*Mini-série / Récit

Après, c'est moi qui suis folle

La révolution et après ?

2/06/2020

Crise sanitaire, crise politique. Crise existentielle. Tout va bien à Sao Paulo. Pour sauver le pays du chaos, elle doit tuer sa grand-mère. Chroniques acides depuis le pays d'Amérique Latine le plus touché par la crise du coronavirus.

1/3. Névrose made in Sao Paulo

Les raisons pour lesquelles vous devriez vous isoler sont flagrantes et rabachées dans la presse, les groupes WhatsApp et les réseaux sociaux. Oui, vous devez vous protéger, protéger votre famille, vos employés, les personnes âgées, les immunodéprimés, et surtout, ne pas vous joindre au cortège des idiots qui veulent voir s’effondrer le SUS.
Cela dit, je me sens maintenant obligée de vous mettre en garde contre autre chose : en ces temps d’enfermement, n’ayez pas peur de découvrir à quel point vous pouvez être malheureux. Du calme, l’ami, on peut tous y arriver.
Si vous avez trouvé que la maternité est la joie suprême, l’apogée de votre vie, vous comprendrez que cela n’est le cas que parce que vous sortez de chez vous plusieurs heures par jour — pour ne pas dire l’essentiel du temps.
Si vous pensiez que votre mariage allait « raisonnablement » bien, vous allez commencer à faire les comptes pour savoir si c’est encore viable de se séparer.
Si vous aviez trouvé jusque-là dans votre petit coin de jardin « un délicieux moment d’évasion », vous comprendrez enfin que vous vivez comme un rat, terré dans un appartement merdique, une ville irrespirable. Vos plantes n’ont fait illusion que parce que vous partiez trop tôt, en retard, et que vous reveniez tard, fatigué.
Oui, mon ami, la vie, c’est chiant. Et puis, c’est tout. Et au fond de votre âme, vous l’avez toujours su, mais vous étiez trop préoccupé par les bouchons et vos problèmes de boulot pour vous l’avouer.
Je vous dis cela parce que je compatis et parce que je travaille de chez moi depuis plus de dix ans — et partage un bureau avec mon mari depuis environ trois ans. J’ai donc l’habitude de vouloir tout envoyer balader et partir en courant. Et je peux vous l’affirmer : ça ne vous passera pas.
Il y a des gens qui sont gravement malades, au chômage, en deuil, qui élèvent trois enfants sans l’aide de personne. À ces personnes, je demande pardon pour ce texte un peu léger.
Mais pour moi, et probablement pour vous, les jours de quarantaine ne feront que montrer à quel point nous sommes ingrats et combien pouvoir s’évader est ce qui nous maintient à flot.
Bien sûr, j’aime ma fille et j’aime mon mari — d’accord, j’aime beaucoup plus ma fille — et j’apprécie beaucoup mon petit coin de jardin. Mais aimer ne signifie pas se sentir constamment enthousiaste. Et je ne me sens épanouie que parce que j’ai une réunion de programmée. Je suis désolée, mais c’est vrai.
Je ne suis heureuse que pendant les vacances car je pense à tout le travail que je pourrai faire quand je reviendrai, plus reposée. J’ai réussi à me sentir moins folle pendant que j’allaitais seulement parce que j’avais un petit carnet, posé à côté, pour noter des idées.
J’éprouve un immense plaisir à jouer avec ma fille parce que dans les huit heures qui ont précédé ce moment, j’ai accompli des tâches, étudié, lu, fait avancer des projets, reçu des compliments sur mon travail, payé mes factures.
Maintenant que mes cours se sont arrêtés, que mon travail qui dépend de réunions en présentiel a dû s’arrêter, je peux encore écrire. En d’autres termes : j’ai encore un endroit où je peux m’évader. Ce serait bien si vous en aviez un aussi, mon ami.
Allez-y doucement ! Avant de dire à votre cher et tendre combien vous le détestez, avant de traumatiser votre fils adolescent avec la phrase « qu’est-ce que j’ai fait de ma putain de vie » et avant de basculer dans la folie et de casser vos pots de fleurs ridicules, respirez et répétez après moi : la vie est chiante pour tout le monde.
Ma vie est nulle. La vie de votre voisin est insupportable. En réunion, sous la clim’, on avait une telle hâte de rentrer à la maison, dans cet appartement exigu et dans cette vie « aux jours qui se se suivent et ressemblent » qu’on ne se rendait même pas compte.
Vous vouliez davantage de la vie, je sais. Oh, comme il était agréable d’être seul, de n’en faire qu’à sa tête, de faire des dates, de voyager sans contrainte sur le jour ou l’heure de retour. C’était bien, hein ? Hein ? Non, pas du tout. C’était même pénible. Une putain de solitude. Seulement, on ne s’en était pas rendus compte parce qu’on était en réunion. En résumé, restez chez vous et lavez-vous les mains. 

