein ?), la simple évocation du nom des Rolling Stones suffira à le faire entrer en transe. RZA, c’est Mick Jagger, tout simplement. Mets-toi ça en tête avant d’écouter cette histoire. C’est le plus grand groupe de rap de la planète. Et toute cette histoire a commencé dans un quartier de New York que les touristes ont toujours snobé : Staten Island.

C’est là-bas, en 2016, dans les HLM de Park Hill de la rive Nord que l’histoire de Petit Louis commence vraiment. Ce n’est pas à proprement parler un type de Shaolin (surnom de Staten Island). Il a grandi du côté de New Lots à Brooklyn. Mais un paquet d’aller-retour en ferry depuis Manhattan plus tard, les types du quartier le connaissent tous. Petit Louis bosse sur le tournage d’un épisode de la série dystopique Blumhouse, American Nightmare. Un de ces petits jobs ingrats entre photocopies et catering mais du moment que Petit Louis se documente sur le Wu auprès des habitants, ça lui va. C’est là que sa persévérance et son culot paient : il rencontre Popa Wu et lui propose l’idée d’un documentaire sur le Wu-Tang.
Popa Wu, c’est une montagne, fringué à l’ancienne, jeans larges, jersey triple XL et doo rag, le mec a survécu à l’épidémie de crack et à deux trois présidents républicains dont le passe-temps favori était de chier sur la tête des Noirs.
C’est lui qui gère tout le truc dans ce labyrinthe ésotérique qu’est le Wu-Tang. Imaginez le tumulte intersidéral dans le crâne de feu d’Ol’Dirty Bastard, membre du clan considéré comme le fou du roi et mort d’une overdose le 13 novembre 2004… Qui d’autre aurait pu gérer une éruption volcanique aussi dingue ?
Connu sous le pseudo de Freedom Allah, Popa Wu est un type très introduit dans la secte des 5 %, un groupe de Noirs mystiques qui croient en la Sainte Trinité Noir de l’Alphabet et des Mathématiques Suprêmes. En gros, le truc est une religion nouvelle censée libérer le Noir d’un christianisme aliénant et supposément raciste. Petit Louis vous dira que si vous analysez bien les lyrics du premier skeud du Wu, 36 Chambers : Enter the Wu-Tang vous verrez tout l’héritage et l’influence de Popa Wu.
Ce que ne sait pas encore Petit Louis à ce moment-là, c’est que Popa Wu mourra un an plus tard, le 17 décembre 2017, dans sa maison de Brooklyn, à l’âge de 63 ans.

Début février de la nouvelle année, Petit Louis se rend à une petite cérémonie qui se tient dans un temple islamique à Brownsville. Conformément à ses dernières volontés, le corps de Popa Wu est incinéré, et ses cendres dispersées dans l’Atlantique. C’est l’étrange rumeur qui a couru toute la matinée, encore un des ces mystères épais et opaques dont s’entoure la dynastie du Wu.
Les sages peuvent lire la vérité dans les chiffres, le vent et la mer. La poussière à la poussière, la cendre à la puissance océanique. C’est le Nouveau Paradigme.
À la cérémonie, Petit Louis écoute religieusement des vétérans des années 80 et 90 louer les qualités de Popa Wu. Des histoires fascinantes. Petit Louis apprend que Popa Wu était le cousin de Robert Diggs (RZA), et qu’il était aussi de la famille de Gary Grice (GZA, le Keith Richards du groupe) et de Russel Jones (ODB, paix à son âme) et qu’il leur a sans doute appris les bases de la Nation des Dieux et des Planètes. Pas de doute possible, Popa Wu a joué un rôle crucial et méconnu dans l’histoire du Wu.

