Propos recueillis par Eva Tapiero
« Le premier jour, je suis accueillie par une psychiatre, cheffe de service. Elle est très intéressée par la perspective que je développe dans mon mémoire. Se plonger dans la philo, selon elle, c’est une façon pertinente d’envisager les troubles mentaux et permet de contrer ce qu’elle décrit comme une dérive de la psychiatrie qui évoluerait dans une direction inhumaine ces dernières décennies.
Dans le service dans lequel je fais mon stage, les patients n’ont pas le loisir de se déplacer librement, il s’agit de ce qu’on appelle une unité fermée. Leurs portes sont verrouillées, et ils sont nombreux à ne pas avoir atterri ici de leur propre chef. Lorsque l’on y entre, on s’y sent bien plus comme dans une prison que dans un hôpital. Les espaces partagés entre les résidents sont une salle de télé, une pour les repas et enfin une sorte de salon. Un long couloir austère dessert les chambres. Tout est réduit au strict minimum en termes d’ameublement. On ne peut pas parler de décoration. L’aménagement est pensé pour réduire les possibilités “d’objets dangereux” qui pourraient être utilisés pour s’enfuir ou se suicider. Une petite zone fumeur a été construite à l’extérieur. Elle aussi est cadenassée. Tout autour, une cour qui devait permettre de se souvenir qu’il existe autre chose que des murs. Un immense grillage clôture l’ensemble. C’est dans cet environnement que les patients passent des semaines, des mois, parfois des années, avec le dessein de pouvoir un jour retrouver la vie de l’autre côté. Hors de mes livres, je découvre dans la chair ce que signifiait être schizophrène dans un hôpital psychiatrique.
Si on prête attention à leur parole alors on ne peut en conclure qu’une seule chose : ce qu’ils décrivent est leur réalité. Comment la nier ?
Anderssein
Lors de premiers entretiens pour ma thèse, je fais la connaissance d’une patiente âgée de 18 ans. Elle décrit une impression qui émerge progressivement depuis de nombreuses années et qui s’est imposée à elle de manière persistante depuis un an, celle d’exister au sein de deux réalités : « Lorsqu’on regarde un film et que les caméras sont les yeux de quelqu’un, c’est ce que je ressens. On voit tout ce qui se passe, mais on n’a pas l’impression d’être présent. C’est comme un film qui se déroule devant toi pendant qu’on le regarde. Je ne peux pas vraiment en faire partie, mais en même temps je ne peux pas non plus ne pas en faire partie, parce qu’évidemment je suis là. Mon corps et mon environnement ne sont pas vrais. Ma tête est la seule chose qui existe .» Un jour la pensée suivante lui est apparue spontanément sous la forme d’une voix : « Les autres sont dans un monde, et elle est dans l’autre » Elle étant la patiente elle-même. Et cette voix, elle ne la perçoit pas comme la sienne, mais comme la manifestation d’un « contact » avec une autre dimension de la réalité.
Dans la même veine, un autre patient raconte : « Parfois, je me demande si les autres personnes existent vraiment ou si c’est seulement moi qui existe et si les choses qui m’entourent sont fausses. J’ai littéralement l’impression que le monde tourne autour de moi. Par exemple, j’ai parfois l‘impression d’être la couleur bleue. Quand je regarde autour de moi, sans vraiment pouvoir l’expliquer, je vois que tout est bleu. C’est comme si j’étais très lié à la terre. Il y a quelque chose qui contrôle cela, quelque chose qui décide que je me sens d’une certaine manière. »
Ces patients, diagnostiqués schizophrènes, font état d’un profond sentiment d’altérité. Lorsque j’en parle autour de moi, je me rends compte qu’il peut y avoir une confusion sur ce sentiment. Bien-sûr, se sentir différent, c’est le cas de tout le monde. Chacun et chacune est unique et ressent parfois avec force à un moment donné de sa vie, cette singularité.
Cette perception, plus intense donc que celle partagée par tout un chacun, plus fondamentale, est nommée l’anderssein. Si l’on traduit de l’allemand, cela signifie littéralement “être autre”. Ce concept permet de mieux concevoir l’état de solitude et la distance infranchissable qu’il peut exister entre eux, et le reste du monde, entre eux, et “les autres”.
