1/2. Florent
Je m’éloigne. Ça fait un moment, déjà. Laura et moi, on se regarde, sans se voir. On se croise sans se toucher. J’aimerais dire qu’on se frôle. Mais ce serait encore trop sensuel. Je n’ai pas compris à quel moment c’est arrivé. Ce serait plus simple de pouvoir identifier le déclic. Le déclin. Quand ça a commencé à finir.
Nous deux, c’est con à dire, mais ça avait été une évidence. Des rires. Des murmures. Des promesses. On ne les a pas tenues.
À notre deuxième rendez-vous, je l’avais dessinée. Je nous avais comparés à Jack et Rose, dans Titanic, parce que j’avais compris qu’elle aimait ce film. Même si ce n’était pas mon cas. J’avais dit que j’étais juste un peu moins beau que DiCaprio. Et elle juste beaucoup plus habillée que Kate Winslet. Elle avait ri. Depuis, je l’aime un peu, ce film. En la dessinant ce soir-là, je la devine parfaite. Je l’apprends par cœur, en posant ses contours sur une feuille blanche qui ne s’illumine qu’après que j’aie dessiné la dernière courbe du dernier de ses longs cils. Elle n’a pas ri, en voyant le dessin. Non. Je crois qu’elle m’a aimé. C’était réciproque. C’est ce que nos corps se sont dit, en tout cas.
Il y a longtemps que je ne la dessine plus. Je pourrais raconter qu’elle n’est plus assez parfaite, à mes yeux. Que je ne peux plus la sublimer parce que je ne l’idéalise plus. Que je cherche un nouveau modèle. Ce serait des conneries. Je la trouve encore belle, quand elle pleure à en avoir le nez qui coule. Je la trouve encore vibrante de vie quand elle rit trop fort, sans savoir que je la regarde. Je la trouve encore désarmante quand elle débloque et fume clope sur clope, débordée par ses réunions au boulot ou ses disputes avec sa sœur. Je vois encore la petite fille, en elle. Peut-être que je la vois un peu trop. Peut-être que j’ai trop d’affection pour l’aimer. Trop de tendresse, pour la désirer. Peut-être que c’est ce que ça fait, le quotidien. Peut-être que, simplement, je ne l’aime plus. Et que je n’y peux rien. Peut-être aussi que c’est le …
BZZZ BZZZ
Je sors de mes ruminations. Je reviens au réel : Le bruit du métro. Les silhouettes, autour de moi. Quelqu’un tousse. Deux ados rient.
BZZZ BZZZ
Dans ma poche, mon portable vibre. Une notif. Instagram. Un message privé de Marion. Je ne connais pas de Marion. Je déverrouille. Le message s’affiche.
« Bonjour Florent, on ne se connaît pas mais j’étais au lancement de ton dernier livre dont j’adore le style. Et je dois t’avouer que j’ai aussi adoré t’entendre en parler. Tu n’auras sans doute pas le temps (ou l’envie ?) de me répondre, mais voilà, je tenais à te le dire. Bonne continuation et hâte de lire ton prochain livre. Marion. »
Elle a raison. Je répondrai pas. Depuis la sortie de mon dernier roman graphique, j’en ai reçu plusieurs dizaines, des messages comme ça. Des admiratrices, qui pensent sans doute que je fais l’amour aussi bien que je le dessine. Certaines approchent timidement. D’autres, plus prédatrices, me proposent carrément de venir leur rendre visite, dans leur maison, à la campagne. Pour parler de mon prochain projet, bien sûr. Pourquoi pas ce week-end là ? Leur fils sera chez leur père …
Je capte pas bien dans le métro. Sa photo ne s’affiche pas. Je m’en moque. Je n’ai pas besoin de la voir. Non, je n’ai jamais répondu. Je ne suis pas disponible.
Chaque soir, le trajet du retour a la même couleur. Je reste tard à l’agence jusqu’à ce que l’équipe de ménage arrive. Je suis le dernier à partir. Même quand je n’ai rien à faire. Parce que je n’ai pas le courage de rentrer. Et d’affronter le vide entre nous. Le silence entre nous. Alors je dis à Laura que je suis sous l’eau, au travail. J’ai presque l’impression de ne pas lui mentir. Alors que c’est avec elle que je ne sais plus comment respirer.
