Le son de la porte coulissante en est le signal. Le silence réconfortant de la salle d’attente est soudainement rompu par le bruit provenant de l’open space. Avec une profonde expiration, Fabio se lève. Il laisse derrière lui la sensation de limbes dans laquelle il flottait, pour entrer dans l’enfer du bureau de Five Aces Financials. Après sept entretiens, quatre tests psychologiques et trois tests linguistiques, un dernier obstacle le sépare du poste convoité d’analyste financier : l’entretien avec le grand patron lui-même, son excellence Don Osvaldo Marchetti. Don Osvaldo l’attend dans son bureau — la secrétaire l’informe sans la moindre empathie.
Le bureau du grand patron est si blanc et aseptisé qu’il ressemble à une salle d’opération. Assis à son bureau, caché entre quatre écrans et une plante de ficus, on sent à peine la présence de Don Osvaldo Marchetti.
— Bonjour, votre Excellence, je suis Fabio Romano… Je suis ici pour l’interview – commence-t-il timidement. Portant un costume bleu, une chemise blanche et une impeccable cravate bleu ciel, Don Osvaldo indique avec indifférence une table ovale entourée de fauteuils en cuir blanc.
— Asseyez-vous.
— Avant de commencer, votre Excellence, je dois vous dire que je n’y crois toujours pas au fait d’avoir l’opportunité…
— Je le crois – répond l’arrogant Marchetti en s’asseyant – nous sommes les seuls à donner encore du travail. Nous n’avons jamais cessé d’embaucher, même pendant la phase de fermeture, et vous savez pourquoi ? Parce que nous avons affaire au seul produit qui n’a jamais cessé de fonctionner… même quand tout était arrêté : l’argent. Mais parlons maintenant de vous : votre formation, votre expérience et surtout votre motivation à postuler pour cet emploi.
— Travailler dans le secteur financier est mon rêve depuis que je suis enfant. Il y a deux ans, j’ai obtenu un diplôme d’ingénieur en produits financiers, avec une spécialisation en finance créative.
— Très bien. Le sujet de votre thèse ?
— Une étude de cas sur l’application, dans le domaine bancaire, de la théorie des trois jeux de cartes.
— Eh bien, très intéressant !
— Merci beaucoup, répond Fabio avec fierté. Après avoir obtenu mon diplôme, je me suis inscrit à un cours de troisième cycle en finance acrobatique à la Goldman School of Economics.
Don Osvaldo ne peut pas cacher son sourire.
— Je suis impressionné, vous avez un brillant dossier scolaire. En outre, je connais très bien Goldman. Vous ne le savez peut-être pas, mais avant de fonder Five Aces Financials, j’ai enseigné l’économie monétaire pendant de nombreuses années. J’ai toujours de très bonnes relations avec le recteur de Goldman, et l’année dernière, il m’a invité à plusieurs conférences.
— Ses théories sur l’argent liquide et la spirale de l’argent sont le point de mire de tous ceux qui veulent faire carrière dans le secteur financier !
— Allez, n’exagèrez pas ! dit Marchetti en souriant. Ce sont des essais sans valeur que j’ai écrit quand j’étais encore enseignant.
— Pas très précieux, dites-vous ? Vous plaisantez ? Je ne comprends toujours pas pourquoi vous avez décidé de quitter le monde universitaire. Votre papier de 2011 sur l’excrémentation de la monnaie, par exemple…
— Quoi ?
Don Osvaldo le scrute les pupilles exorbitées. Soudain, il commence à la regarder avec un mélange d’étonnement et de suspicion.
— Avez-vous lu ce livre ? Quand ? Où l’avez-vous trouvé ?
— Eh bien, je… Je l’ai trouvé, répond Fabio, surpris et un peu mal à l’aise.
— Il n’y avait qu’un seul exemplaire – poursuit Marchetti – imprimé et relié par mes soins, et il n’a jamais été publié. Il est impossible que vous l’ayez lu!
Les deux se regardent pendant quelques secondes, la tension dans l’air est palpable. Dos au mur, Fabio décide de tout lui dire.
— Voilà. Tout cela s’est passé pendant ma deuxième année d’études supérieures. J’étais en classe, pendant la leçon de régate fiscale du professeur Eusebio. En plein milieu du cours, je commence à avoir de terribles crampes d’estomac. J’avoue que la veille, j’avais bu quelques verres de trop… Mais le fait est que, soudainement, je commence à avoir une crise de diarrhée si forte que je pouvais entendre mon sphincter siffler. Les toilettes des élèves étaient trop loin, alors je suis allé chez les professeurs sans réfléchir à deux fois. Quel soulagement ! Quelques secondes après m’être vidé les tripes, j’ai pris le papier toilette. C’est alors seulement que je découvre, avec un grand dégoût, que c’était fini. Il n’y avait pas de papier ! Cette découverte me met dans une panique totale : je n’allais jamais sortir de là de ma vie ! Mais c’est alors, dans le moment de désespoir le plus profond, que quelque chose attire inopinément mon attention, quelque chose qui sort légèrement de la salle de bain à ma droite. Je tends deux doigts et l’attire vers moi. Soudain, je trouve entre mes mains un très beau livre, d’à peine une centaine de pages : « L’Excrémentation de la monnaie », d’Osvaldo Marchetti. Dès que mes yeux ont lu la première ligne, je n’étais plus capable de détourner le regard. Je suis resté dans ces toilettes jusqu’au lendemain matin, lisant encore et encore tous les passages les plus cool du livre. Une révélation ! Tout ce que j’avais appris jusque-là sur l’économie, la finance, la monnaie… Il me semblait que c’était la préhistoire. Vous m’avez ouvert les yeux, Don Osvaldo !
