26/05/2020

Par mesure de protection en ces temps de coronavirus, le gouvernement turc a ordonné à toutes les personnes âgées de plus de 65 ans de ne pas sortir. Il n'y a rien de tel que la crainte d'un virus inarrêtable ciblant les personnes âgées pour me faire apprécier chaque moment de ma vie confinée.

La vie en Turquie a toujours eu ses drames et ses tragédies. J’ai vécu ici pendant des coups d’État militaires, des couvre-feux, des attaques terroristes, des tremblements de terre dévastateurs et l’arrivée de millions de réfugiés. Mais à l’époque, j’en étais un témoin inquiet. Aujourd’hui, je suis une cible directe.

 Je reçois un SMS rassurant du ministère de l’intérieur, adressé à une Vénérable Citoyenne Senior. Comme je suis un membre précieux de la communauté, je devrais rester chez moi et espérer un avenir plus radieux et porteur d’espoir pour demain. Cela signifie : ne pas quitter ma maison pour quelque raison que ce soit — pas d’exercice, pas de courses, rien.  

 Et maintenant ?  

Ici, à Izmir, j’ai un groupe d’amis turcs, britanniques et américains. Nous avons passé une grande partie de notre vie professionnelle ensemble à enseigner la littérature anglaise à des étudiants attentifs.  Une équipe puissante et créative, nous n’aimions rien de plus qu’un défi ou un problème à résoudre.

Nous avons toujours du pain sur la planche.

Elvan lève vers l’écran un verre d’eau avec de la glace et du citron,  et nous nous joignons à elle — tasses à café, tasses en porcelaine, verres à vin — pour porter un toast à la survie

Samedi après-midi, nous nous réunissons pour une « réunion de département » sur Zoom.
—  Saviez-vous, dis-je, que des études ont montré que certaines personnes préfèreraient s’infliger des chocs électriques plutôt que de se retrouver seules avec leurs pensées ?
Des sourires se glissent sur le patchwork de visages circonscrits à des fenêtres carrées dispatchées sur l’écran.
— Mais tout ira bien, dis-je.
— Nous avons une vie intérieure riche, ajoute Marie.
— Nous ne sommes pas encore morts, dit Elvan.

Seule dans son appartement en hauteur, Elvan explore les différentes périodes de sa vie. Elle est de retour dans la tourmente politique des années 1970, des lettres pour guide : celles de son mari écrites pendant ses deux années de prison ; les siennes, écrites pour le soutenir alors qu’elle pouvait à peine subvenir à ses besoins. Elle a vécu avec leurs deux enfants dans ce qu’elle appelle La Rue Sans Issue. Elle a eu souvent froid et faim. Parfois, tout ce qu’elle pouvait se permettre d’acheter au magasin du coin était une miche de pain et une salade.
— Même si c’était différent, pour nous deux, c’était le confinement. Mais nous y avons survécu !

Elvan lève vers l’écran un verre d’eau avec de la glace et du citron,  et nous nous joignons à elle — tasses à café, tasses en porcelaine, verres à vin — pour porter un toast à la survie.
— Et laissez-moi vous dire, poursuit Elvan, même si les épreuves ne manquent pas, ce livre n’est jamais misérabiliste. J’écris sur la force que je ne savais pas avoir. Et sur l’espoir aussi, sur l’espoir que je savais devoir encourager. 
Elle prend une autre gorgée de son verre.
— Une chose cependant, ne vous attendez pas à y trouver des passages romantiques. Ceux-là, je les garde moi. L’introspection a ses limites !
Après une pause, elle ajoute : 
— Même si je peux vous en lire quelques-uns plus tard.
— »Şerefe ! » Nous applaudissons dans un chœur désordonné. « Santé ! »

J’imagine qu’Elvan, la fille d’un médecin qui a fréquenté les meilleures écoles et universités de Turquie, dépeindra comment sa vie a été bouleversée par des temps troublées. Ses histoires nous emmèneront dans cette pièce humide de la rue du Cul-de-sac où, assise les jambes croisées sur le tapis près du poêle à bois, une troupe de parents querelleurs et de voisins solidaires partageront des anecdotes chaleureuses et drôles..

*

Sur la capture d’écran de Marie, on voit qu’elle tricote.
— Je me prépare pour Noël, dit-elle en souriant. Quelle couleur de chapeau voulez-vous ?
— Maintenant, je sais que le monde est devenu fou. Tu tricotes ? Toi ? Tu n’as rien trouvé de mieux pour t’occuper ? Quid de textes pour ce site, des posts de Facebook et Instagram ?
— J’ai besoin de temps pour faire le vide.
— Pourquoi tant de mystère, Mademoiselle Marple ?