Le métro s’arrête. Je sors de la rame. D’un geste automatique je déverrouille mon portable, la photo de Marion est apparue. Ce n’est pas une jolie blonde piquante, avec un Spritz à la main. Ou une petite brune mystérieuse, en noir et blanc. C’est le « Baiser » de Klimt, qu’elle a choisi en photo de profil. Je suis fan. Je suis sorti du métro. En haut de l’escalier, le froid me frappe le visage. Le vent me fait plisser les yeux. Mes doigts s’engourdissent déjà, alors je fais vite. Je ne réfléchis pas. Et je réponds
« Hey. Merci pour ton message. Et jolie photo de profil ! »
Ça fait quelques jours que Marion m’écrit. Et que je lui réponds. Ça dure toute la journée. Le matin, je pars plus tôt travailler, et je traîne en chemin, pour pouvoir échanger avec elle. Elle me fait sourire. Elle me fait rire. On parle dessin. On parle cinéma. On parle de nous. Juste un peu.
Ce jour-là, assis à mon bureau, pendant que les collègues déjeunent, on s’écrit. Je lui demande ce qu’elle fait dans la vie. Parce que la conversation est si fluide que je n’ai jamais eu l’occasion de lui demander, avant. Elle ne me répond pas. Ça n’arrive jamais. J’ai peur d’avoir gaffé. J’imagine le pire… Contrôleuse fiscale ? Escort girl ? Monitrice d’auto-école ? Je me fais rire pour me détendre. Et je la relance :
« Tu es encore là ? »
Elle écrit. Ouf.
« Oui, excuse-moi, je me suis coupée. »
Pas terrible, comme excuse. J’en déduis qu’elle ne veut pas parler de son boulot. Je n’insiste pas. Après tout, elle n’insiste pas non plus quand elle me demande si je suis en couple et que je lui dis que je n’ai pas envie d’en parler. On s’en fout. C’est facile entre nous. Je crois qu’elle me plaît. Et que ça me rend un peu triste.
Je sors les lasagnes du four. Saumon épinards. C’est ce que Laura préfère. Ce soir, j’ai décidé de cuisiner pour elle. Comme à nos débuts, il y a sept ans. J’ouvre la fenêtre, pour laisser s’échapper la chaleur et la fumée. Le murmure de la rue entre dans notre appartement, sur la pointe des pieds. Pendant le dîner, je suis détendu. Laura accueille ma bonne humeur. Ça me fait plaisir. Pour la première fois, depuis longtemps, je suis avec elle. Et je ne pense plus à Marion.
Quand Laura se lève pour débarrasser nos assiettes, j’ai un regard vers mon portable, laissé sur le canapé. Il est retourné. C’est ce que je fais quand je ne veux pas être dérangé par la lumière des notifications. J’entends le bruit de la vaisselle. J’aurais aimé que Laura revienne s’asseoir. Que l’on se regarde, sans rien dire, en finissant nos verres. Je me lève pour la rejoindre dans la cuisine. Quand je m’approche d’elle, elle sursaute et porte son doigt à la bouche. Je lui demande si elle s’est coupée, elle me répond sèchement que oui.
Sa façon si froide de me parler éteint le semblant de flamme qui s’était rallumé ce soir. Évidemment, je pense à Marion. Quand elle se coupe, elle, on en rit. Là, tout de suite, je voudrais partir en courant et la rejoindre. La rencontrer, pour la première fois. Laura me demande de finir la vaisselle, me dit qu’elle va se coucher. C’est ce que je fais, je finis la vaisselle. Avec mon téléphone à portée de main.
Samedi soir, je traîne devant un de ces films cultes et kitchs que j’ai vu des centaines de fois. Un de ces films que j’ai pris l’habitude de regarder sans les voir, eux aussi. Laura est dans la chambre. Je crois. Elle a fermé la porte du couloir. J’ai envie de me lever, de le traverser ce couloir, de la rejoindre où qu’elle soit et de l’embrasser. La prendre aussi, peut-être.
Je prends mon téléphone. J’écris à Marion. C’est la première fois que j’écris le premier. J’ai peur de ce que ça veut dire. Non, je crois que je m’en fous. Je ne sais pas. Je lui demande : « Tu fais quoi ? »
La réponse est immédiate.