— Mais… Et le livre ? – demande Marchetti, inquiet. Qu’en avez-vous fait ? L’avez-vous avec vous ?
Fabio hésite un instant alors qu’il commence à transpirer froidement
— Écoutez Don Osvaldo, je veux être honnête avec vous. Je ne suis pas resté dans la salle de bain juste parce que votre livre m’a captivé. En fait, j’attendais aussi que quelqu’un amène du papier. Mais personne n’est venu ! Vous comprenez ? Et j’avais déjà faim ! Affamé, assoiffé et un cul de merde…
— Qu’avez-vous fait de mon livre, Fabio ? insiste Don Marchetti.
Fabio n’en peut plus et se met à pleurer comme un enfant.
— Je m’en suis servi pour m’essuyer le cul ! Excusez-moi, Don Osvaldo, mais comment pouvais-je savoir que c’était la seule copie au monde ?
Marchetti se lève, devant les larmes désespérées de Fabio, sans dire un mot. De manière inattendue, il s’approche du jeune homme et lui met tendrement la main sur l’épaule. Sentant le contact soudain, Fabio, les yeux pleins de larmes, lève le regard. Le désespoir se transforme alors en stupéfaction, et il découvre qu’un sourire satanique est dessiné sur le visage de Don Osvaldo.
— Super, murmure Don Osvaldo avec satisfaction. Maintenant, toi et moi avons un secret – dit-il en s’adressant à la fenêtre. Regarde, mon garçon, le monde, l’économie et l’argent lui-même, n’ont pas toujours été comme ça, comme tu le vois maintenant. Il y a longtemps, nos ancêtres travaillaient la terre, élevaient des animaux, sculptaient le bois. Et puis ils ont échangé librement ce qu’ils avaient produit à la sueur de leur front. Le fruit de leur travail était leur richesse. Jusqu’au jour où quelqu’un a inventé la monnaie. Facile à diviser, facile à échanger. A accumuler. Et c’est là que nous avons assisté au premier merveilleux jeu de prestidigitation . Ce qui est né comme un moyen, devint une fin. Soudain, la pièce devint attrayante en soi et pas seulement pour ce qu’elle peut acheter, et elle devint bientôt un objet de désir et un moteur pour les actions humaines.
— Mais le plus intéressant, mon garçon, c’est qu’à force de se transformer : l’or devint du cuivre, puis du papier, du plastique … La monnaie a perdu de plus en plus le contact avec ces biens, ces produits qu’elle est censée acheter. Jusqu’à ce qu’un jour, comme par magie, elle disparaisse. Elle se dématérialise. Où est votre argent ? Quelle est votre monnaie ? Une séquence de bits incompréhensible dans un ordinateur à Singapour ? Est-ce votre richesse ?
— Je ne suis pas sûr de comprendre… l’interrompit Fabio. Vous voulez dire qu’on devrait encore cacher l’argent sous le matelas ? Je ne m’attendais pas à ça de votre part…
— Bien au contraire. Je dis que si l’argent est évanescent, si la monnaie est virtuelle, alors n’importe qui peut la créer ! Tous ceux qui connaissent le système, bien sûr – dit Don Osvaldo. Puis il sourit, en regardant Fabio qui a été complètement abasourdi – drôle, n’est-ce pas ? Juste au moment où les gouvernements cherchent désespérément l’argent « magique » pour la reprise économique, pour financer la recherche d’un vaccin contre le Covid-19, pour payer les hôpitaux, les entreprises, la sécurité sociale,… Je vous le dis, nous avons la recette ici.
— Et quelle serait cette recette ? demande Fabio la bouche ouverte Comment créer la monnaie ?
— Pensez à la spéculation. De nos jours, tout le monde rêve de devenir riche sans avoir à transpirer. Tout le monde est maintenu dans l’espoir d’acheter quelque chose à 100 et de le revendre à 200 le mois suivant. D’énormes sommes d’argent circulent chaque jour d’un compte à l’autre, ces chiffres augmentent et diminuent, et que se passe-t-il en dessous ? Confiance, attente, potentiel. Mais qu’y a-t-il de concret dans tout cela ? Eh bien, rien. Les gens, les « épargnants » achètent une illusion, rien d’autre que le billet de loterie. Et si l’un gagne, il y en a toujours un autre qui perd. Mais pas la maison. La maison gagne toujours, n’oubliez pas.