L’anderssein est une caractéristique cruciale et subtile pour les écouter et les comprendre, mais elle est souvent négligée au profit d’une focalisation sur les symptômes psychotiques plus visibles et spectaculaires tels que les hallucinations et les délires.
Ce qui nous renvoie à la question fondamentale : que passe-t-il avant la formation d’un monde psychotique ? Souvent les patients décrivent qu’il s’est développé à partir de ce sentiment plus délicat d’être différent et d’exister en dehors du monde commun. L’émergence de la psychose correspond donc souvent à une extension progressive de l’altération profonde des fondations existentielles d’une personne, telles que celles en jeu dans le concept d’anderssein.
Si on prête attention à leur parole, alors on ne peut en conclure qu’une seule chose : ce qu’ils décrivent est leur réalité. Comment la nier ? Mais il faudrait pour cela une écoute véritable, qui n’impose pas ses propres normes. Du point de vue du patient, il s’agit d’une partie habituelle de sa façon de percevoir et de vivre dans le monde, et non d’une maladie qu’il faudrait éliminer pour se retrouver sujet “sain”. Pourtant, la voix de la psychiatrie traditionnelle aujourd’hui est de considérer tout ceci comme “en dehors de la réalité”, comme une négation pure de ce qui est “normal”, logique ou rationnel. Ce constat, je l’ai fait au Danemark mais c’est un constat plus général sur l’approche psychiatrique qui inclut la France et le monde occidental dans son ensemble, avec de rares exceptions. Pour s’en convaincre, il suffit de consulter les deux manuels de référence dans la psychiatrie dans le monde : aucune mention d’une définition de la psychose n’y est faite.
Une histoire d’écoute
Dans le documentaire Averroès & Rosa Parks, réalisé par Nicolas Philibert, on peut voir une personne dans un état psychotique qui va très mal. Son médecin lui pose plusieurs fois la question suivante : « que voyez-vous pour votre avenir? ». Ce qui ne semble pas particulièrement intéresser le patient. À la place, il parle de son grand-père, décédé, qu’il aurait rencontré dans le service. Ce à quoi le médecin va répondre que « les gens ne peuvent pas revenir d’entre les morts. » Un autre membre du personnel continue : « On sait que c’est dans votre réalité, mais ce n’est pas la réalité ». Le patient va alors réagir et faire montre de la forte intuition des personnes schizophrènes : « Mais pourquoi tu m’embêtes avec ta réalité ? » lui rétorque-t-il.
Alors, pour quelle raison et pour quels effets, la psychiatrie qualifie le vécu psychotique des patients schizophrènes comme une perte de la réalité ? Éludant la parole de son patient, le médecin va imposer sa manière de penser comme la seule légitime. Qui peut bien avoir le pouvoir de définir la réalité ? La psychiatrie, dans sa manière d’aborder le trouble schizophrène, a pris ce droit. Or, et c’est toute la thèse de mon travail, imposer “notre” réalité est contre-productif et fait souffrir le patient qui se retrouve aliéné d’une partie de lui, qu’il connaît et qui même parfois, le rassure. C’est à ce moment que recourir à la philosophie peut être d’une grande aide.
Ma thèse se fonde sur une tradition, un mouvement de pensée nommé la psychopathologie phénoménologique. Je sais bien que ces termes sont compliqués et c’est pour ça qu’ils rebutent souvent pour lire plus loin. Mais ces mots complexes, recouvrent des notions basiques régissant notre quotidien. Pour faire simple, la phénoménologie est un courant philosophique qui s’en tient à une description fidèle du vécu, loin des théories abstraites. Karl Jaspers, psychiatre et philosophe, utilise la phénoménologie dans la psychiatrie comme une méthode pour explorer et décrire les expériences, par définition uniques et subjectives, des patients. Dans un de ses livres, il précise qu’il faut s’intéresser à “la personne malade en entier”.
J’ai fréquemment pu me rendre compte que les psychiatres ne s’attachent pas à cette globalité. Ils n’interrogent pas cet anderssein. « Entendez-vous des voix, avez-vous des allergies, nous allons faire un examen sanguin.» Voici schématiquement ce questionnaire qui va déclencher le couperet et qui n’explore pas le vécu holistique des patients.