« Je suis dans mon bain. »
Au début de notre histoire, quand Laura prenait un bain, je m’amusais à la rejoindre avec deux verres de vin blanc. Dans ma tête, ça ressemblait aux comédies romantiques qu’elle aimait. Ça la faisait rire. Souvent, nous faisions l’amour.
Imaginer Marion nue dans l’eau chaude me fait prendre une profonde respiration. Je sais exactement ce que je voudrais écrire. Mais je désamorce. Je tente bêtement d’être léger : « Tu barbotes ? »
J’attends quelques secondes. Nerveux.
Elle écrit :
« Oui, mais toute seule, c’est dommage. »
Par réflexe, je me redresse sur le canapé. Je regarde en direction de la porte du couloir. Pour la première fois, j’ai peur d’être pris. Ça m’excite. Pas un bruit. Je réponds. « Je te rejoins ? »
Je ne sais pas bien ce que je suis en train de faire. Je ne suis pas tout à fait sûr de le vouloir, d’ailleurs. La chaleur qui m’est montée dans le torse retombe. Je secoue doucement la tête, pour moi-même. J’écris :
« Je plaisante »
Bien sûr, je ne plaisante pas. Bien sûr, je voudrais la rejoindre, cette étrangère qui me ressemble. Mais je ne veux pas que ça se fasse comme ça.
J’écris : « Je te laisse profiter tranquille, on se parle plus tard ».
Quand Laura me rejoint au lit, je suis sur mon téléphone. Je ne m’en suis jamais caché. Avant, je scrollais mon fil d’actualité, jusqu’à tomber de fatigue. Maintenant, je fais juste semblant. Maintenant, mon actualité, c’est Marion. De toute façon, Laura aussi est sur son téléphone. Mon portable vibre. Je n’arrive pas à retenir un bruit d’exaspération. Je pensais l’avoir mis en silencieux. Mais en fait, je pense que Laura s’en fout. Ça lui irait bien que je flirte avec une autre. Je ne sais pas. Ça ne compte pas. Ce qui compte, c’est ce message. Marion me demande : « Je te dérange ?
– Non, pas du tout.
– Je me disais … Ça serait pas mal de se prendre un verre bientôt, non ? »
Mon cœur s’accélère. J’expire une fois bruyamment. Je crois que j’attendais ce message. Je n’ai jamais osé l’écrire moi-même. Et maintenant que je le lis, je ne sais pas quoi en faire. C’est faux. Je sais exactement quoi faire. Je réponds :
« Ça serait juste pas mal ? »
J’essaie d’avoir l’air cool, mais je gagne seulement du temps. Je crois que je lui laisse le temps de changer d’avis. Ou de me proposer de venir boire un verre avec des collègues à elle. Des amis à moi. Ne pas se retrouver seul avec elle. Ne pas laisser se passer ce que je voudrais qu’il se passe.
Elle écrit :
« Ça pourrait même être bien, si tu préfères. »
Non, je la veux pour moi tout seul. Je la veux, tout court. Je veux qu’on s’embrasse, qu’on se barre, qu’on se fasse du bien, je veux croire qu’elle est belle, cette inconnue sans visage, je veux croire que mon corps saura parler au sien et qu’à deux, ils seront impossibles à faire taire. Je n’hésite plus.
« Oui, je préfère. T’es dispo quand ?
– Demain, après le boulot ? »
Demain ? Déjà demain ?
…
Oui. Déjà demain. C’est déjà trop tard, demain.
J’écris :
« Ok, vers 19h c’est bon pour toi ? Tu as un endroit en tête ?
– 19h parfait. Je pensais à la brasserie Chez Émile dans le centre, tu vois ? » En écrivant le message suivant, j’ai l’impression que quelque chose meurt, à l’intérieur de moi. « Oui. Je connais. Ça me va. »
Marion répond :
« À demain alors, bonne nuit.
– Oui, à demain. Bonne nuit. »
Toujours allongé au lit, j’ai le cœur qui s’échappe. Les secondes passent. Les minutes. Quand Laura éteint, je m’aperçois que j’ai toujours mon portable en main. Je le pose sur la table de chevet. Je regarde sa lumière bleue mourir comme on regarderait une flamme s’éteindre. Je me retourne vers Laura. On se fait face.