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La semaine dernière, j’ai acheté une flûte. Je ne joue d’aucun instrument et je n’ai pas l’intention d’apprendre à jouer de la flûte. Je ne sais même pas où je peux en acheter une. Je ne me souviens plus de ce que c’est que de porter du maquillage et des chaussures. « Ah, pauvre bichette ! Quel grand problème, n’est-ce pas, princesse ? À l’étroit dans tes angoisses de petite Blanche de la zone ouest, pas facile la vie, hein ? » Voilà l’une des nombreuses voix dans ma tête. Au moins, « le surmoi à la conscience sociale » a une voix amicale. Parfois plus amicale envers les autres que vers moi-même. Le pire, c’est quand j’entends soudain : « À terre, maintenant ! Dix pompes, on se débarrasse de ces bras flasques ! », ou « Sans un minimum de connaissance en philosophie, tu ne comprendras jamais rien, ignorante ! ». Je me fait enguirlandée toute la journée enfermée dans mon bureau. Je ne sais même plus ce que j’écris. Vous aussi, vous devenez fou ?

Les voix « la sororité est à la mode » et « compassion & psychanalyse » m’assaillent de reproches à chaque fois que je commence à lister mes haines recuites. Mais, mon Dieu, vingt-huit jours que je suis enfermée, je commence à vriller. Sous la douche, je sens monter une colère folle contre des gens avec qui je me suis disputée au lycée, à l’université, au début de ma carrière professionnelle. Hier, j’ai appelé Luis, mon meilleur ami, et j’ai commencé à dire du mal d’une de nos collègues : « Elle pensait que j’avais obtenu le poste parce que j’avais dîné avec ce type horrible. Il faut que je l’appelle MAINTENANT, elle va m’entendre ! » Il s’est d’abord tu, probablement incrédule, puis il a éclaté de rire : « Mais c’était il y a onze ans ! » Je sais, mais tout revient à la surface. Avez-vous aussi le sentiment que plus vous vous isolez, plus le passé s’isole avec vous ? Hier, je me suis souvenue que, pendant la deuxième semaine de ma relation avec Pedro (il y a plus de sept ans), il m’a emmené à une soirée « de gens du cinéma » et a disparu. Nous nous sommes disputés pendant deux heures à ce sujet. « Tu te prends pour qui ? Tu m’as fait passer pour une idiote ! Tu ne perds rien pour attendre ! À la prochaine fête, t’as pas intérêt à… si un jour, il y a de nouveau des fêtes. » Pedro m’a fait un thé et m’a dit qu’il espérait qu’un vaccin sorte d’ici un an et demi.

Est-ce que j’ai des raisons de souffrir, d’être folle et angoissée ? La plupart des voix dans ma tête me disent non, parce que je suis privilégiée. Il faudrait que je fasse des dons et m’occupe des personnes âgées de la famille. Je n’ai pas le droit de penser à moi dans un moment pareil ! Mais à vous, cher lecteur, je peux vous avouer que j’ai beaucoup pensé à moi. Dans chacune des décisions que j’ai prises, depuis mes six ans jusqu’à ce matin. Et je rumine, je réfléchis et j’essaie de tout déchiffrer, de la couverture aux motivations les plus sombres de mon personnage. Et je mets mon corps au défi de se glisser dans chaque recoin caché de la maison. Et je nettoie encore et encore me persuadant que c’est sale. Moi et la maison, une surveillance qui vire à l’obsession. Et chaque semaine, j’achète des boîtes de rangement sur Internet. Et quand je les reçois, je les nettoie au gel hydroalcoolique. Plusieurs fois.