Quand Petit Louis sort du temple, il jette un regard à la rue. Livonia Avenue baigne dans son jus acide. Pas le genre de spot instagrammable et c’est tant mieux. Petit Louis se souvient des heures qu’il a passées à écouter les histoires de Popa Wu, intarissable sur la métaphysique du Clan. Un jour qu’il doit emmener son petit cousin Samy voir le film John Wick, Popa Wu l’appelle pour lui dire de rappliquer dare-dare à Shaolin parce que RZA est de passage. Il veut lui parler de cette histoire de documentaire. Le cousin de Petit Louis, Sammy, commence à faire l’enfant gâté genre merde on va rater la séance.
— Yo ferme-la, tu te rends compte que ce mec, Popa Wu, est un OG ? En argot de la rue, OG, Original Gangster, ça veut dire Ancien ou Vétéran. Le type qui a tout vu, tout fait, quoi.
— Respecte l’architecte, okay ? lâche Petit Louis.
Sammy fait sa tête de petit Bull terrier battu, en fixant ses rééditions Jordan V.
— Ok, Louis. Mais laisse-moi juste te poser une question : pourquoi tu me prends la tête avec toutes ces histoires alors que t’as que cinq ans de plus que moi ? Genre, t’as pas connu cette époque et tu te la joues c’était mieux avant ?
— Ah non, j’ai jamais dit que c’était mieux avant. C’était différent avant.
— Moi je te dis que tout ça, c’était déjà vieux avant, ricane Sammy.

Popa Wu donne rendez-vous à Petit Louis au coin de l’avenue Vanderbilt et de la rue Targee à Clifton. Il apprend rapidement la géographie du Wu : Park Hill apartments aussi surnommés killa hill projects, sur la rive nord, Stapleton Houses, la partie HLM du secteur, New Brighton avec les cités Cassidy Lafayette et Richmond Terrace sur la rue Jersey. Petit Louis veut faire durer le moment. Popa Wu pourrait lui révéler encore d’autres anecdotes.
« Reviens un autre jour mon pote et peut-être que je t’en dirai plus. »
C’est comme partager des secrets de famille avec les Stones. Imagine que tu en saches un peu plus sur la mort de Brian Jones, retrouvé au fond de la piscine de sa maison Cotchford Farm dans le Sussex ? Sur l’incapacité du gonze, fracassé aux amphétamines, de jouer de l’orgue sur le titre « All Along the Watchtower » de Jimi Hendrix ? Sans parler des histoires d’hôtel et de beuveries, de groupies et de sexe pas très safe, de fesses et de fric, de rats et de contrats.

Petit Louis squatte un petit appartement de Park Hill. Il est devenu pote avec Jake, un résident du quartier. Un OG. La cinquantaine plutôt athlétique, l’homme est un ancien de la Nation des 5 % et a plein d’histoires de guerre à raconter. Le soleil se couche sur les HLM en brique brune. C’est comme un embrasement, un genre d’épiphanie flamboyante qui éradiquerait de votre esprit pendant quelques instants toute pensée ou envie peccamineuse. Petit Louis est comme transporté par cette passion christique : Staten Island est comme le mont Golgotha. Le fils de Dieu, lui, ne porte plus de croix, il est coincé dans un ascenseur en panne qui pue la pisse, avec une mère toxico et son fils de six ans.

L’office de tourisme faisait l’article pour la ville de New York dans les années 60 : The Fun City. Elle deviendra 15 ans plus tard Fear City. Visions hallucinées des années 80, jusqu’à la moitié des années 90. Les quartiers HLM de New York, le berceau du gangsta rap. Le Wu. Des putains de crapules !

Comment trouver l’oseille pour financer le documentaire ? Petit Louis cogite un bon moment. Le soleil va encore se coucher une fois sur les HLM de Park Hill. Il veut profiter de ce moment incroyable. Demain il aura d’autres moines à voir. Petit Louis veut en savoir plus. Rien à foutre du film John Wick. Il amènera son cousin voir Popa Wu.

Chapitre 2 – Le cinéma de RZA

Le sexagénaire, Popa Wu, l’éminence grise du Wu-Tang, est toujours prompt à irradier de sa science des esprits jeunes fragilisés par l’essor des réseaux sociaux. Il insiste souvent sur le caractère insulaire de la mentalité du Wu-Tang. Petit Louis réalise alors que Staten Island est une île dortoir pour ouvriers pompiers et flics blancs, et que l’office HLM de la ville de New York possède quelques logements disséminés sur l’île, majoritairement peuplés de Noirs, dans des zones vraiment craignos à l’orée des 80’s.