Je lui murmure bonne nuit. Elle m’embrasse. Je lui rends son baiser. Son souffle vient me caresser les lèvres. Ma main vient caresser sa taille. Ses hanches. Cette nuit-là, nous faisons
l’amour comme deux adolescents qui se veulent sans se connaître. Puis, comme deux adultes qui ont peur de se reconnaître, nous nous tournons le dos. Ma gorge se noue.
Ce matin, je me parfume. Ça ne m’arrive jamais. Je me trouve si ridicule que j’ai l’impression que je fais tout pour me faire prendre. Laura ne dit rien. Son indifférence me rend presque content de moi. Presque. Je lui invente un début d’excuse pour mon absence de ce soir mais elle me coupe, elle s’en fout.
J’aurai vraiment tout tenté pour me faire prendre. Jusqu’à inventer une mauvaise excuse, quand aucune explication ne m’était demandée. Je la regarde. Longuement. Je l’espère presque blessée. En sortant de la salle de bains, elle m’assure que ça va.
Sur le chemin qui mène à la brasserie, j’espère encore croiser une connaissance, un ami que Laura et moi avons en commun et à qui je serais incapable de mentir. Alors, trop honteux, je ferais demi-tour. Je voudrais que le bus ne passe pas. Qu’une manif m’empêche de traverser la rue. Je voudrais que Marion annule, qu’elle n’habite plus la même ville, qu’elle m’annonce qu’elle est tueuse pour la mafia tchèque, que c’est un vampire, je voudrais tout ça … Mais Marion n’annule pas. Les rues sont vides. Et le bus me mène tout droit jusqu’à elle.
J’entre dans la brasserie. J’attends. Elle m’a dit qu’elle viendrait me voir, parce qu’elle sait à quoi je ressemble.
Je me fige. Je la vois. Je la vois avant qu’elle ne m’accoste. Elle n’a pas besoin de m’accoster. Je la reconnais. Je la connais.
Je m’avance vers elle. Doucement, je m’installe à sa table où deux verres de vin nous attendent. Elle me regarde. Il y a sur son visage une tendresse que je n’avais pas vue, depuis longtemps. Au coin de sa bouche, la douceur d’un sourire dessiné à l’encre du chagrin. Dans la lueur de ses yeux humides, je vois mourir les derniers fragments de cette curieuse illusion qu’elle a décidé d’appeler Marion. Et alors, on se regarde. Et je ne vois plus qu’elle.
Je murmure :
« Salut Laura…
- … Salut. »
2/2 – Laura
Il s’éloigne. Ça fait un moment déjà. Florent et moi vivons ensemble mais séparément. C’est l’absent avec qui je dîne tous les soirs. C’est le proche le plus loin. Il est « accaparé par son travail », c’est la version officielle qu’il me sert quand j’évoque la distance entre nous. Florent ne quitte pas son téléphone. Toujours à sa portée, il le consulte sans arrêt. Bien-sûr j’ai pensé à une collègue qui lui tournerait autour. Florent est illustrateur et a une petite notoriété dans le milieu de la BD. Une admiratrice peut-être ? Cette pensée me retourne le bide.
Avant, quand je le rejoignais au lit, Florent me regardait toujours me déshabiller. Je sentais ses yeux sur moi, caressant mon corps. Souvent, nos regards se croisaient et il me disait que j’étais belle. J’étais un peu gênée, un peu excitée aussi. Aujourd’hui, tout ce qu’il regarde c’est l’écran de son téléphone, avec cette fichue lumière bleue qui prend toute la place. Parfois je me dis que si je ne le rejoignais pas dans ce lit, dans lequel il ne se passe plus grand-chose, il ne le remarquerait même pas. À moins de lui envoyer un message.
Un message oui, plusieurs même. Une conversation. Sans qu’il sache que c’est moi. Je pourrais me créer un faux profil, sur insta. Me faire passer pour une groupie, j’en aurais le cœur net. Et son attention.