La détective aux cheveux gris d’Agatha Christie a dit un jour : 
— Quand on tricote, on ne voit que les faits.
La grande et élégante Marie reste à la maison pour protéger son mari à la santé fragile. Elle ne résout pas un meurtre dans un village mais réfléchit à la communauté anglo-franco-néerlandaise et italienne d’Izmir qu’elle a fait sienne.
— J’ai entendu les histoires, lu les lettres, vu les photographies et étudié les archives, dit-elle. Je me demande quelle intrigue va se dénouer dans un récit si captivant. Pour l’instant, qui veut un chapeau rouge ?

 J’imagine un roman épais qui se déroule dans les entrepôts des marchands d’Izmir, dans les jardins de leurs villas de campagne et près du port où pénètrent de grands voiliers. Ce sera l’histoire d’une famille sur au moins trois générations survivant à des guerres et des enlèvements, des querelles et des amours. Je sais que les écrivains n’aiment pas qu’on leur dise « Voici une bonne idée pour votre prochain livre », mais je pense que Marie devrait au moins inclure un meurtre dans son histoire.

*

Kate vit également seule dans son appartement du sixième étage. Sa vie confinée suit une routine stricte : shopping, exercice, loisirs, rencontres en ligne.
— J’avais besoin d’un but.  Ce qui arrive est tellement insensé ! 
Soudain, elle disparaît de mon champ de vision, un carré noir l’a remplacé à l’écran.
— Elle va surement se reconnecter dans une minute, dit Marie. Et toi, Fiona, comment ça va ?
— Quand je vous écoute Elvan et tout, je suis vraiment impressionnée. Le confinement n’est pas la meilleure des inspirations pour mon blog de voyage.
— Tu vas forcément avoir quelque chose de nouveau à raconter, dis-je. Tu es probablement la seule personne au monde à avoir été confinée dans trois pays différents à la suite. Au bout du compte, tu pourrais découvrir que tu es une personne âgée qui n’a plus envie de sortir chez elle !
L’ironie, ce n’est pas ce qui nous manque.
Fiona vient de terminer quatorze jours d’isolement forcé chez elle à Izmir, après quatorze jours d’isolement chez sa fille à Vienne, après plusieurs semaines de confinement à Florence, où elle enseignait.
— Rien ne ressemble plus à un confinement qu’un autre confinement.  La seule différence ? En Italie, je regardais un vignoble, à Vienne je pouvais apercevoir le fleuve et ici, à Izmir, il y a la mer.
— Le voilà ton blog ! Vues depuis mes fenêtres de confinement !

Je clique sur mon dossier de photos de mon petit-fils de six mois. Il est là, content et heureux, me souriant avec amour. Tout va bien dans son monde. Pourra-t-il me connaître autrement que sous la forme d’un visage sur un lien vidéo ?

*

Le nom de Kate réapparaît sur nos écrans, puis son visage et enfin, nous l’entendons :
— J’étais donc là cette semaine à faire mes exercices, trente pas dans le couloir, demi-tour, trente autres pas, demi-tour, quand une idée m’est venue. J’avais trouvé mon but !
— Ça semble prometteur.
— Je vais faire dialoguer les souvenirs de Mehmet et les événements de la guerre. Les histoires de son enfance et comment il a fini en Turquie valent vraiment la peine d’être racontées à nos petits-enfants.

Kate fait référence à son défunt mari, qui a fui la Crimée avec sa famille pendant la Seconde Guerre mondiale.
— Je veux qu’ils comprennent comment les événements qu’on leur apprend en cours d’Histoire les touchent, de la vie de leur grand-père à la leur, aujourd’hui ».

 J’imagine une histoire dramatique de survie : des jours à la dérive dans une barque sur la mer Noire, de dangereux voyages en train, l’explosion d’une bombe lui brisant la jambe, ses cinq années passées dans des camps en Allemagne tissées au gré de l’avancée et du recul des armées allemande et soviétique. Une histoire d’aventures et d’opportunités.
— Mehmet n’a jamais pensé que sa vie était extraordinaire, dit Kate. C’était comme ça.
— Je comprends ça, dit Elvan. Un jour, si nos petits-enfants nous demandent comment s’est passé le confinement, on haussera les épaules et don dira : “C’était comme ça”.
— Mais il restera nos écrits. La preuve de ce que nous avons vécu !

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*

Nous prenons un peu de temps à nous dire au revoir. Les visages de mes amis disparaissent, et je fixe l’écran vide. Je clique sur mon dossier de photos de mon petit-fils de six mois. Il est là, content et heureux, me souriant avec amour. Tout va bien dans son monde. Pourra-t-il me connaître autrement que sous la forme d’un visage sur un lien vidéo ?  

 J’ouvre un autre dossier, Coronavirus 2020, et je fais défiler la page vers le bas pour continuer à écrire : Semaine 7.

 Où en étais-je ?

 Ah oui, au confinement.

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