Je sais que je peux descendre à cinq heures du matin et profiter des rues désertes. Je pourrais même danser et faire des roulades. Mais qui a envie de se réveiller à cinq heures du matin ? Je ne suis pas d’humeur à danser et je ne sais pas comment on fait des roulades. La seule fois où je suis descendue pendant cette quarantaine, le lendemain, il y a eu une circulaire dans les appartements pour dire de ne pas utiliser le hall pour se déshabiller. Quelqu’un a été très offensé par mes fesses qui tombent. Je me suis tellement imbibée de gel hydroalcoolique que j’ai commencé à me sentir coupable (d’avoir consommé tout le gel hydroalcoolique du monde) et j’ai commencé à m’asperger de Listerine. J’ai la même odeur que les toilettes d’un restaurant chicos. Tout mon dimanche a été consacré à trouver un moyen pour que les fruits et légumes sortent de l’eau sans candida. Je passe mon temps à vérifier sur Google quels légumes et fruits sont poreux car j’ai peur de faire un ulcère en ingérant l’eau des toilettes. Et voilà, un jour de plus est passé. Je n’ai même pas eu le temps de jouer de la flûte, et je n’en avais même pas envie. Au fait la papaye, c’est poreux ?

Est-ce que j’ai des raisons de souffrir, d’être folle et angoissée ? La plupart des voix dans ma tête me disent non, parce que je suis privilégiée. Il faudrait que je fasse des dons et m’occupe des personnes âgées de la famille

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J’aimais ma grand-mère, mais j’ai dû la tuer. Devant la maison, il y a une agence bancaire que j’aime beaucoup. C’est là que je vais quand je dois retirer de l’argent au distributeur et, contrairement à ma défunte grand-mère, il fonctionne 24 heures sur 24.
À dix-huit heures, ma grand-mère commençait déjà à bâiller. À vingt-et-une heure, elle avait les yeux qui se fermaient. Son temps de fonctionnement était incomparablement plus bas que celui d’un distributeur de billets. Ainsi, lorsque notre président m’a demandé de choisir entre ma grand-mère et l’économie, j’ai tué ma grand-mère.
Grand-mère me caressait beaucoup les cheveux. Elle me faisait des compliments, aussi : « Ma fille, tu es plus belle chaque jour. » Mais franchement, c’est rien à côté de ce que fait le salon de beauté du centre commercial : il coupe, lave, hydrate, brosse, fait du botox capillaire, des balayages et des mèches californiennes. Quand je passe à la caisse, ils me disent à quel point je suis chic, divine et puissante.
Alors quand notre président m’a dit de choisir entre ma grand-mère et l’économie, j’ai tué ma grand-mère.

Elle me manque, c’est sûr. Mais elle marchait déjà avec une certaine difficulté et, selon son médecin, ça allait difficilement s’améliorer. Notre ministre, « Chicago Boy », ne cesse de dire que l’économie brésilienne, qui est aujourd’hui plus boiteuse que ma petite mamie, va bientôt courir le marathon. C’est pour cela que j’ai tué ma grand-mère. Je vous conseille de faire de même.
Cela ne suffit pas de s’habiller en vert et jaune et d’aller sur l’avenue Paulista pour montrer que vous n’avez pas peur de la « petite grippe ». L’arme à la main, c’est pour les amateurs. Tu dois prouver que tu es un vrai patriote en tuant ta grand-mère.
Grand-mère a dit du mal de ses frères et sœurs, de ses amis avec qui elle faisait des excursions à Serra Negra et, gardez ça pour vous, elle a mis quelques raclées à ma mère. Rien à voir avec le pasteur de l’église ici dans le quartier. Lui ne parle que du bien de tous. Il dit que nous sommes choisis, bénis, merveilleux.
Le président a déclaré qu’on devait continuer à remplir les églises… eh bien, il n’a pas expliqué exactement ce que ça avait à voir avec l’économie. Mais je sais que c’est le cas parce que je ne suis pas complètement idiote.
Alors, entre une vieille commère et une dîme salvatrice, j’ai préféré tuer ma grand-mère. Entre les 100 R$ qu’elle m’a donnés pour Noël et les facilités de paiement des cartes, j’ai décidé de tuer ma grand-mère.
Entre son affectueux gâteau de morue et les Baby Back Ribs et leur délicieuse sauce barbecue Madero Steakhouse, j’ai choisi de buter la vieille.
Et puis, j’en avais assez d’être enfermée ici. Tout ça pour quoi ? Pour éviter, comme l’a dit cet homme d’affaires-présentateur (pas étonnant que sa parole soit d’évangile) la mort de dix, peut-être quinze pour cent de personnes âgées ?
J’ai lu quelque part que des jeunes peuvent aussi succomber à la maladie, mais, franchement, seulement s’ils ne sont pas athlétiques… Qu’ils prennent exemple sur l’homme d’affaires-présentateur et notre Président-Mythe. Les gens ne veulent pas aller au sport et c’est l’économie qui doit accuser le coup ?
Certains jours, je pars très tôt et je reviens très tard. En chemin, je trouve beaucoup d’oranges et de bananes, signe divin que je suis sur la bonne voie. Bien sûr, ce n’est pas facile ! Je me sens mal, déprimée, pleine de remords.
Rien au monde ne pourrait acheter ce que je ressentais allongée sur les genoux de ma grand-mère (et même si je pouvais l’acheter, tout est encore fermé et par Internet, ça peut prendre un certain temps). Mais je vois une lumière au bout du tunnel : je pense que c’est une agence de publicité restée ouverte. Tout va bien se passer.