Et il est fier de présenter Robert Diggs aka RZA à Petit Louis et Sammy. Quand ce dernier entend Petit Louis lui exposer timidement l’idée d’un documentaire, il soupire. Encore un documentaire ? Et qu’est-ce que ça va raconter de plus que les autres documentaires ? Petit Louis n’a pas de réponse à cette question piège. Il balbutie, comme un fan qui rencontre son idole (t’imagines un fan des Stones pris en sandwich veggie entre Mick Jagger et Charlie Watts ?). Mais Petit Louis doit se ressaisir. C’est un New-Yorkais pur jus, un type de Washington Heights, street smart. Il faut l’être pour survivre dans ces rues. La devise c’est : do or die. Marche ou crève. Petit Louis est un étudiant en cinéma à NYU, mais d’extraction prolétarienne. Il ne doit pas se sentir minuscule et insignifiant devant RZA, le resurrector, celui qui ressuscite les âmes mortes.
Robert Fitzgerald Diggs. Né un 5 juillet 1969 à Brownsville, Brooklyn. Sa mère était une fan du clan Kennedy. Dingue non ? C’est plutôt loin de New York que le petit Diggs passe une partie de son adolescence, entre Steubenville, Ohio, où sa mère s’est installée, et Pittsburgh, Pennsylvanie, où son père tient une petite épicerie de quartier. Il valait mieux quitter New York et sa surpopulation, et pour Robert et sa famille, ce n’était pas juste une expression que l’on pouvait lire dans les journaux : ils s’entassaient à dix-huit dans un appartement de trois pièces dans les HLM de Staten Island.

Impossible de caler l’essence du Wu à quelques posts sur Instagram… Impossible de télécharger un tel flux d’âmes ultra magnétiques sans risquer une dissolution existentielle, une crémation ontologique, voire une annihilation algorithmique.

Imagine un ado de New York traînant ses guêtres, non, ses sneakers sales sur le bitume grisâtre d’une ville comme Steubenville ? Steubenville, c’est un piège à touristes… dans le sens mortel du terme ! Tu penses choper un peu de cet esprit « campagnard et rural » de l’Ohio profond et tu tombes sur un coin vraiment sordide où les balles perdues pleuvent, surtout du côté de Pleasant Heights (ne te laisse pas berner par le nom !) et de l’épicentre criminologique de Maxwell Avenue, où des Crips et des Bloods (des gangs de L.A. à la base qui se sont propagés dans toute l’Amérique, comme une sale métastase à bandana rouge ou bleu) se font la guerre pour quelques kilomètres carrés d’asphalte craquelé et poussiéreux. C’est là que le jeune Robert Diggs se fourre dans des embrouilles plus grosses que lui et se retrouve pris dans une fusillade. Et puis tombe une accusation de tentative de meurtre. Le chef d’inculpation est sérieux. Imagine Mick Jagger au début des années soixante s’embrouillant avec un type à la gare de Dartford dans le Kent et se retrouvant dans une sombre histoire d’agression à l’arme blanche ? Flippant, nan ? Robert « RZA » Diggs n’est pas un descendant des Kennedy malgré son blaze, ça tu l’avais compris… Et le juge blanc qui pourrait bien l’envoyer derrière les barreaux pour au moins dix ans, non plusaussi ! Un corps noir de plus dans cette machine folle de l’incarcération de masse. En 1992, Robert a 22 ans et l’État de l’Ohio veut lui coller huit ans de prison ferme. Mais ce jour-là, il a de la chance. Les jurés sortent de la salle de délibération avec le verdict : non coupable ! Robert Diggs est libre.

