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« Job à la con » : Le blues des jeunes diplômés 1/2

Par Alexandre Berteau

Paul a 21 ans, il termine ses études dans une grande école de commerce. Un parcours exemplaire dont l'issue, prévisible, est décevante : un bullshit job.

|| LE PODCAST

 || LE TEXTE DE PAUL

Pourquoi ils aiment leur métier ?

« Ma mission est super intéressante, l’équipe est top et j’apprends tous les jours » 

Voilà ce que vous a répété votre ami – nous l’appelleront Julien - qui a fraîchement commencé son stage ou son CDI dans le conseil, la finance ou le marketing. Vous l’avez trouvé ravi de sa situation, content de se lever chaque matin pour aller au travail retrouver ses collègues et motivé par les tâches à responsabilités qui lui ont été confiées, comme s’il avait enfin trouvé sa vocation, lui qui a longtemps été incapable de dire ce qu’il voulait faire de sa vie. 

« Alors en quoi ça consiste ton travail ? » 

Il gère des projets, ou des produits. Il conseille des entreprises sur leurs process ou analyse des marchés. Il réalise des études, dirige une campagne, fait des benchmarks. Tout cela a l’air très intéressant et épanouissant et devrait suffire à vous réjouir pour lui et changer de sujet. Mais faisons l’effort d’essayer d’en savoir plus : que fait-il concrètement ? Avec ses mains, que fait-il ? Que produit- il ? Sur quoi est-il évalué ? Étape par étape, que fait-il de sa journée ? 

Même si l’on n’y connaît pas grand-chose, on imagine bien à quoi peut ressembler la journée d’un boulanger, d’un pompier, d’un médecin, d’un maçon ou d’un plombier. On arrive à identifier un savoir- faire, et à comprendre en quoi consiste le métier et pourquoi ils sont payés pour les exercer. Mais que fait un consultant ? Que fait un chargé de mission ou un gestionnaire de projet ? En s’arrêtant une seconde sur les termes « gestions de projets », on se rendra vite compte que cela n’a pas de sens. 

Gestion : action d’administrer, d’organiser ou de diriger quelque chose. 

Projet : but que l’on se propose d’atteindre. 

Deux termes creux donc, pouvant désigner absolument n’importe quoi et incapables de nous renseigner sur la fonction remplie par cet emploi. Le fait que le mot projet soit le plus utilisé dans les ouvrages de management contemporains est symptomatique du problème que nous sommes en train de relever. Julien fait un bullshit job : son emploi n’a qu’une très faible utilité sociale et consiste principalement à faire semblant de travailler. La nature et l’origine des bullshit jobs ont été largement décrites par David Graeber qui a récemment beaucoup fait parler de lui, et ce n’est pas à elles que nous allons nous intéresser. Le problème que nous souhaitons résoudre est le suivant : Pourquoi Julien, votre ami de toujours, vous ment-il effrontément ? Pourquoi prétend-il s’épanouir dans le traitement de ses mails, l’agrégation de données dans un tableur Excel ou l’alignement de cases dans un PowerPoint ? Pire peut-être, pourquoi est-il fier de faire ce travail ? 

Auto-persuasion et pression sociale 

La première explication est évidente, c’est celle de la méthode Coué : Julien a choisi de s’accommoder tant bien que mal de sa situation et trouve des motifs de satisfaction où il peut. Comment pourrait-il en être autrement ? Sa position est confortable et beaucoup la lui envient : il a trouvé un emploi - ce qui n’est pas donné à tout le monde - qui plus est bien rémunéré et auquel est attachée une reconnaissance sociale importante. Julien n’a pas d’autre choix que de s’en contenter car il profite de ce qui se fait de mieux. Évidemment qu’il est déçu, qu’il espérait mieux, qu’il est pris d’un coup de blues le dimanche soir et qu’il savoure le vendredi, mais il ne va pas s’en plaindre à longueur de journée. En se répétant et en soutenant qu’il est heureux de sa situation, Julien finira véritablement par s’en accommoder, et bien plus facilement que s’il avait fallu reconnaître son malheur. Le déni permettra de composer avec une situation qu’il était de toutes façons difficile de changer. Et comme dans tout travail, Julien dispose malgré tout de choses auxquelles se raccrocher qui l’aideront à tenir pendant les 45 prochaines années : des collègues, des promotions, un séminaire d’entreprise ou des vacances. 

Avouer son malheur, en plus de placer Julien dans une position psychologique difficile et angoissante, l’aurait exposé à vos réprimandes. Il y a même des chances pour que vous l’ayez félicité quand il vous a parlé de son emploi, avant même qu’il ait le temps de vous dire s’il en était satisfait, dans un dialogue proche du suivant : 

- Alors qu’est-ce que tu fais ?
- Je suis consultant chez Wavestone...
- Oh trop cool ! Et ça te plaît ? 

Au moment où vous lui demandez son avis, vous avez déjà fortement fait comprendre à votre ami que sa situation était attrayante et que vous attendiez de lui qu’il en soit heureux. Raison de plus pour qu’il ne vous contrarie pas et vous donne la réponse que vous attendez : « Ma mission est super intéressante, l’équipe est top et j’apprends tous les jours ». Voilà vous êtes contents, et on passe à autre chose. 