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2/3. L’histoire sans héros

Je connais beaucoup de gens, surtout dans les milieux culturels, qui ont des préjugés contre les télénovelas. Ils critiquent les intrigues stupides et faciles, pleines de personnages répétitifs, manichéens et simplets.
Je dois avouer que je ne regarde pas celles qui passent en ce moment  — et je n’en ai pas d’opinion particulière — mais il est indéniable que certains de ses personnages ont fait beaucoup pour nous.
Commençons par Malu, le rôle de Regina Duarte dans la série Malu Mulher. C’était le début des années 80 et ma mère était prisonnière d’un mariage toxique, limitant et malheureux. 
Ce fut dans les dialogues et l’énergie de ce personnage inoubliable qu’elle a trouvé la force de se séparer de mon père.
Elle a repris le travail, pris des cours d’anglais et, en peu de temps, son salaire a dépassé celui d’hommes machistes de la famille.
Elle s’est mise au sport, elle a enfin pu mettre des mini-jupes sans devoir supporter des réflexions, elle a retrouvé l’estime d’elle-même, elle a eu quelques petits amis et, plus épanouie, elle est aussi devenue, je crois, une meilleure mère.

Des années plus tard, pré-adolescente, je me souviens du phénomène Vale Tudo. Une télénovela dans laquelle Regina Duarte jouait Raquel Accioli, une femme pauvre, honorable et combative. 
Qui ne se souvient pas que le personnage rêvait d’un pays plus juste, en particulier pour les plus défavorisés ? Sa fille, Maria de Fatima, ambitieuse et pleine de préjugés, détestait « ces gens » et était prête à tout pour l’argent et le pouvoir.
Si la télénovela se déroulait de nos jours, Odete Roitman, un autre personnage mémorable en matière de « haine des pauvres », applaudirait certainement les lignes de notre super-ministre Paulo Guedes.
Dans le dernier épisode, le puissant millionnaire (et bandit) Marco Aurélio, joué par Reginaldo Faria, envoyait le Brésil aller se faire voir, fuyant le pays en toute impunité.
Ce qui allait à l’encontre de tous les principes du personnage de Regina Duarte dans Vale Tudo ; cependant, quand on pense à la vraie Regina de 2020, je ne me risquerais même pas à lui demander un selfie.
J’ai passé une bonne partie des années 90 à m’habiller en Porcina (même pour passer de la chambre à la cuisine), le personnage de Regina dans le feuilleton Roque Santeiro. J’avais la version pour enfants de ses « diadèmes turban » et ses vêtements extravagants.
La fougueuse veuve était une vraie « dame » qui tendait la main pour qu’on l’effleure des lèvres. Quelle nostalgie de voir Regina faire s’agenouiller devant elle un Sinhozinho et non d’être au service de ce Sinhozinho déprimant et qui fait honte à la nation entière. Ou, pour être précise, j’ai la nostalgie de quand son « fiancé » était un Sinhozinho qui n’existait que pour de faux.
Mais mon personnage préféré est apparu quand j’étais adolescente : la spectaculaire Maria do Carmo. J’étais étudiante dans une école de bourges et ils passaient leur temps à me snober comme si j’étais un déchet. Je me suis jurée à moi-même : « un jour, ces bâtards me demanderont de l’aide, un travail (et en amie sur Facebook) » !
Merci, Regina Duarte, car j’ai déjà reçu de nombreux CV de connaissances de cette époque. Rainha da Sucata, à mon modeste avis, a mis en scène le meilleur jamais écrit de toute l’histoire de Rede Globo.
Mais notre future secrétaire à la Culture, qui doit prendre ses fonctions le 4 mars prochain, n’est malheureusement plus une Helena qui fait tout par amour.
Et moi, si attachée aux histoires bien écrites et racontées, je souffre de voir le visage qu’il fut celui de tant de mes héroïnes soutenir un président fasciste, ignare, ami des milices et misogyne (pour faire court).
Un homme qui parle de façon grotesque et criminelle de l’un des journalistes les plus sérieux et les plus respectés du Brésil. L’un des pires chapitres de tous les temps s’est avéré être notre réalité, une télénovela avec seulement des méchants.