Le truc que beaucoup de gens ne savent pas, c’est qu’avant la période Steubenville, RZA a grandi entre Brownsville à Brooklyn et Staten Island. Et ce que RZA aime à Staten Island, c’est que l’île ne manque pas d’endroits ou l’on peut respirer. Quand il était môme et qu’il essayait de survivre dans son HLM de Marcus Garvey Village dans l’intestin grêle de Brownsville (The Ville pour les locaux), il ne trouvait pas d’espaces neutres, d’espaces qui n’étaient pas des « turfs », ces territoires de bandes incrustés dans les HLM. Juste pour aller saluer son cousin dans les cités Van Dyke, il devait traverser au moins quatre cités, et parfois chaque immeuble de la cité constituait un turf indépendant. Et il devait toujours être sur ses gardes, car le danger pouvait venir de partout et de nulle part. À Staten Island, contrairement à Brownsville, il n’y a pas 53 000 habitants qui s’entassent sur 3 kilomètres carrés de HLM en briques rouges et brunes. À Staten Island, RZA découvre les petites maisons ouvrières et les manoirs bourgeois, les demeures néo-coloniales d’héritage hollandais sur Van Duzer Street. Il sent l’argent et l’opulence derrière les lourdes portes en bois massif. Des bibliothèques garnies d’ouvrages aux reliures de cuir, des tapis persans recouvrant un parquet en bois massif de Hongrie, et des fortunes bâties sur des génocides, forgées dans la terreur et l’exploitation.
Gamin, après une tempête de neige, il n’hésite pas à proposer ses services aux riches propriétaires, pelle à la main. De vieux aristos blancs donnent 15 dollars à ce gamin noir des cités pour qu’il déblaie la neige qui obstrue leurs allées. Bloqué à un feu rouge sur Vanderbilt, le proprio aurait verrouillé la portière de sa luxueuse berline allemande à la vue d’un kid des cités de Park Hill, priant Dieu pour que le feu passe rapidement au vert. Mais là, le couple est chez lui, dans ce mouchoir de soie de Staten Island. Park Hill est déjà un autre monde, séparé de Van Duzer par une ligne de frontières à la fois physiques et psychiques.

Petit Louis marche sur Van Duzer avec RZA et Popa Wu. Il imagine le jeune Robert Diggs enfoncer la lame de sa pelle dans la neige épaisse, la tête encapuchonnée, concentrée sur sa tâche, la même concentration qu’il faudra, quinze ans plus tard, pour accoucher d’un maxi monstrueux très justement appelé Protect Ya Neck.

Petit Louis et RZA vont chiller ensemble pendant quelque temps. C’est juste avant l’inauguration du Wu District à Staten Island le 4 mai 2019 en présence de la conseillère municipale Debi Rose. La plaque Wu District est apposée entre celle de l’avenue Vanderbilt et de la rue Targee. Maintenant, tu sais que l’adresse est disponible dans les bons guides touristiques.
Dans les années 90, sur l’île de Shaolin, le baggy faisait le moine. À la fin de la décennie 2010, Petit Louis est encore dans ce délire-là : un jean oversize, une veste de travail Carhartt et une paire de Timb’ contrairement à son cousin Sammy qui arbore un jean patché et moulant sur une paire de Yeezy. Avec RZA, le courant passe bien. Tellement bien qu’il lui raconte une anecdote vraiment marrante, comme la fois où il avait fait cette interview dans une grande baignoire avec deux journalistes parisiens un peu dingues. La baignoire était vraiment grande, elle pouvait contenir sans problème au moins trois personnes, du marbre partout, et la salle de bain respirait l’abondance et l’opulence avec tous ces produits européens aux prix astrophysiques. Le magazine s’appelait Digital Hip-Hop, le premier magazine de hip-hop au monde avec un DVD. Les deux journaleux parisiens ne l’avaient pas lâché, une heure de tchatche à bâtons rompus, avec des demandes d’éclaircissements sur tel segment de chanson, des digressions sur la métrique et la poétique contenue dans la verve du résurrecteur, des explications pointues sur la dépression du champ lexical, les crash linguistiques et autres embardées phonétiques. Les mecs étaient dingues, soupire RZA.
Il explique ensuite à Petit Louis à quel point la culture vidéo club a été importante juste après la fermeture des cinémas double programme sur la 42e rue. C’est RZA, le chaînon manquant, entre Jim Jarmusch et Quentin Tarantino.

