Fiction

Nous voilà adultes

Inspiré de faits réels

12/10/2021

Il faut parfois plusieurs rencontres pour se trouver. Il faut même parfois attendre 10 ans. Le temps d'être des adultes.

Il y a eu une première fois — on s’est rencontrés à New York alors que tu étais stagiaire dans un magazine pour hommes. Tu allais écrire sur eux. Ta première mission, c’était d’aller chercher le déjeuner de ton patron, et tu t’es perdu parce que tu ne connaissais pas encore la ville. Tu me l’as raconté alors que nous traversions Times Square, jouant des coudes, contre tant d’autres coudes pour nous frayer un chemin dans la foule de gens en doudounes. Toi, tu n’avais pas de manteau d’hiver, juste une veste en jean, deux pulls et des favoris assez longs pour te tenir chaud. J’avais dépensé mon salaire dans une écharpe et un pull, tous les deux en cachemire. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un d’aussi joyeux et d’aussi peu préparé. Voilà quelqu’un à qui je pourrais apprendre un truc ou deux. 

Nous nous sommes glissés sur les banquettes d’un bar obscur aux murs lambrissés. Je t’ai offert une bière et tu as gardé ta carte d’identité dans ta poche, car tu n’avais que 20 ans. « Tu grandiras », ai-je dit. J’avais 22 ans et je rendais service à ma mère en veillant sur le fils de sa voisine, qui venait juste de s’installer à New York. J’étais douée pour rendre service.

Il y a aussi eu la fois où nous avons traversé Central Park de nuit. Tu t’étais laissé pousser la barbe et avais eu ton nom imprimé au bas d’un article pour la première fois. Moi, j’avais enchaîné les communiqués de presse. Nous avons mangé des pâtes dans un restaurant où il y avait des bougies et des serviettes en tissu. Quand un vrai groupe de jazz a commencé à jouer, je me suis tournée vers toi et ta barbe, et j’ai pensé : « Ça y est, nous voilà adultes. »

Plus tard, au parc, je me suis dit que tu essayerais peut-être de glisser ta main dans la mienne, de m’attirer à toi tandis que nous faisions le tour du lac. Tu ne l’as pas fait. Au lieu de ça, tu es rentré en métro avec moi et m’as raccompagnée jusqu’à mon appartement, tout en me racontant que, la semaine précédente, tu avais vu une femme dans le métro qui portait une poule vivante. Arrivés devant ma porte, nous sommes restés là un moment sans bouger, et je me suis demandé si la femme portait la poule dans une cage ou juste comme ça, à la main. J’avais envie de te demander « Tu veux entrer ? », mais je me suis défilée, comme une poule mouillée. Tout ce blabla sur des poules… Nous n’étions peut-être pas encore adultes finalement. 

Ou bien la fois où nous sommes entrés par la porte arrière d’un restaurant Five Guys pour aller dans le bar caché qui se trouvait à l’étage ; je t’ai parlé d’un job d’assistante marketing où je n’étais pas appréciée à ma juste valeur et tu m’as parlé d’une data analyst qui allait te briser le cœur. Tu t’étais rasé la barbe et les favoris. Tu avais écrit un article au sujet d’un célèbre acteur qui aimait les motos. On s’est installés sur une banquette en cuir juste en dessous d’un écran télé qui passait des films d’horreur à petit budget et j’ai fait comme si la jalousie n’était pas une émotion que je pouvais ressentir. « Donne-lui un peu de temps pour te montrer que tu l’intéresses. Elle n’est peut-être pas encore prête, ai-je dit. Tout va bien se passer. » J’étais douée pour rassurer les autres.

Ou bien la fois où tu m’as appelée, agité et épuisé, ivre de jeunesse et de bières Dos Equis, à la recherche d’un endroit où passer la nuit. Il y avait une fuite de gaz dans ton appartement, est-ce que cela me dérangeait ? Même en arrivant avec les yeux gonflés, le teint blafard et le cœur brisé par une data analyst, tu restais beau. Toujours très beau. Tu faisais des recherches pour un livre sur le tennis masculin. Par la fenêtre, on pouvait voir les travaux en cours dans ma rue et tu as dit : « Je parie que tu te fais siffler par un tas d’ouvriers ».

Tu as ouvert tes longs bras et m’a attirée contre toi, mon visage à hauteur de ton épaule. « Il y a une couette sur le canapé » ai-je dit. Je n’étais pas douée pour prendre des risques.

Ou bien la fois où, de manière inattendue, tu m’as envoyé une carte postale, alors qu’on s’était perdus de vue depuis un moment. Tu t’étais installé avec une conseillère artistique, puis l’avais quittée. Tu avais envisagé de déménager à L.A., mais n’en fis rien. De mon côté, j’avais eu des promotions, essayé de me trouver quelqu’un, sans succès. J’avais rencontré un homme qui s’occupait des impôts et seulement des impôts. Un autre qui négociait des actions, avec son physique avantageux comme principal argument. Ils n’ont pas fait long feu. Les hommes disaient qu’ils n’arrivaient jamais à savoir ce que je pensais vraiment.

Tu étais à Londres pour interviewer des footballeurs. « J’aimerais que tu sois là », disait la carte postale. « Je suis toujours là », ai-je écrit en retour.

Ou encore la nuit dernière, quand on s’est vus dans un bar sombre. Des années s’étaient écoulées, nous étions devenus adultes. Tu t’es précipité pour me serrer contre toi et m’embrasser sur la joue, la barbe sur ton visage a effleuré le mien. Tu t’étais laissé pousser les cheveux, avais publié un livre, et fêté ton trentième anniversaire. « J’habite dans le West Village maintenant, ai-je dit. Et je n’ai jamais vu de poules dans le métro. »

Tes amis nous ont rejoints en nombre, vêtus de chemises parfaitement repassées, et tu as posé ta main sur mon dos avant d’annoncer : « Voici la fille qui m’a sauvé à plusieurs reprises. » J’ai aperçu mon reflet dans le miroir qui se trouvait derrière le barman, mes cheveux brillants et mes épaules bronzées, et je me suis demandé si nos mères respectives savaient que nous nous trouvions tous les deux dans ce bar. Et quand nos mains, nos cheveux, nos hanches se sont effleurés, j’ai revu les doudounes, les banquettes en cuir, et toi debout sur mon perron des années en arrière, qui attendais mon invitation.

Ou bien ce matin, quand tu as ouvert les yeux et dit « Salut. »

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*Mini-série / Fiction 66 min.

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