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C’était au Brésil, dans les années 20 du XXIe siècle. Il y avait un homme qui dormait sous la protection d’un illustre tortionnaire, qui apprenait à des enfants à mimer une arme de la main, qui a dit à une femme qu’elle ne méritait même pas d’être violée

Quand j’étais enfant, et que c’était la Coupe du monde, j’aidais à peindre le drapeau brésilien dans la rue, devant la maison de mes grands-parents. Je rassemblais beaucoup de gens de la famille (tout le monde vivait plus ou moins dans le coin), comme ça je pouvais passer plus de temps à jouer avec mes cousins. On fabriquait aussi des petits drapeaux et on les accrochait à des ficelles pour décorer les portails. Lorsque le match commençait et que retentissait l’hymne, entassés dans le salon, on chantait avec les joueurs (qui n’étaient pas encore milliardaires et partisans d’un président génocidaire).
Mon grand-père mettait la main sur sa poitrine et ma grand-mère demandait, inquiète, « c’est le coeur ? » mais il était juste très patriote. Moi qui ai toujours été très émotive, je pleurais comme une madeleine et j’avais mon mal de ventre classique, de celui qui est si heureux, mais si heureux qu’il en tombe malade.
Puis, lorsque j’ai changé d’école, j’ai découvert que chaque jour, après la récréation et avant de retourner en classe, nous devions chanter l’hymne et regarder hisser le drapeau. Je dois avouer que cette chaleur de milieu d’après-midi me donnait incroyablement sommeil, mais nous les filles, on profitait d’être en rang à côté des garçons pour leur prendre la main. Et les professeurs laissaient faire, parce qu’ils pensaient que c’était par amour du pays. Et on peut dire que c’était le cas. Beaucoup d’amourettes ont commencé grâce à ça.
À vingt ans et quelques, j’ai concouru à Young Creatives, un prix qui était le plus grand rêve de tout aspirant publicitaire. J’ai obtenu la 11e place, et seuls les dix premiers allaient à Cannes tous frais payés et profitait d’un programme sans fin de conférences incroyables et de fêtes prometteuses. J’en ai pleuré une matinée entière si bien que mon patron de l’époque, Pedro Cabral, a décidé de m’envoyer via l’agence, j’ai même logé dans un meilleur endroit que l’hôtel miteux dans lequel les autres étaient (désolé !).
J’étais dans une phase où j’aimais tellement ma vie, mon travail, l’avenir qui m’attendait et cette opportunité (ma première grande reconnaissance professionnelle), que lorsque j’ai vu des dizaines de drapeaux brésiliens déployés sur la Côte d’Azur, j’ai eu peur que mon cœur ne s’arrête. Je sais que c’est un peu kitsch ce que je vais dire, mais le chemin est long de Tatuapé au monde, et j’ai eu l’impression de marcher sur la Lune et d’y planter mon vert et mon jaune. Après beaucoup de matins purgés comme une peine, souffrant de harcèlement scolaire (parce que 1- je ramenais mon déjeuner dans une boite et 2- son couvercle était motif léopard), j’avoue avoir été émue par le proverbial « Je suis Brésilien,  je n’abandonne jamais ».
C’est à ce moment que j’ai décidé que je voulais vraiment être écrivain, et je suis devenue obsédée par l’idée d’obtenir le respect du milieu littéraire, plus précisément du petit cercle de barbus fiers de gagner trois francs-six sous pour des traductions et des féministes avec un accent de grande école. Et de nouveau j’ai été mise de côté. Je n’avais pas fait Lettres ni sociologie à l’USP et je me teignais encore les cheveux en blond. Ils m’ont haï autant qu’ils ont pu jusqu’à ce qu’ils réalisent que j’étais super cool.
Quand j’étais déjà « acceptée », il y a eu un barbecue inoubliable pour regarder un match du Brésil. Même si c’était déjà la CBF sur les maillots, ce n’était pas encore le blason de gens ignorants, fascistes et répugnants. Je pense que ce fut la dernière fois que j’ai utilisé le vert et le jaune avec une fierté teintée de nationalisme romantique bois-Brésil et sans craindre d’être associée à un nationalisme nazi bâton d’arras.
Aujourd’hui, je regarde mon pays agoniser dans les couloirs cruels de la négligence. Mon hymne est utilisé par des criminels qui tirent au fusil à plomb sur les fenêtres de Perdizes. Mon drapeau réchauffe ces déments qui braillent contre les infirmières et la démocratie. Pauvre de toi psychopathe qui ne connaîtra jamais la tristesse et le désespoir.