Il en a bouffé, RZA, du bitume new-yorkais, ce béton jaune pisse d’ou émane parfois des odeurs de fruits tropicaux pourris. RZA propose à Petit Louis de refaire le même trajet tortueux dans les rues de Manhattan. Bon, vingt ans ont passé et la ville est maintenant totalement méconnaissable, surtout pour RZA, qui a connu le grand Paradigme du Crack dans les années 80. Petit Louis, lui, n’a connu que la version Disney de la 42e rue. Fini Blanche Neige (héroïne ou cocaïne ?) et les 7 petits nains crack heads ou lubriques, fini le spectacle de Cendrillon finissant sa journée sur les rotules, après avoir vendu sa chatte huit heures d’affilée. Aujourd’hui, ici, sur le Deuce, c’est le royaume des M&M’s et de la reine des neiges.
À un moment, à force de rouler sur ces avenues hypnotiques, Petit Louis a des hallucinations. Il croit voir des pigeons voler en escadrille au-dessus du Van Astro. Les rues de Manhattan sont presque décomposées en samples bariolés, les éléments verticaux de la ville virent à l’horizontale et vice versa. Très vite, Petit Louis a envie de vomir, mais jamais il n’oserait saloper le cuir frais de l’habitacle du rutilant SUV de RZA.

Au début des années 80, la navette Manhattan-Staten Island, c’était légendaire. RZA raconte à Petit Louis que les lascars avaient l’habitude d’acheter des joints à des jeunes types cool des cités à l’intérieur du bateau et puis d’aller les fumer sur le pont. Le samedi soir, quand le bateau rentrait à Staten Island, il était aussi plein de couche-tard bagarreurs pas encore descendus de leur trip nocturne et bruyant à Manhattan, et tu pouvais sévèrement te faire rosser en cas d’accrochage.
RZA et son cousin Vince de Brownsville rejoignaient The City, surnom chicos de Manhattan pour aller voir des films de kung-fu dans le quartier des cinémas, sur la 42e. Pas mal de kung-fu, beaucoup de salles spécialisées dans le porno – et tenues par des familles mafieuses comme les Gambino. RZA pouvait voir trois films pour la modique somme d’un dollar cinquante. Des héroïnomanes se payaient un siège pour la journée, juste pour planer peinard. Les salles abritaient aussi beaucoup de sniffeurs de colle. Voilà comment New York était avant l’arrivée du Nouveau Paradigme immobilier. Les séances du matin commençaient à 10 heures et le jeune Robert Diggs passait la journée au ciné, et puis repartait vers 17 heures. Voilà le programme scolaire de RZA en 1978 : du film de kung-fu, de cape et d’épée, hongkongais non stop. C’est dans ces cinéma glauques, assis entre un héroïnomane et un pervers que RZA a une révélation, un peu floue – il n’avait que 9 ans après tout. Il sentait dans son corps et son esprit que son avenir se dessinerait dans ces salles obscures. Qu’il deviendrait quelqu’un, un type important à Gotham, peut-être même une légende, comme Batman ou le Cow-boy à poil de Times Square. Petit Louis est un fou de cinéma. Il a envie que RZA lui raconte l’histoire de la connexion avec Tarantino. La rencontre pas si improbable que ça d’un petit délinquant noir de Staten Island et d’un jeune branleur blanc issu de la petite classe moyenne de Torrance, banlieue sud neurasthénique de L.A. Tarantino lâche l’école à l’âge de 15 ans pour bosser comme projectionniste dans un cinéma porno, après avoir fait quelques conneries d’ado un peu attardé. Tarantino finira par intégrer la petite équipe du mythique vidéo club Video Archives à Hermosa Beach dans lequel il travaillera plus de cinq ans et regardera des centaines de films de genre.
Petit Louis ne perd pas un mot qui sort de la bouche de RZA, une bouche débarrassée du grillz qu’il portait à l’époque de la sortie de Protect Ya Neck, le disque qui a propulsé le groupe dans la cour des grands, l’équivalent de « I can’t get no (Satisfaction) ».

RZA fume un gros joint tout en lui expliquant à quel point les films de kung-fu ont été importants pour lui :
— Quentin est vraiment à fond dans ces trucs-là. Tu vois la meuf dans Kill Bill (Uma Thurman) ? Elle est habillée comme Bruce Lee dans le film Le Jeu de la mort. Beaucoup de critiques snobs ne captaient pas la référence parce que ces messieurs dédaignaient les films de série B, les séries Z, et tout ce putain de cinéma bis…

Petit Louis veut aussi savoir pour la bande originale de Kill Bill. Comment Tarantino a contacté RZA ? Est-ce que Tarantino est venu à Park Hill, dans le fief du Wu ? RZA rigole encore plus fort.
— Non, mais tu imagines Quentin marcher dans la cité en demandant à des locataires : Je cherche Prince Rakeem – l’autre surnom de RZA – mais où est Prince Rakeem… On lui aurait répondu, écoutez Monsieur l’agent, je cherche pas d’histoire alors laissez-moi tranquille.