Quelques jours plus tard, l’idée a fait son chemin. J’ai un nouveau compte instagram : je m’appelle Marion. Sans photo mais avec pour avatar la reproduction du « Baiser » de Klimt, Florent est fan. Marion a rencontré Florent lors d’une soirée de lancement chez un éditeur. Elle ne lui a pas parlé bien sûr mais l’a entendu s’exprimer sur son travail. Et ça lui a plu. Mon premier message est prêt, j’y ai longtemps réfléchi. Je passe à l’action dans la rue, en marchant jusqu’à mon arrêt de bus. J’envoie et je fourre mon téléphone dans mon sac. J’attends le bus, nerveuse. J’observe un chien qui s’agite au bout de sa laisse, une femme au téléphone, un enfant qui pleure dans sa poussette. J’ai envie que Florent me réponde même si je sais que je ne devrais pas. Le bus arrive, je monte, m’installe. Je craque et fouille mon sac pour attraper mon téléphone. Le message est vu. Florent est en train d’écrire. Le bus freine brusquement, quelques personnes restées debout manquent de tomber. Ma nuque cogne contre l’appui-tête. La notification apparaît :
« Hey, merci pour ton message. Et jolie photo de profil ! »
Ça y est, on y est. La conversation s’engage et les messages deviennent quotidiens. Dans la « vraie vie » je fais comme si de rien n’était. Mais dès que Florent claque la porte de chez nous pour rejoindre son bureau, j’envoie un message. C’est toujours moi qui le contacte en premier, plusieurs fois par jour. Souvent à l’heure du déjeuner, dans ma brasserie habituelle, celle de notre premier rendez-vous il y a 7 ans. Florent répond toujours. Nos échanges sont fluides, amicaux. J’essaye de le faire rire, et ça marche. D’ailleurs il me fait rire aussi.
« Tu as l’air de bonne humeur en ce moment ! »
Je sursaute. C’est Damien, le serveur de la brasserie qui me surprend en pleine conversation avec Flo. Je rougis, bredouille quelques mots, saisit mon verre pour me donner une contenance mais mon geste est maladroit et le verre se brise au sol. Je me précipite pour ramasser les morceaux et je me coupe. Merde !
Un message de Florent.
« Tu es encore là ?
– Oui, excuse-moi je me suis coupée. »
Re-merde.
Le soir, je prends soin d’enlever le sparadrap de mon index avant que Florent ne revienne. Notre dîner est un peu moins silencieux que d’habitude. Florent a l’air plus détendu. Ça me flatte et m’irrite. J’en suis là de mes pensées pendant que je fais la vaisselle quand ma blessure s’ouvre à nouveau en frottant un verre, décidément. Je retire vivement ma main et porte mon doigt à la bouche pour aspirer le sang.
« Tu t’es coupée ?
– Oui mais ça va, c’est rien. »
Florent me regarde longuement, je retiens mon souffle et lâche, pour fuir : « Tu finis la vaisselle ? Je suis crevée, je vais me coucher. »
Samedi soir, je suis dans mon bain. Florent traîne dans le salon, sur son téléphone sans doute. Au début de notre histoire, il me rejoignait souvent avec deux verres de vin blanc. Ça faisait très comédie romantique, j’adorais. On discutait de tout et de rien, c’était simple, agréable. Mon téléphone vibre :
« Tu fais quoi ?
– Je suis dans mon bain. »
C’est la première fois que Florent contacte Marion et aussi la première fois qu’ils communiquent sous le même toit. Je frissonne.
« Tu barbotes ? »
Je souris. Florent a la manie d’utiliser des mots désuets, un vrai ringard. Je le charrie souvent là-dessus.
« Oui, mais toute seule, c’est dommage »
Qu’est ce qui me prend ?
« Je te rejoins ? »
Quoi ? Wow. Comment je dois prendre ça ? Est-ce que c’est une vraie proposition ? Je tends l’oreille, je guette les pas de Florent dans le couloir. Rien, évidemment. Je transpire. Une nouvelle notification.
« Je plaisante. »
D’accord, garde ton calme ma grande. Passe à l’attaque.
« Ah tu plaisantes ? Dommage… » avec trois petits points. Je me mords les lèvres. Il répond : « Je te laisse profiter tranquille, on se parle plus tard. »
Je soupire. Je suis soulagée. Et frustrée. Je crois que ce petit jeu ne me plaît plus.
Je rejoins Florent au lit, comme chaque soir. Et comme chaque soir, il est penché sur son téléphone. Comme d’habitude je lui tourne le dos, sur mon portable moi aussi. J’envoie un message.
Ça bipe de l’autre côté du lui. Florent remue un peu. Ça doit l’agacer d’avoir oublié de couper le son.