Qui veut toujours la victoire perd la gloire de pleurer.

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Nos enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants et arrière-arrière-petits-enfants, étudieront un jour ce que les livres d’histoire devraient appeler le « phénomène du tiers ». C’était au Brésil, dans les années 20 du XXIe siècle. Il y avait un homme qui dormait sous la protection d’un illustre tortionnaire, qui apprenait à des enfants à mimer une arme de la main, qui a dit à une femme qu’elle ne méritait même pas d’être violée. Je prévois cet avenir progressiste et démocratique et la réaction stupéfaite de ses enfants et adolescents : « Et pourquoi personne ne l’a fait partir, professeur ? » Et les enseignants, peut-être des enfants ou des petits-enfants ou des arrière-petits-enfants de cette période de laideur hideuse, peut-être des survivants directs de cette phase sombre répondront : « À cause du tiers. »

« Histoire du fascisme au Brésil – L’ère Bolsonaro », chapitre « Coronavirus » : « Et il a fini par décimer des dizaines de milliers de personnes en les encourageant à sortir et aller à la rencontre de leur propre mort.

— Mais, professeur, même avec ça, ils n’ont pas fait tomber ce guignol ?

— Non, parce que, comme je l’ai expliqué dans le cours précédent, et c’était le sujet du dernier Fuvest, à cette époque, ce qu’on a appelé le « phénomène du tiers » a réussi à entrer dans l’histoire, dans le Congrès, dans tout. »

Bien sûr, le pays se demandait : Qu’est-ce qui peut encore arriver ? Qu’est-ce qui peut être pire que tout ce qu’une personne peut penser, parler, faire et être ? À côté de cet homme, les conneries économiques de Dilma et les humiliations du Playboy Collor seraient à trouver dans les kiosques à journaux sous la forme d’un « livre d’Histoire à colorier ». Les gens ne pouvaient pas dormir : et s’il se mettait à déféquer sur nos têtes aujourd’hui ? Et si aujourd’hui il faisait la promotion du passage à tabac des gays et des femmes ? Et s’il tirait à la mitrailleuse sur un bébé labrador à la porte d’un supermarché ? Et s’il propageait le coronavirus des taudis habités par des personnes malades et âgées ? Et s’il faisait disparaître les titres du journal télévisé par la seule puissance de son esprit macabre ? Et s’il changeait toute la Constitution, ou la déchirait, ou se tatouait une nouvelle Constitution sur la poitrine, en écrivant seulement C’EST MOI, PUTAIN. Et s’il étranglait une femme enceinte en banlieue parce qu’elle ne voulait pas être mère ? Et s’il préférait la santé des magasins Havan à celle des êtres humains ? Est-ce qu’il y aurait la réaction nécessaire ? Attendez, mais il n’a pas déjà fait tout ça ?
En tout cas, le « phénomène du tiers » continuait, inébranlable. On appelait la barbarie « le volontarisme ». On appelait le meurtre : « le libre échange ». On appelait le fascisme : « la Droite ». On appelait le manque de principes « son truc à lui ». On appelait la plus triste remise en cause des fondements de notre pays : « la foi en Dieu ». On appelait ce qu’il y a de plus terrible, pourri et vil dans nos instincts primitifs : « le barrage à la vieille politique ». On appelait nos dépravations sexuelles inassouvies : « le conservatisme » un fétiche sexuel sale et mal résolu. On appelait le crime organisé : « tout pour la famille ». On appelait la dictature et la torture : « absence de négociation ». On appelait l’absence de négociation : « pour mon peuple ». On appelait la psychopathie : « lait concentré sur du pain ». On appelait la grosse excuse pour être un connard « haine du PT ». On appelait la fin de l’humanité : « un nouveau départ ».

« Mais, professeur, est ce que les gens du « tiers » étaient stupides, le coeur plein de mauvaises intentions ou simplement tristes et complètement perdus ? » J’aimerais pouvoir entendre la réponse.

Nous, les « 66,6 » (le nombre de la bête : qui l’eût cru !), nous crions « Dégage !! », tandis qu’eux, les « 33,3 », nous plantent un stéthoscope dans l’anus et ordonnent : « Dites 33, dites 33. » J’espère juste que j’aurai encore un poumon demain et le jour d’après. 
J’espère que vous aussi.
La sonnerie retentit. Enfin ! Au prochain cours, nous verrons comment tout s’est terminé.

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3/3. Dieu est-il encore brésilien ?