Mais avant la connexion avec Tarantino, il y a eu la rencontre avec le réalisateur new-yorkais Jim Jarmush. En 1999, Jim Jarmush sort Ghost Dog, son classique, avec Forest Whitaker dans le rôle-titre. L’histoire d’un tueur à gages à la dégaine de thug qui se prend pour un samouraï. Ce qui est incroyable, dans le work in progress de la BO de Ghost Dog, c’est la manière dont Jarmush a dû littéralement pister RZA dans toute la ville. RZA lui donnait rendez-vous dans des coins paumés de New York. Confortablement installé dans son Van Chevrolet Astro, équipé d’un mini studio d’enregistrement vintage, il lui filait la musique au compte-gouttes, bande par bande. RZA est insomniaque comme Travis Bickle, le personnage du film Taxi Driver de Martin Scorsese. Même s’il est entouré en permanence de sa clique, RZA reste un homme solitaire, torturé et tortueux. On pourrait même reprendre la formule de Travis pour décrire les tourments de RZA : « I’m God’s lonely man ».

Et pourtant, grâce à RZA, au Wu, les cinéma chinois et hongkongais d’arts martiaux vont connaître un succès fulgurant aux États-Unis et en Europe. Les cassettes VHS originales de ces films s’arrachent un peu partout à des prix d’or et ont créé une espèce de Wu-tang Mania où se mêlent mélomanes, cinéphiles, geeks et collectionneurs weirdos du monde entier. Des fans vont ouvrir blogs et forums spécialisés, avec possibilité de télécharger en toute illégalité des classiques du genre comme Shaolin contre Wu Tong, la 36e chambre de Shaolin, Mad Mad Kung Fu, connu sous le titre Ol’Dirty and the Bastard aux US…. Des films auxquels les membres doivent leurs noms et des titres de leur discographie. Le groupe va aussi populariser le cinéma plutôt badass d’un réalisateur peu connu à l’époque, John Woo, en samplant des dialogues d’un film culte sorti en 1989, The Killer.

Petit Louis a une révélation : il va faire un documentaire Bis sur RZA et sa clique, avec en prime une apparition surprise de Tarantino. Ouais, ça serait dingue de réunir Quentin et Robert le temps d’une interview croisée. Petit Louis est super impatient dans le van, quand RZA lui dit qu’il va lui présenter les autres membres du groupe.
— Allez, on retourne à Park Hill, j’en ai ma claque de Manhattan, tonne RZA avant de prendre la direction du pont Verrazano. Tu tiens une bonne histoire, fils : 9 moines qui ont reçu la vérité du Dieu Noir lui-même et qui ont décidé d’enseigner les suprêmes mathématiques à leur communauté en état de mort cérébrale. Mais le chemin est semé d’embuches : flics corrompus, traîtres et balances, politiciens véreux, gangsters sans pause et rebelles sans causes, promoteurs immobiliers, junk food, came, débits de boissons alcoolisés, jeu de hasard, prostituées…
Petit Louis se contente de hocher la tête, fasciné par la succession monotone et lancinante des appartements de Park Hill qu’il voit à travers la vitre du van. Il est deux heures du mat’.