Alors, si le diagnostic repose exclusivement sur cette liste de symptômes qui impliquent que le patient vit hors du réel, il n’est pas étonnant que le traitement proposé se focalise sur ceux-ci. L’objectif curatif classique est d’éliminer par tous les moyens possibles (et surtout des médicaments) les symptômes psychotiques. Derrière cette approche, une belle idée qui a des conséquences dévastatrices : une fois les symptômes disparus, le patient devient une personne saine, normalement constituée, grâce à un cerveau sain retrouvé.
Ce qui fait le plus souffrir ces patients, ce ne sont pas les voix et les hallucinations seules qui les font sentir hors de la réalité commune, c’est leur sentiment d’isolement
Une “non-réalité” encore plus réelle
Dans mes rencontres avec des schizophrènes, je remarque, à rebours de ce que nous imaginons, un regard pleinement présent, un monde intérieur caché complexe, et une conscience accrue qui saisit pleinement chaque détail et chaque ambiance de son environnement.
Pendant mon stage, une femme me marque particulièrement. Je la retrouve souvent dans la zone fumeur. Elle est proche de la trentaine et a déjà un long récit d’hospitalisation dans sa vie. En fait, on peut dire que depuis son adolescence, elle a passé plus de temps à l’hôpital qu’en dehors. C’était une personne avec laquelle j’avais des discussions intéressantes et profondes. Nous parlons par exemple beaucoup de politique, de littérature ou encore de philosophie. Elle est brillante et je ne peux pas m’empêcher de penser « que fait-elle ici», « comment se fait-il que cette personne ait passé autant de temps dans un hôpital?» Un jour, lors d’une de nos conversations, elle tira sur sa cigarette et me dit sur le ton de la confidence : « je suis en contact avec le centre de la Terre.» Ce centre, qu’elle me décrit alors, ressemble à notre monde presque en tout point. Une sorte de copie. Avec une différence majeure en ce qu’il a développé une technologie très complexe et ses habitants ont pris la décision de la surveiller. Elle rentre dans tous les détails de ce monde, expliquant qu’elle ne savait pas pourquoi elle avait été choisie, mais qu’ils avaient pu implanter en elle un appareil technologique destiné à cette surveillance. Ce qui lui permet également de communiquer avec les créatures du centre de la Terre, à travers neuf voix différentes qui lui parvenaient dans ses pensées. Elle dialogue avec elles depuis plus de 10 ans.
Son psychiatre a diagnostiqué une psychose en se basant sur ces symptômes “classiques”, les voix qu’elle entend, les hallucinations, et cette idée d’autre dimension, que l’on appelle un “délire bizarre”. Un terme utilisé lorsque l’on parle de croyance basée sur un contenu irréaliste et invraisemblable. Le psychiatre dit qu’elle est tellement malade qu’il n’a aucune conscience de l’être, raison pour laquelle elle devait être hospitalisée. Et puis finalement, après quelques semaines, les membres de l’équipe s’accordent à dire qu’elle a repris ses esprits. Je lui parle ce jour-là, toujours dans notre coin favori, la zone fumeur. Il faut s’imaginer à quoi ressemble cet endroit. Pas de chaises, pas de canapé, à peine quelques mètres carrés avec des murs vitrés. Elle me dit tranquillement qu’elle entend toujours les voix et que ce n’est pas elle la personne stupide, puisque ceux qui ne connaissent pas les développements technologiques brillants de l’autre planète sont les psychiatres, totalement dans l’ignorance.
La conviction de la “réalité psychotique” résiste souvent au traitement, même lorsque le patient admet qu’il s’agit d’une psychose. Cette réalité est tellement importante pour lui, prend tellement de place dans sa vie qu’il ne peut pas s’en détacher ou en douter. Cela le ferait vaciller d’autant plus, dans un monde qu’il ne considère pas être le sien et dans lequel il est si peu intégré. Par ailleurs, même dans le cas d’une demande expresse du patient lui-même de s’attaquer aux symptômes, il est permis de douter de l’efficacité de cette approche.