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À la demande du pédiatre, nous avons choisi une rue bien vide pour emmener notre fille faire une promenade. La journée était magnifique, mais je ne pensais qu’à ma chienne qui se frottait à tout et pouvait rapporter le virus à la maison.
J’imaginais sans cesse que ce jeune sportif, à cinq mètres, pouvait, à tout moment, projeter sur nous un éternuement rapide et meurtrier. La belle journée n’a fait qu’aggraver le terrible sentiment qu’il n’y avait plus de belles journées.
Ma fille était effrayée par le vent qui secouait les arbres et par les « chiens méchants » dans certaines arrière-cours, et je voulais lui dire la phrase la plus réconfortante dont je me souvienne de mon enfance : Tu n’as pas à avoir peur ! Chaque fois que mes parents ou mes grands-parents me le disaient, je voyais des jours ensoleillés, même si le ciel tournait à l’orage.

J’ai toujours cru en Dieu, mais voyant ma ville transformée en lieu de tournage pour film de zombies j’ai ressenti que nous étions seuls sur cette planète.

Mais je n’ai pas réussi à ouvrir la bouche. Cela faisait des années que je n’avais pas eu de crise de panique et je pouvais la sentir venir, mes pieds accélèrent en même temps que mes genoux devenaient cotonneux. Mes mains deviennent gelées tandis que je sens bouillir ma poitrine. Faire en sorte que les dents du haut poussent celles du bas jusqu’à ce que mon visage ressemble à une tête de poupée enterrée à coups de poing..
On m’a appris, enfant, que Dieu existe. Mes amis élevés par des parents intellectuels se moquaient toujours de moi. Mais, au fond, je me moquais d’eux. J’ai cru en Dieu chaque jour de ma vie, mais à ce moment, en voyant ma ville palpitante transformée en lieu de tournage pour film de zombies, en devant jeter la pièce au garçon qui demande de l’aide pour manger (comment se rapprocher des gens sans avoir peur de mourir ?), j’ai ressenti, pour la première fois, que nous étions seuls sur cette planète.
Puisque mon père, à presque quatre-vingts ans, ne peut rien pour moi. Puisque mon pays, dirigé par un psychopathe dément, élu par le fascisme ordinaire, ne peut rien pour moi. Puisque la science (quelle frousse, mon Dieu !) continue de répondre chaque jour qu’elle ne sait pas non plus.
Je me souviens des millions de fois où ma mère me disait qu’il fallait affronter la vie. Sortir de ma chambre, prendre l’avion, ne pas annuler les fêtes et les réunions. Lutter de toutes mes forces contre mes crises. « Et alors, s’il y a trop de monde ? » Et je me suis battue et j’ai fait tellement de psychothérapie et j’ai étudié tellement la psychanalyse que ça avait fini par aller bien. Et maintenant ? Maintenant, j’ai même peur du courrier des charges déposé sous la porte.
Je passe tellement de gel hydroalcoolique que le code-barres ne fonctionne plus. Rester isolée dans mon appartement, c’est comme reculer de mille cases dans le jeu. Ma panique a cessé d’être un fantasme égocentrique, c’est devenu notre conscience sociale.
Ma fille a toujours peur et elle me regarde. Son père la prend sur ses genoux et lui dit : « Il n’y a pas de raison d’avoir peur, c’est juste le vent. Je pense que le chien aboie parce qu’il veut jouer. » Elle se calme et pense que les branches dansent. Elle fait coucou aux chiens. Ou est-ce que c’est moi qui m’en persuade ? Son enfance est à l’abri pour l’instant. La mienne aussi. Je me souviens que Dieu n’est pas là, mais lui si. D’ici peu, il va s’allonger vaguement angoissé sur le canapé et il aura besoin de moi.
En l’absence de Dieu ou de croyance en des héros, il reste les gens. Je pense aux amis, pour autant que je puisse les aimer, je continue à pincer leurs bras grassouillets, et à mes parents qui me font des pâtes farcies au fromage pour déjeuner. Ma tête retrouve des proportions humaines et je cesse d’être un jouet en plastique creux prêt à être oublié dans une boîte.
Je fais « tout ce qu’il est possible de faire », c’est comme une nouvelle religion. Maintenant, je prie chaque jour pour cette divinité appelée « tout ce qu’il est possible de faire ». Je veux élever un autel à la gloire du Saint « tout ce qu’il est possible de faire ». La somme de mes « tout ce qu’il est possible de faire » et des « tout ce qu’il est possible de faire » de tous ceux qui veulent faire quelque chose de bien est ce que j’appelle maintenant la foi.