Chapitre 3 – Le secret du temple

Il était une fois 9 moines, réunis dans un îlot insalubre de pauvreté et de criminalité de la ville de Babylone, dans un quartier de Clifton/Park Hill, connu par ses habitants sous le nom de Killa Hill. Cette vieille femme à la fenêtre de son HLM, elle les a bien connus. Mais elle n’ouvre pas quand Petit Louis tape à sa porte. Elle lui dit, d’une voix un peu craintive : « Ici les démons régnaient avant l’arrivée des Moines. »

Les moines fantassins, la base, le pilier, le noyau dur (hard to the core baby) : RZA et GZA, Gary Grice pour l’état civil de la mairie de Brooklyn. Gary, c’est le premier à avoir imaginé la vie dans le ghetto comme une partie d’échec. Mais le GZA, c’est l’incarnation même de la diagonale du fou.
La ville de Park Hill et ses habitants sont en danger. Un autre genre de Shogun : une mixture immonde de complexe industrialo-carcéral, de haine de soi et de Black on Black crime menace la communauté noire et brune de Staten Island. GZA est comme Ogami, le redoutable exécuteur nippon de l’empereur Shogun. Il n’a pas peur de la bête mais la bête a peur de lui. Les démons de la drogue et des armes se nourrissent de corps noirs et d’âmes perdues, chaque jour est une nouvelle hécatombe ; les familles pleurent leurs proches dans des mausolées au bord d’autoroutes spectrales. Mais pour sauver Park Hill des ninjas de la greediness des promoteurs sans scrupules il fallait recruter. Des moines soldats que la vérité numérologique et mystique avait visité une nuit, et depuis, ces hommes n’ont cessé de penser à la sauvegarde de Staten Island et de ses habitants.
Recruter, toujours plus toujours mieux, comme cet autre membre de la famille Diggs, un moine bourré et adepte de la danse de l’homme ivre qui pourrait être d’une grande aide : Russel Jones pour son contrôleur judiciaire. Et qui se ferait appeler plus tard Ol’Dirty Bastard. Si RZA et GZA sont les scientistes de la clique, ODB est le fou du roi, le trublion.
Il faut aussi une paire de fidèles soldats sur laquelle compter pour aller porter le fer et la bonne parole en lignes ennemies. Deux types traînent leur spleen et leur ennui, ainsi que des casiers judiciaires qui commencent à s’alourdir, sur les terrains de basket de Park Hill. Une paire inséparable. Pourtant, au début, ces deux gars se détestaient cordialement, au point que quand RZA les a conviés à leur première session studio, ils sont venus tous les deux enfouraillés. Les mug shots du commissariat de la rive nord de Staten Island les ont figés pour l’éternité arborant une expression faciale mi-boudeuse mi-arrogante : Dennis Coles aka Ghostface Killah et Corey Woods aka Raekwon the Chief. La paire aime les Cuban linx, ces grosses chaînes de dealers, et fait les 400 coups dans les HLM de Shaolin.
Quand Petit Louis demande à Dennis Coles pourquoi dans la rue on l’appelait le Ghost Face Killer, le colosse sourit et lui explique qu’il était en cavale pendant l’enregistrement du premier album du Wu, 36 Chambers, en 1993. Le masque du fantôme ce n’est pas juste un gimmick pour Dennis qui a été incarcéré pour la première fois à l’âge de 15 ans. Le binôme va cracher un album dur de chez dur en 1995, Only Built 4 Cuban Linx, un album auquel Raekwon donnait le nom de Purple Tape, en référence aux codes couleurs utilisés par les dealers pour identifier une marchandise de qualité dans la rue.

Des guerres d’hiver et de sanglants solstices d’été n’allaient pas tarder à s’installer sur ces rivages désolés, suivies d’éclipses balistiques, d’errements itératifs et de blitzkriegs déments. Des lunes gorgées de sang auraient été visibles depuis les fenêtres des HLM, pendant des nuits flasques où l’on entendait souvent le claquement de la culasse d’un flingue testé depuis le rooftop d’un building. Bientôt les seuls pops qui y résonneront seront ceux des bouteilles de champagne et les rires légers autour de verres de mojitos.