— Et qui serait la maison ? demande timidement Fabio, tout à fait perdu.
— Nous ! crie Don Osvaldo, en perdant son sang-froid pendant un instant. Nous sommes la maison ! Ceux d’entre nous qui émettent des titres, les jettent sur le marché et en échange nous recevons de l’argent, du liquide !
— Mais en échange de quoi ? Une valeur financière, aussi compliquée soit-elle, doit être basée sur un produit, une entreprise, une monnaie, sur quelque chose qui a une signification économique !
— Bien sûr, mais qui se soucie vraiment de ce que c’est ? répond Don Osvaldo de manière énigmatique : « Les gens achètent un index, un code. ETC, ETF, CDO, qu’est-ce que c’est ? Et qui s’en soucie ? Ce qui importe, c’est qu’il existe un bon troupeau de promoteurs financiers avides et ignorants qui se soucient de le vendre, qui vous promettent des rendements vertigineux, un potentiel de croissance, des profits extraordinaires. Ce qui compte, c’est que la chose augmente constamment en valeur, afin qu’elle puisse être vendue un jour. Cela peut être n’importe quoi. Ce peut être une maison, ce peut être de l’or, du pétrole, du maïs. Il peut s’agir de la même monnaie, le dollar, l’euro, le yen. Cela ne peut être rien. Ce pourrait être … Merde !
— Que s’est-il passé ? demande Fabio en sursautant et en regardant en arrière, inquiet.
Don Osvaldo, plongé dans son propre délire, ne lui prête pas la moindre attention.
— De la merde ! Pourquoi pas ? Il y a quelque chose à donner et à prendre, ça ne coûte rien, ça peut être facilement stocké. Et si nos investisseurs veulent transformer la valeur en leur actif sous-jacent, nous serons heureux de le faire ! dit Don Osvaldo, en riant à gorge déployée.
Finalement, les neurones de Fabio se réveillent de leur sieste et se mettent lentement en route. Le jeune homme regarde avec étonnement son interlocuteur.
— Êtes-vous en train de me dire que cette société émet des produits dérivés financiers sur la base… d’excréments ?
— Réveille-toi, mon garçon ! couine Don Osvaldo irrité. Avez-vous vraiment lu mon livre, ou vous êtes-vous juste essuyé le cul avec ? Quel genre de question est-ce ? Produits dérivés, CDO, ETF… Le tout garanti par Five Aces Financials. Des produits financiers complexes, tordus, indéchiffrables, mais tous associés… à la même merde, disons le franchement. L’homme rit.
— Mais c’est dégoûtant ! C’est criminel ! Se faufiler sur les marchés financiers comme si c’était de l’or. Vous avez dépassé les bornes ! Je n’ai jamais rien vu d’aussi dégoûtant de ma vie !
— Vous êtes sur ? le rire de Don Osvaldo se transforme en rire hystérique lorsqu’il s’assoit à nouveau à table. Vous n’avez jamais rien vu d’aussi dégoûtant ? Les obligations argentines, qu’est-ce que c’était ? Les produits dérivés des subprimes ? Eh bien de la merde, voilà ce qu’ils étaient ! La vérité est que nous ne pouvons même pas nous vanter d’avoir inventé quelque chose. Des merdes circulent librement sur les marchés financiers depuis des années !
Avec beaucoup d’efforts, Don Osvaldo parvint enfin à contrôler son rire et à retrouver son calme, sous le regard de Fabio qui ne peut plus cacher son malaise et sa désapprobation. Don Osvaldo ne lui accorde pas beaucoup d’attention et essaie de ne pas dramatiser.
— Allons ! Vous ne croyez pas à l’histoire des haricots magiques ? Vous êtes un garçon intelligent, et votre formation académique représenterait une valeur ajoutée pour cette société. Vous commencez à travailler lundi. Ça marche ? demande-t-il en tendant la main.
En regardant Don Osvaldo dans les yeux, Fabio se lève très sérieusement, les bras fermement attachés à son corps.
— Et que penseriez-vous de moi si vous saviez que…
— Le salaire de base est de 50 000 plus variable, Marchetti l’interrompt.
— Super ! s’éxécute Fabio.
En seulement trois secondes et deux dixièmes, il lui serra la main et disparût par la porte – je ne veux pas qu’il change d’avis – se dit-il. Vingt secondes plus tard, il se retrouve dans la rue.
Il rentra chez lui, avec une sensation d’amertume inhabituelle dans la bouche. Il essaya de la tromper avec une glace à la noix de coco et à la pistache, ses parfums préférés, mais il n’y avait pas moyen, la glace avait aussi un goût très étrange. Un goût de merde.
Episode #6 – Le film jamais terminé de Kubrick
2001 l’Odysée de l’Espace et Eyes Wide Shut, deux classiques de Stanley Kubrick qui auraient pu ne jamais exister sans ce projet resté secret.