Un autre patient a, lui, décidé de son hospitalisation, il réclame de faire taire ces voix qui le torturent et le terrorisent. Il a peur de faire du mal à autrui. Dans la trentaine, jusque-là sa vie pouvait être décrite comme “normale”. Il avait un emploi stable, une maison, un chien. Mais ses voix qui commentent chacun de ses gestes, à la troisième personne du singulier. « Ah là, il parle à cette personne», « maintenant il est en train de fumer», « là, il ouvre une porte», Jamais cela ne se calme. Il n’y a pas de répit. Je ne sais pas si vous pouvez mesurer ce que signifie vivre ainsi, avec le son d’une personne qui commente nos faits et gestes 24 heures sur 24. Les voix lui commandent aussi des actions. Il décrit ses bras faisant des gestes incontrôlés. Cela fait plusieurs mois qu’il est hospitalisé, on lui a prescrit des antipsychotiques. Un peu avant sa sortie, je lui demande comment il va, comment il se sent. Il me répond qu’il va beaucoup mieux. Les voix qu’il entend se sont-elles tues ? « Elles sont toujours là, me dit-il, mais elles sont beaucoup plus discrètes». Il me confie être trop affaibli par les médicaments (fréquent effet secondaire) pour suivre en actes ce qu’elles commandent. Est-ce qu’on peut appeler ça une guérison ?
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Après mon stage, je travaille dans un hôpital psychiatrique public, je suis confronté au cas d’un patient qui s’est ouvert le bras. Il s’est entaillé la peau avec un objet tranchant. Aucune envie de se faire du mal ou mettre fin à ses jours, pourtant. Par ce geste, c’est ma propre existence qu’il a mis à l’épreuve. D’où vient-il ? A-t-il, lui aussi, du sang qui lui coule dans ses veines ? Il se pose, réellement, ou disons, sincèrement, la question. Car une certitude s’était ancrée au plus profond de lui-même : ne pas être humain.
Cela fait maintenant douze ans que je côtoie, écoute et lis les témoignages de patients schizophrènes. J’ai acquis la conviction que ce qui fait le plus souffrir ces patients, ce ne sont pas les voix et les hallucinations qui les font sentir hors de la réalité commune, c’est leur sentiment d’isolement. Ce qui aggrave cette isolation et cet anderssein, c’est justement de choisir de ne pas les écouter, d’exiger d’eux qu’ils se conforment à notre réalité au détriment de la leur, de leur monde, dans lequel ils vivent pourtant à chaque instant. C’est la sempiternelle et historique ségrégation des personnes considérées dans la folie et l’exclusion de leurs récits.
Je plaide pour que le diagnostic de la psychose ne repose pas exclusivement sur une liste de symptômes qui correspondraient à des dysfonctionnement cérébraux : une approche neuroscientifique pauvre, qui ne prend pas en compte tout le reste des conséquences pour le patient. Il faut comprendre la transformation globale qu’implique la psychose. Celle de l’être entier, de sa perception du monde et des autres.
Plutôt que de les couper de leur monde, cherchons une voie, un lien, pour les réintégrer dans le monde commun. Qu’ils trouvent enfin le sentiment du chez soi qui leur manque cruellement. S’il n’est pas toujours facile de communiquer avec ces patients, ce n’est pas à eux d’être encore plus exclus, mais aux cliniciens de trouver le moyen de leur réintégration. Briser la glace, sans détruire forcément leur monde psychotique pour autant. Écoutons les fous. »
**Tous les témoignages de patients sont anonymisés et la plupart peuvent être trouvés dans des articles scientifiques publiés
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*Helene B. Stephensen est chercheuse en philosophie et psychiatrie. Ses travaux portent sur la perception de la réalité chez les personnes diagnostiquées schizophrènes dans une perspective philosophique/phénoménologique. En 2024, elle a obtenu son doctorat en philosophie de l’Université de Copenhague. Elle est également diplômée de l’Institut de Psychothérapie affilié à l’Université de Copenhague (ISPS). Depuis 2022, elle est installée en France dans le cadre d’un partenariat universitaire avec l’École Normale Supérieure (Archives Husserl). En août 2024, elle continuera ses recherches en tant que post-doctorante.