Petit Louis explique à son cousin Sammy que le Wu, c’est avant tout le résultat d’un ravage socio-économique : les Reaganomics. Les moines ont grandi pendant cette période particulière des années 80 où Washington opérait des coupes – de boucher ! – dans les budgets de l’éducation, des aides sociales et de la culture. C’est la période où les riches devenaient de plus en plus riches et les pauvres de plus en plus pauvres. Période à la fois obscène et vertigineuse.
— Et ça a produit des mecs comme Patrick Bateman, lâche Petit Louis.
— Yo, c’est qui Patrick Bateman ?
— C’est le personnage du film American Psycho. Golden boy la journée, tueur en série la nuit. C’est une putain de métaphore du capitalisme cannibale, si tu veux mon avis ! Bon, je dois aller retrouver Jason Hunter à Park Hill.
— C’est qui Jason Hunter ? demande Sammy.
— Un des neuf moines de l’île de Shaolin.
— Et qu’est-ce que tu lui veux à ce type ?
— Il va m’expliquer l’histoire de la relique.
— C’est quoi une relique?
— Un album unique, intitulé Once Upon a Time in Shaolin, accompagné d’un livre de 174 pages. Ils l’ont vendu 2 millions de dollars à un type qui fait du business, un type étrange
— C’est le CD le plus cher du monde ?
— Yep… Quand tu débourses 5 000 dollars pour un disque rare comme A Fleeting Glance, c’est déja genre le disque le plus cher au monde, mais je te parle d’un disque fabriqué en un seul exemplaire, tu vois ce que je veux dire? Jason Hunter avait l’habitude de poser son blase de graffiti sur les métros de Gotham. Il se faisait appeler Deck. Plus tard, un autre moine, Lamont Hawkins aka U-God, lui trouvera un autre nom : Inspectah.
Son nom de rappeur est directement tiré du dessin animé La Panthère Rose, imaginé par Friz Feleng. On y suit les aventures d’un inspecteur de police parisien, Jacques Clouseau. Quel rapport entre un jeune graffeur new-yorkais et un flic français d’opérette ? En prison, Jason a eu beaucoup de temps pour réfléchir sur les affiliations de quartier, sur qui avait probablement balancé qui, enfin tout cet algèbre complexe de la rue que seuls les initiés connaissent : alors son pote Lamont imitait la voix du dessin animé en désignant Jason et en faisant longuement traîner la dernière syllabe : Inspectaaah.

Petit Louis explique à Jason qu’il est en train de réaliser un documentaire sur le Wu-Tang, sur leur apport à la pop culture, leur influence sur la mode, le cinéma bla bla bla, et qu’il a été directement adoubé par Popa Wu et Robert Diggs. Et d’une voix mal assurée, il l’interroge sur cet album unique. Jason étire sa longue carcasse. Vu son gabarit, il aurait pu traverser une ligne complète avec un ballon collé au torse et enchaîner les touchdowns si un environnement toxique n’en avait pas décidé autrement. Il répond dans un sourire :
— La relique ? On l’a vendu à un type appelé Martin Shkreli. Un double album.
— Des gens disent que le disque n’a pas été enregistré pour le Wu-Tang mais pour un affilié, Cilvaringz, lâche Petit Louis d’une voix timide.
— Plein de versions circulent sur cet album. C’est un véritable mystère.
— Il y a vraiment un livre manuscrit en parchemin ? demande Petit Louis
— Ouais, et le coffret est en argent et en nickel. Un accord a été signé entre nous et Shkreli. L’album devra être commercialisé en 2103.
— Merde, on sera tous morts ! Pourquoi 2103 ?
— Parce que c’est l’année ou une forme d’intelligence extraterrestre viendra visiter Staten Island et toute l’île de Shaolin. Le disque sera un manuel pour apprendre ce qu’a été la vie sur terre mon pote, avant que le monde ne s’éteigne. BIBLE : BASIC INSTRUCTIONS BEFORE LEAVING EARTH.
Voila, Petit Louis a résolu le dernier mystère du Wu. Jason le raccompagne jusqu’au Ferry, dans sa vieille Toyota Camry.

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Fiction 12 min.

Elle est faite pour moi

Comme beaucoup de nos jours, j’ai trouvé ma compagne sur internet. J’étais seul depuis toujours, j’en pouvais plus.

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*Mini-série / Fiction 66 min.

Nos destins sont liés

Rêver sa vie ou vivre ses rêves ? Salem, Lisa, Ronnie, Matthieu et Lisa ou les destins croisés de la jeunesse du Grand Paris

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Fiction 15 min.

Le deuxième cercle de l'enfer de Dante

Miriam est morte. Ça, au moins, elle en est sûre. Elle a eu un accident alors qu'elle était en voiture avec quelqu'un. Quelqu'un … Oui, mais qui ?

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