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« Ma chérie, tu dois me croire. Personne ne peut détruire un si grand amour. » Dans la voix de Gal Costa, tirée de l’album Gal a Todo Vapor. Accrochez-vous à cette chanson, à ces paroles, à cette voix. Allongez-vous dans l’obscurité, montez le son. « Ma chérie, ma chérie, ma chérie, je t’aime. » Je sais, mes amis. Ici aussi, c’est le chaos, à l’intérieur comme à l’extérieur.
À Perdizes, désormais, des fascistes tirent depuis leur terrasse chic contre le concert de casseroles démocratiques. J’ai peur que ma fille ne joue dans le peu de soleil que laisse passer rideaux. On ne peut pas sortir, et maintenant on ne peut plus rester près des fenêtres. Mais je trouve la voix de Gal qui chante dans mon casque, bien fort.
Je vais m’accrocher à ça, à tout ce qu’il y a beau en ce monde et un jour ou l’autre, le virus et la vermine auront disparu. Alors ma fille et moi et les plus belles chansons retrouveront, avec tant de joie, les oiseaux et les rues et les amis et ma mère et mon père.
Regardez le film Caro Diario de Nanni Moretti. Et quand vous entendrez « I’m Your Man » de Leonard Cohen, enlacez la beauté. La scène est suivie d’un extrait de The Köln Concert de Keith Jarrett.
Serrez, cajolez, étouffez de tendresse la beauté. Ensuite, cherchez sur Google Keith Jarrett et voyez comment le musicien grimpe sur le piano. Mon Dieu, quel pianiste ! Vous avez un instrument de musique ? Grimpez sur lui.
Comme ils sont beaux les mots qui sonnent mal aux oreilles des fanatiques qui mettent l’hymne national chaque jour à 20 h 30 pour les oreilles de leurs voisins. Mais là n’est pas l’objet de ce texte. J’étais au deuxième rang quand Keith Jarrett s’est produit dans la Sala São Paulo. Il gémissait en jouant. Il faisait corps avec le piano. Je me serre contre ce souvenir.
Ma fille aime s’allonger avec moi sur le lit et me regarder bien grand dans les yeux. Nous collons nos visages l’un à l’autre et jouons à nous regarder profondément, intensément. Et je pense qu’elle va rire, mais elle reste quelques secondes encore ainsi jusqu’au moment où elle me caresse les cheveux.
Je dis « Je t’aime trop » et elle dit « tèmetro ». Je meurs et je renais 489 fois en cet instant. Le shoot d’amour le plus incroyable que l’on puisse imaginer. Accrochez-vous y. On va s’en sortir, c’est sûr. « I’d be crazy not to follow. Follow where you lead. Your eyes. They turn me. » Radiohead c’est la dépression, mais comme ça me rend heureuse. Je vais m’accrocher à la morgue de Thom Yorke pour m’en sortir. Parce que malgré sa tête de poisson, je ne vois que de la beauté.
Un jour, le cinéma reviendra, et notre vie avec lui. Le public du théâtre applaudira à tout rompre et rira aux éclats. On entendra des gens tousser dans la salle et on sera agacés au lieu d’avoir peur.
Un jour, ma mère et mon père passeront de nouveau cette porte, et le monde avec eux. J’irai avec ma fille acheter des pâtes dans un supermarché coloré et bruyant. Et je regretterai d’être allée au centre commercial plutôt qu’au parc. De lui avoir acheté l’école de Peppa au lieu de l’avoir emmenée au lac regarder les canards. Dehors, il y a plein d’endroits où aller et l’angoisse de choisir que je ressentais me manque. Oui ça me manque d’être une creep vivant « in the fake plastic Earth ».
Contre le virus et la vermine, embrassons la beauté. La scène au violon dans le film Love in the Afternoon ; le clip au début du film Closer ; être prise de vertige en à la lecture de L’Insoutenable légèreté de l’être ; Clarice Lispector brisant le silence de ses mots pour lui déclarer maladroitement son amour.
Qui veut toujours la victoire perd la gloire de pleurer. Ils sont sur le point d’inventer une mer assez grande pour me faire peur et me faire renoncer à toi. Jeter mon corps au monde. Je suis sortie et j’ai vu deux soleils en une journée et la vie qui brûlait sans explication. Sortez de votre déprime, redressez-vous, tenez tête au mal. Avec l’art, nous vaincrons.

Ces textes ont été publiés précédemment sur le journal brésilien Folha de Sao Paulo

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