Valeur du travail et racines chrétiennes 

Il suffit de passer quelques instants à écouter les discours de n’importe quel homme politique – plus ils sont de droites mieux cela fonctionne cependant – pour comprendre quel rôle remplit le travail dans notre société : il est synonyme de mérite et d’honnêteté. Lors de sa campagne de 2007, Nicolas Sarkozy se rendait sur les marchés de Rungis rencontrer « la France qui se lève tôt », et disait vouloir que le travail soit « enfin récompensé ». « Libérer le travail », « travailler plus pour gagner plus », « j’aime l’entreprise »... Notre société fait constamment l’apologie du travail qui lui permet de reconnaître ses enfants et de les différencier des vilains petits canards, les « assistés », les « parasites », ceux qui ne travaillent pas. Il ne s’agit pas simplement de défendre un modèle social (soi-disant menacé par des chômeurs qui en abuseraient) mais surtout de défendre une valeur, la valeur travail. Il fut même un temps où le travail constituait la première « valeur » du pays, devant la famille et la patrie... 

Paradoxalement, si la société attend de vous que travailliez et que vous en soyez fiers, elle attend également de vous que vous en souffriez. Le mot « Travail » prend ses racines chez le mot latin Tripalium, instrument de torture à trois pieux utilisé dans la Rome Antique pour punir les esclaves rebelles. Et si le mot travail fait référence à la torture, ce n’est en rien un hasard : le travail est en effet la punition divine qu’il nous faut purger depuis qu’Adam et Eve furent chassés du Jardin d’Eden : 

Il dit à la Femme : « j’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi. 

Il dit à l’Homme : puisque tu as [...] mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné l’ordre « tu n’en mangeras point ! » le sol sera maudit à cause de toi. C’est à force de peine que tu en tireras ta nourriture tous les jours de ta vie. 

Compatissons un instant pour les femmes qui prennent ici triple peine (accouchement dans la souffrance et domination patriarcale en plus du travail), et analysons. Le travail est le prix à payer suite au péché originel, il faut donc en souffrir. Il n’est cependant pas question de s’en plaindre, puisqu’il s’agit de se repentir, de purger sa peine, et de prouver son honnêteté. Souffrir oui, mais avec le sourire s’il vous plaît et en en redemandant. 

Solution de facilité 

Julien a donc décidé d’être un honnête homme, d’aimer son travail et de se contenter de ce qu’il a. En plus d’éviter de se marginaliser et de parvenir à terme à se convaincre d’avoir trouvé sa place, il s’épargne également une crise existentielle. Reconnaître son malheur, c’est s’imposer d’y remédier. C’est se fixer un objectif déraisonnablement élevé : changer de vie, chercher sa place, trouver une passion et un sens, envers et contre toutes les difficultés précédemment évoquées. C’est se mettre en danger et tout miser sans avoir la moindre garantie de voir son bien-être s’améliorer. 

L’entreprise de Julien met tout en œuvre pour lui donner une illusion de sens, via des promotions, des récompenses, des rémunérations et des avantages. Même en changeant d’entreprise, Julien aura la sensation de suivre une trajectoire, de gravir des échelons et de progresser vers un but. En caricaturant, on pourrait même dire qu’elle lui donne un moyen de quantifier à quel point il « réussit sa vie », comme dans un jeu vidéo où le compteur de score est en euros. Pourquoi s’embarrasser avec des questions métaphysiques quand on nous offre une réponse si évidente au sens de la vie : il y a une échelle sociale, il s’agit de la grimper. 

La malédiction des bons élèves 

Si Julien s’est montré si prompt à accepter de se ranger dans la case qu’on avait choisie pour lui, c’est parce que c’est ce qu’on lui a appris à faire depuis son enfance. Julien a toujours été un bon élève, il travaillait bien à l’école, et n’a que très peu connu les conseillères d’orientations, qui sont évidemment réservées aux redoublants. Il a obtenu son bac général avec Mention Très Bien et est entré dans une filière sélective (une prépa souvent), plus parce qu’il le pouvait que parce qu’il le voulait, car depuis toujours on lui répète le même proverbe : « Travaille bien à l’école, et tu pourras choisir le métier qui te plaît ». Au fur et à mesure qu’il avançait dans ses études le proverbe a parfois évolué sous différentes formes (« avec un Bac S on peut tout faire ensuite » ; « la prépa c’est la voie royale et ça ouvre toutes les portes ») mais toujours avec le même sens : réussis tes études, tu seras récompensé par le métier de tes rêves. 

Pendant ses 20 premières années, Julien n’a jamais eu besoin de se chercher une vocation. Il a continué à voir les portes s’ouvrir devant lui, pensant qu’il élargissait son champ de possibilité tandis qu’il le refermait. Ce n’est qu’une fois en stage qu’il s’est rendu compte que son prestigieux Master Grandes Écoles qui fait la fierté de sa famille n’était en fait qu’un diplôme en Microsoft Office, et qu’il était condamné à remplir des slides jusqu’à sa retraite. 

Condamné est un mot trop fort. Julien peut évidemment refuser de se soumettre à cette sentence. Mais il lui faudrait pour cela revenir en arrière, renoncer à tous les privilèges pour lesquels il a travaillé, à savoir la sécurité de l’emploi, le confort matériel et le prestige social. Une des choses les plus difficiles à digérer restera la suivante : malgré tout son talent, malgré ses grandes études et sa réussite, Julien n’aura pas le beurre et l’argent du beurre. Il ne sera pas grassement payé pour faire un travail épanouissant et intéressant. Le mensonge était gros, mais Julien et beaucoup d’autres y ont pourtant cru, très fort.

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Alexandre Berteau
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Originaire du Mans et diplômé de l’école de journalisme du CELSA à Paris, Alexandre Berteau, 24 ans, a collaboré pour Le Monde, Le Figaro, ou encore Le Dauphiné Libéré à Grenoble.

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