« Je te dérange ?
– Non, pas du tout. »
Évidemment…
« Je me disais… Ça serait pas mal de se prendre un verre bientôt non ? – Ça serait juste pas mal ? »
Florent a répondu instantanément, sans l’ombre d’une hésitation. Et avec un trait d’humour qui me fait sourire malgré tout.
« Ça pourrait même être bien, si tu préfères.
– Oui, je préfère. T’es dispo quand ?
– Demain, après le boulot ? »
Florent réfléchit. Je retiens mon souffle, figée dans le lit. Je m’imagine qu’au moindre geste un projecteur se braque sur moi, qu’un gars en tenue de présentateur télé me désigne devant toute une foule de spectateurs surexcités comme la menteuse de l’année, me tendant un micro pour entendre ma réaction. Florent écrit :
« Ok, vers 19h c’est bon pour toi ? Tu as un endroit en tête ?
– 19h parfait. Je pensais à la brasserie « Chez Émile » dans le centre, tu vois ? » Oui, Florent, la même brasserie dans laquelle tu as eu, il y a un peu plus de 7 ans, ton premier rendez-vous avec moi. Tu sais, celle allongée là, près de toi.
Un temps. Florent hésite. Est-ce qu’il va oser dire oui ?
« Oui je connais, ça me va. »
Quelque chose en moi se brise.
« À demain alors, bonne nuit.
– Oui à demain. Bonne nuit. »
Je repose mon téléphone. Au bout de quelques secondes la lumière bleue s’éteint. Celle du téléphone de Florent aussi.
On se retourne en même temps l’un vers l’autre dans la pénombre de la chambre. « Bonne nuit.
– Bonne nuit. »
Je l’embrasse. Il me rend mon baiser. Ça faisait longtemps. C’est surprenant, c’est bon. Je le sens aussi surpris que moi. On se regarde sans se voir. Cette nuit-là, on fait l’amour à tâtons, doucement. Après ça, on se tourne à nouveau le dos, chacun de son côté. J’essuie une larme sur ma joue.
Ce matin, je me brosse les dents dans la salle de bains, Florent à côté de moi. Il sent le parfum, c’est inhabituel. Je pense à lui faire remarquer mais je m’abstiens, ça serait cruel. « Ce soir j’ai un truc au boulot, tu sais Stéphanie, elle a décidé de partir et…
– C’est bon Flo, c’est ok. J’en profiterai pour faire quelque chose de mon côté. – Tu ne veux pas savoir où je serai ?
– Non, ça va. »
Florent me jette un long regard dans la glace. « Ça va je t’assure », dis-je en sortant de la pièce.
J’arrive un peu en avance. Je demande à Damien de m’installer à une petite table à l’écart, face à la porte d’entrée. Je lui commande deux verres de vin. Je guette l’entrée du bar, j’ai l’impression d’être Tony Soprano dans le dernier épisode de la série. Cette pensée me fait sourire, c’est le genre de trucs que je pouvais partager avec Florent mais, là, non, je ne peux pas. Ça me rend triste.
Il entre. À l’instant où il pose son regard sur moi, il se fige. On se regarde droit dans les yeux, je crois qu’on ne s’est jamais regardé comme ça. Tout d’un coup, j’ai peur qu’il ne fasse demi tour. Mais non, il s’avance vers moi, je respire. Il s’installe face à moi.
« Salut.
– Salut. »
Un ange passe. Florent boit une gorgée de vin et laisse sa main sur la table. J’en profite pour poser la mienne dessus.
« Ce n’est pas la meilleure idée que j’ai eue.
– Je n’aurai pas dû répondre. »
Silence. Les discussions des autres clients me parviennent en sourdine, comme issues d’une autre réalité.
Je sens les doigts de Florent bouger contre les miens, bientôt, nous nous prenons la main. « Je suis désolé.
– Moi aussi. »
Nous nous regardons longuement, nos yeux sont humides.
« Il faut qu’on réfléchisse, non ? »
J’acquiesce. Mes larmes coulent doucement, Florent pleure aussi sans bruit. Je retire ma main délicatement, prends mon sac, me lève.
« On s’écrit ? » dit-il.
Je souris entre mes larmes, lui aussi.
« Oui, on s’écrit. »